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Chers camarades !, d’Andreï Konchalovsky

cinema

Lien publiée le 8 septembre 2021

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Chers camarades !, d’Andreï Konchalovsky | L’Anticapitaliste (lanticapitaliste.org)

Film russe, 2 h, sorti le 1er septembre 2021.

À 83 ans, Andreï Konchalovsky a reçu le prix spécial du jury du festival de Venise pour Chers camarades, qui sort enfin en salle. Le prix reçu n’est pas seulement un hommage rendu à sa virtuosité, à la variété étonnante de ses films, depuis ceux tournés dès les années 1960 en URSS, puis dans les années 1980 aux USA et en Europe, puis désormais en Russie. Le film semble avoir été aussi reçu par le jury comme un coup de poing dans le plexus : Konchalovsky aborde frontalement, et pour la première fois aussi directement, la continuité sociale et politique du stalinisme.

Grève de masse sous Khrouchtchev

L’auteur connaît son sujet : il est issu de la haute nomenklatura culturelle. Son père, compositeur officiel, avait écrit l’hymne national stalinien et surtout son frère, le cinéaste Nikita Mikhalkov, a été l’auteur du magnifique Soleil trompeur, un film sorti en 1994 qui traite du début de la Grande terreur, en 1936, et qui a connu un grand succès international et même deux « suites » russes (que l’auteur de ces lignes n’a pas vues).

Le nouveau film de Konchalovsky ne revient pas, lui, sur l’apogée meurtrière du stalinisme mais sur la façon dont les aspirations des peuples de l’URSS ont été réprimées pendant la période « réformatrice » de Nikita Khrouchtchev, dans les années 1960.

Au printemps 1962, dans une ville moyenne russe, Novotcherkassk, près de Rostov, des hausses de prix et une baisse des salaires provoquent une grève de masse dans une usine de locomotives, avec laquelle la population se solidarise. Cette situation a priori banale est une première dans l’URSS de Khrouchtchev. Elle rappelle désagréablement aux bureaucrates ce qui s’est passé à Berlin en 1954, en Pologne et en Hongrie en 1956. Une délégation de dirigeants venus de Moscou débarque donc et tente de « raisonner » – de faire peur – aux grévistes, et surtout de reprendre le contrôle des cadres locaux. Les débats entre les participants, bureaucrates compris, portent sur la légitimité de la grève et sur les sacrifices consentis depuis longtemps par les ouvriers, en particulier pendant la « Grande guerre patriotique » de 1941-1945. Les grévistes expriment leurs exigences démocratiques en se calant sur les textes officiels dont ils s’arment candidement, pendant que les « organes » préparent la provocation qui permettra de déclencher la répression. C’est donc l’heure de vérité pour les bureaucrates khrouchtchéviens, mais, entretemps, ce sont quelques jours de liberté revendiquée pour les ouvriers et ouvrières, pour les cosaques, les personnels de santé et les jeunes, avant que le couvercle ne retombe.

Mémoire effacée

La répression à Novotcherkassk sera féroce, comme ailleurs, mais c’est précisément à cause de la réalité sociale, du pur affrontement de classe qu’a représenté la grève, qu’il y aura immédiatement besoin d’en étouffer toutes les traces, tout écho, toute mémoire. On coule ainsi du bitume sur le sang encore frais. Et cet effacement aura un réel succès.

En conséquence, et vu l’absence de toute trace filmique ou photographique, Konchalovsky relève le défi et produit un film de fiction où il reconstitue l’ensemble de l’évènement, dans un noir et blanc magnifique, restituant aussi bien les décors, les destins individuels, la résistance de l’appareil politique et celle des foules assemblées. L’essentiel pour lui semble de montrer à quel point le réformisme khrouchtchévien a été une escroquerie, fondée sur les mêmes mythes patriotiques partagés que ceux qui fonctionnent encore dans les masses (voir le film Kombinat de Gabriel Tejedor, diffusé cette année à notre université d’été).

Au travers du « cas » de Novotcherkassk, ce dont nous pouvons discuter ce sont les conséquences qu’a eues à long terme, en URSS, ce retour ponctuel à une terreur de masse, tournée cette fois contre les travailleurEs comme tels, et de la permanence de cette menace de revenir aux sanglantes « normes » des années 1930.

Et, au passage, de quoi s’interroger sur ce qui se passe politiquement dans une intelligentsia née dans la période stalinienne, qui coexiste bien avec Poutine tout en invoquant avec insolence le genre de répression venue du passé dont tout le monde doit savoir qu’il serait prêt à y recourir.