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Pass policier: d’une démission à gauche
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Pass policier : d’une démission à gauche (lundi.am)
L’aurait-on imaginé que personne n’y aurait cru.
Qu’un gouvernement instaurerait un code matriciel pour autoriser l’accès aux plus banales activités du quotidien. Qu’un gouvernement scinderait par la loi le corps social en deux parties : les citoyens légitimes et ceux qui ne le sont plus. Qu’un gouvernement foulerait aux pieds l’article premier de sa constitution et le ferait au devant d’un parterre d’applaudissements. Que ses forces armées – après avoir mobilisé des drones en vue d’ordonner à la population de rentrer chez elle sous peine de sanction – seraient mandatées pour contrôler le bon port du code-citoyen et pénétreraient, un flingue à la ceinture, jusque dans les cafés du commerce.
Que ses forces armées se verraient exemptées du port en question. Que les députés le seraient également à l’Assemblée nationale. Que des milliers d’infirmières et d’infirmiers seraient jetés comme on jette le fumier. Que des pompiers subiraient le même sort. Que cinq à six millions de citoyens seraient officiellement désignés comme les parasites et les surnuméraires de la nation. Qu’une large majorité de la population l’accepterait sans barguigner. Qu’une part conséquente de « la gauche [1]» ne trouverait rien de mieux à faire que de baisser les yeux. Que le débat démocratique, fût-il parlementaire, serait confisqué par un Conseil de défense et des réunions classées secret-défense. Qu’un ancien banquier d’affaires élu président par la grâce d’un concours de circonstance s’assiérait sur l’Organisation mondiale de la santé. Que la discussion critique en société serait tenue pour suspecte. On aurait aussitôt convoqué quelque fameuse série télévisée de science-fiction ; on aurait cité les grands classiques de la littérature d’anticipation – pour un peu, on aurait jugé que le scénario manquait de crédibilité.
Personne n’y aurait cru ; c’est précisément ce que nous vivons.
Je dois avouer m’être trompé. J’écrivais, peu après la mise en place de ce dispositif de contrôle sans précédent [2] : « faire tomber le pass, amplifier la lutte ». Je m’aventurais à penser que le gouvernement – un gouvernement, on s’en souvient, d’éborgneurs, d’arracheurs de mains et de saboteurs d’hôpitaux – pourrait être mis à genoux sous un délai raisonnable. Prescience : zéro pointé. Six mois plus tard, le « pass sanitaire » se fait « pass vaccinal » et durcit plus encore ses modalités d’exclusion : les parasites de la nation n’auront plus accès aux trains à grande vitesse. Tout un chacun flique tout un chacun avec un zèle de jeune croisé ; voici qu’on discute tranquillement de la désactivation des codes-citoyen et du refus possible de prendre en charge certains malades.
Il faut dire que l’affaire avait commencé comme une farce : la gestion d’un virus né du capitalisme international revenait aux hommes de main du capitalisme international. Qu’on ait laissé à l’État du capital et sa police le soin de louer le bien commun, l’intérêt général et la protection des populations n’augurait que le pire. Que la gauche ait désigné pour cible privilégiée – et parfois unique – une petite troupe d’illuminés plutôt que la technopolice d’État n’a fait que le parachever. Feu nourri sur Francis Lalanne : enfin la gauche se trouvait un ennemi à sa taille.
La gauche serait impardonnable si elle n’était pas notre unique foyer.
Alors oui, bien sûr, elle a protesté. Elle a répété l’évidence : le pass n’entretient aucune espèce de relation avec la santé publique. Pire : le pass aggrave la crise sanitaire en ce qu’il propage l’illusion d’une sécurité pourtant inexistante (le vaccin, tout le monde sait, limitant efficacement le développement de formes graves mais n’abolissant en rien la transmission). Attac a dénoncé « la méthode employée par le gouvernement, génératrice de fortes tensions » ; la LDH a fait savoir que le pass était « une mauvaise solution » et que la loi qui le portait s’avérait « particulièrement inquiétante pour les libertés et droits fondamentaux » ; Le Monde diplomatique a alerté sur « l’impasse des libertés » ; Philippe Poutou a lancé « On est contre le pass vaccinal » ; Philippe Martinez a déclaré être « contre le pass sanitaire car il va générer des discriminations » ; Lutte Ouvrière a juré « C’est non ! ». Fabien Roussel, on ne sait pas toujours bien. À la condition d’oublier qu’il était ici question de la gauche et que l’intéressé a accueilli avec un sérieux tout présidentiel l’envoi du RAID et du GIGN en Guadeloupe, on a même vu Yannick Jadot avouer que, oui, quand même, puisque les scientifiques l’affirment, on ne saurait « recommand[er] le pass vaccinal ». Saluons La France insoumise et le champ autonome qui, chacun à sa façon, ont porté le fer avec le plus d’ampleur. Mais la gauche, dans ses grandes largeurs, n’a fait guère plus que protester. Elle a râlé puis elle a poursuivi son petit bonhomme de chemin. Même sa fraction la plus résolue – si encline, d’ordinaire, à traquer jusqu’à la plus infime modalité de la « domination » – a baissé les armes : la voici qui tempête contre « le fascisme à nos portes » puis brandit gracieusement son code-citoyen pour assister à une conférence, se rendre au cinéma ou prendre un verre sans la présence de citoyens parasites.
On me dira deux ou trois choses.
On dira le vaccin : hors-sujet.
On dira que le gouvernement Macron n’est pas le seul à mettre en place de telles dispositions et qu’il en existe même de plus contraignantes ailleurs : on produira là des sons dépourvus de la moindre ambition logique. L’Internationale des ordures est un fait bien documenté et l’on ne sache pas qu’elle constitue une quelconque variable d’ajustement.
On dira que l’opposition au pass ne fonde pas en elle-même une politique de santé publique : c’est d’une évidence telle que les propositions démocratiques, sociales et collectives s’entassent (sous les fesses du président).
On dira que les libertariens et les fascistes ont pris la main sur le mouvement de contestation. Que leur « liberté » est la liberté des forts. Qu’ils ont rendu toute alternative émancipatrice inaudible. Qu’on ne saurait marcher aux côtés de Phillipot, Dupont-Aignan et de Villiers. Alors ceci : leur hégémonie n’est jamais que l’autre nom de notre démission. Leur victoire a le visage pourri de la défaite que nous avons voulue. Leur emprise est l’envers de notre abandon.
Car : avons-nous organisé des marches, des rassemblements et des actions indépendantes ? Jeté toutes nos forces dans la bataille contre le classement étatique, technologique et policier de la population, en France continentale comme dans les « outre-mers » ? Appelé à la grève, au boycott et au blocage ? Soutenu massivement les débrayages en cours – dans les piscines ou les bibliothèques ? Nous sommes-nous souciés du sort des travailleurs déchus et broyés par le gouvernement ? Nous savons la réponse. Comme nous savons que Philippot n’a jamais autant parlé de « grève générale » que tous ces derniers mois. La belle gauche a préféré, pour sa part, remettre ses beaux gants – ceux qu’elle avait enfilés pour serrer la main des gilets jaunes.
L’avocat Arié Alimi nous avait avertis : les mesures d’exception s’inscrivent dans le droit commun. L’état d’urgence marque l’ordinaire. Rogne sans retour entier sur les libertés fondamentales. La CNIL nous avait avertis : « Le législateur doit tenir compte du risque d’accoutumance et de banalisation de tels dispositifs attentatoires à la vie privée et de glissement, à l’avenir, et potentiellement pour d’autres considérations, vers une société où de tels contrôles seraient la norme et non l’exception. » On ne cède jamais impunément au technocontrôle d’État : notre capitulation se paiera au décuple.
_
[1] Par « la gauche » j’entends l’espace électoral et extra-parlementaire soucieux de refondre l’organisation sociale au profit de la vie bonne du très grand nombre. Le terme est vague, confus, impropre même ; je n’ai pour mobile que le confort de lecture. Qu’on m’en excuse.
[2] Ce qui ne contredit en rien le fait que « ce mode de régulation n’a(it) rien de nouveau » : c’est que, précisément, « jusqu’à peu, ce type de répression avait d’importantes limitations pratiques ». Pas plus que l’instauration du pass n’invalide le point soulevé par Selim Derkaoui : « en tant que racisés, nous n’avons pas attendu le pass sanitaire pour être traités comme des citoyens de seconde zone ».