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Marx est indispensable, mais quel Marx ? Entretien avec Michael Löwy

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Lien publiée le 26 juin 2023

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Marx est indispensable, mais quel Marx ? Entretien avec Michael Löwy - CONTRETEMPS

Michael Löwy, sociologue, militant, auteur de nombreux ouvrages sur le marxisme et de nombreux articles pour Contretemps, s’emploie dans son nouvel ouvrage, paru aux éditions du Retrait, à restaurer une image de Karl Marx qui ne se limite pas au fin analyste des dynamiques du capitalisme naissant. Ne pouvant être réduit à la figure du scientifique matérialiste, le Marx que Löwy cherche à nous faire découvrir est un auteur révolté, passionné, empreint d’utopie, et apte à saisir des phénomènes tels que les effets du capitalisme sur les rapports entre l’espèce humaine et les écosystèmes.

Contretemps – On peut trouver une ligne commune traversant les différents textes rassemblés au sein de votre recueil Marx Inconnu dans votre volonté de faire porter l’accent sur l’aspect « non-scientifique » de l’œuvre de Marx : c’est à dire sur les impulsions affectives, morales, utopiques et pourquoi pas même esthétiques qui motivèrent son œuvre et son action politique. D’elles naîtra ce vous appelez parfois, en reprenant une expression forgée par Ernst Bloch, le « courant chaud » du marxisme, par opposition à un « courant froid », se revendiquant, de son côté, d’une stricte scientificité économique et sociologique.

Or la spécificité de la pensée de Marx au sein de la grande variété des courants du socialisme au XIXème siècle, n’a-t-elle pas justement consisté dans sa tentative de se démarquer d’une critique philosophique, morale et spirituelle de la société moderne capitaliste pour proposer une analyse méticuleuse ses contradictions matérielles, s’emparant ainsi de la puissance irrésistible des instruments de la rationalité bourgeoise pour les retourner contre elle-même ?

Michael Löwy – Tout à fait d’accord avec vous pour dire que Marx a proposé une analyse méticuleuse des contradictions matérielles du capitalisme – ce qui manquait aux socialismes du XIXème siècle. Mais il n’était pas pour autant, comme l’a prétendu Louis Althusser, « une homme de science comme les autres », une sorte de Lavoisier de la science économique. Mon argument c’est que, chez Marx, l’interprétation du monde et sa transformation sont des moments dialectiquement inséparables. Je n’ai pas choisi l’aspect « non-scientifique » de Marx, mais des écrits où l’analyse scientifique et la critique sociale, et/ou l’indignation morale, et/ou la visée utopique, sont étroitement associées.

L’analyse matérialiste du capitalisme et du conflit de classes ne sont pas absents des thèmes de l’œuvre de Marx et Engels que j’étudie, que ce soit la dialectique du progrès, le rôle de la religion, l’écologie ou le romantisme anticapitaliste – ainsi que, bien-entendu, la révolution. Comme l’observe Ernst Bloch, le « courant chaud » du marxisme met l’accent sur la dimension « utopique » – le Principe Espérance – mais elle ne nie pas la nécessité du « courant froid », de l’analyse implacable de la réalité du capitalisme.

On peut ajouter aussi que la science chez Marx n’est pas celle, positiviste, fondée sur le paradigme des sciences naturelles ; c’est une science dialectique, qui s’intéresse aux contradictions et au mouvement de la réalité économique et sociale, une science critique qui ne cache pas son point de vue de classe. Certes, l’indignation n’est pas suffisante pour comprendre la réalité ; mais, comme je l’expose dans ma préface, « si l’on ignore la dimension “morale“ de l’indignation et du refus, on ne peut pas comprendre Marx, la motivation de ses écrits et leur cohérence ».

Cela dit, je revendique, dans ma préface, la dimension subjective de mes choix, des thématiques des différents essais, qui sortent, surtout dans la première partie du livre, de l’image convenue de Marx, trop souvent réduit à un « économiste ».

Contretemps –  L’opposition entre scientificité et utopisme semble déterminer en puissance des stratégies et même des horizons politiques divergents. À l’heure du capitalisme financiarisé dont les mutations ont rendu inopérantes un certain nombre d’analyses traditionnelles, ne serait-ce pas justement le premier terme de cette alternative qu’il faudrait actualiser aujourd’hui pour tenter de comprendre la situation économique, historique et sociale qui est la nôtre, et pouvoir agir sur elle ?

Michael Löwy  – Karl Mannheim définit l’utopie, dans son classique de la sociologie Idéologie et Utopie (1930)comme l’ensemble des représentations, aspirations ou images de désir, qui s’orientent vers la rupture de l’ordre établi et exercent une « fonction subversive ».

Si l’on accepte cette définition, il n’y a pas de divergence entre l’analyse scientifique et l’aspiration utopique. Comme l’a montré Miguel Abensour dans ses écrits sur l’utopie, Marx et Engels ne rejetaient pas les « utopies » de Saint-Simon, Owen et Fourier, leur vision d’une société harmonieuse, au-delà du capitalisme. Leur critique portait surtout sur l’incapacité de ces penseurs à prendre en compte le mouvement ouvrier, la lutte du prolétariat pour son auto-émancipation.

En fait, je parle très peu d’utopie dans ce livre… Par exemple, dans le chapitre sur le « communisme romantique » de Marx et Engels, je m’intéresse surtout aux affinités entre la critique romantique et la critique marxienne de la civilisation capitaliste. De même, le chapitre sur l’écologie s’occupe avant tout de la critique de Marx et Engels quant au caractère destructeur du « progrès » capitaliste. Ces analyses critiques de Marx et Engels sont toujours actuelles au XXIème siècle, même s’il faut, cela va de soi, prendre en comptes les formes nouvelles du capitalisme. La même chose vaut, bien sûr, pour les textes de la deuxième partie, sur la stratégie révolutionnaire.

C’est surtout dans la préface du livre que je fais référence à l’utopie communiste de Marx, le projet d’une société libre et égalitaire, sans classes et sans État, en rupture avec le capitalisme ; certes, Marx « se refusait à concocter des recettes pour les “marmites de l’avenir” », mais, j’ajoute que « son œuvre est éclairée, d’un bout à l’autre, par l’horizon d’un autre monde possible, qu’il désignait dans Le Capital comme le “Règne de la Liberté” ».

Je suis bien d’accord sur le fait qu’il est important d’analyser, avec les instruments de la critique de l’économie politique marxiste, les formes actuelles du capitalisme financier. C’est une condition nécessaire, mais insuffisante, pour esquisser une stratégie de lutte et un horizon politique…

Pour cela il faut aussi une analyse des rapports entre les classes, des formes de lutte, des structures politiques, des mécanismes de répression, des appareils idéologiques, etc. Et il faut surtout un ensemble de propositions, un programme social et politique, et une stratégie révolutionnaire qui s’adresse aux exploités et opprimés. Le Manifeste Communiste termine avec un mot d’ordre : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ». Encore une fois, le marxisme, comme philosophie de la praxis, est inséparablement science et action, analyse et mouvement, critique et transformation sociale.

Contretemps – Le terrain de l’écologie politique, que vous abordez, semble donner une illustration de l’opposition apparente entre la nécessité d’une approche rationnelle et scientifique rigoureuse du problème écologique, et, de l’autre, certains courants de pensée qui mettent en avant la nécessité de réformer notre imaginaire et notre conception de la « nature » afin d’arracher cette dernière à la domination de la rationalité instrumentale et économique. Vous avez précocement investi ce terrain en contribuant à forger la notion d’« écosocialisme ».

L’œuvre de Marx – que l’on accuse souvent d’avoir ignoré la question – permet-elle de penser de tels enjeux et, si oui, dans quelle direction ?

Michael Löwy – Comme vous le dîtes très bien, cette opposition n’est qu’« apparente ». L’écosocialisme associe l’analyse scientifique rigoureuse de la crise écologique – fournie, par exemple, par les travaux du GIEC (Groupe International d’Étude du Climat) – et la nécessité d’arracher la nature à la domination de la rationalité économique capitaliste. Une rationalité instrumentale, à courte vue, qui s’intéresse aux moyens d’assurer, pour les banques ou entreprises, la maximisation des profits, mais qui constitue, du point de vue global de la vie sur terre, une absolue irrationalité.

Dans le combat en défense de la vie, le changement de l’imaginaire et de la conception dominante de la nature comme « matière première » sont importants ; mais l’aspect décisif c’est la lutte concrète, pratique, contre la dynamique destructrice, suicidaire même, de la civilisation capitaliste industrielle. La stratégie écosocialiste est fondée sur la convergence entre luttes sociales et luttes écologiques, la promotion de combats socio-écologiques, qui associent les intérêts de classe des couches populaires opprimées et la préservation des équilibres écologiques.

Quelle est la contribution de Marx à l’écosocialisme ? Tout d’abord, par son analyse du capitalisme comme système fondé sur l’accumulation illimitée, et par sa critique du fétichisme de la marchandise, Marx fournit à la réflexion écologique des instruments indispensables. Ensuite, le programme marxiste d’appropriation collective des moyens de production et de planification démocratique reste actuel, d’un point de vue écosocialiste.

D’autre part, comme l’ont montré les travaux récents de chercheurs comme John Bellamy Foster et Kohei Saïto, on trouve chez Marx une esquisse d’analyse de la rupture du métabolisme entre les sociétés humaines et la nature. La préoccupation écologique est loin d’être absente des écrits de Marx et Engels, mais elle n’occupait pas une place centrale dans leurs écrits : il n’y a aucun livre, ou même chapitre de livre, sur l’écologie dans leur œuvre. Cela s’explique sans difficulté : la crise écologique était encore à ses débuts, et n’avait aucunement l’importance décisive pour l’humanité qu’elle a gagné au XIXème siècle.

Aujourd’hui, nous ne pouvons plus penser le marxisme, ou le communisme, ou le socialisme, sans mettre au centre de la réflexion et de la pratique la crise écologique. Comme le dit si bien Naomi Klein, le changement climatique « change tout » : pour commencer, il change notre compréhension du capitalisme lui-même, qui n’est pas seulement un système fondé sur l’exploitation du travail et l’injustice sociale la plus féroce ; c’est aussi une menace pour la survie même de l’humanité sur cette planète. Notre vision de ce que pourrait-être une société socialiste change elle-aussi : le respect des limites écologiques, le rétablissement du métabolisme entre société et nature, devient un des principaux axes du projet écosocialiste.

Contretemps – La seconde partie de votre livre aborde, sous des angles divers, l’importance de l’idée révolutionnaire chez Marx. Vous insistez sur le fait qu’à ses yeux, les révolutions à venir devraient être portées par le seul prolétariat en refusant toute alliance avec la bourgeoisie, qui ne devait pas cherchée à être « gagnée », selon la fameuse formule, l’émancipation des travailleurs devait être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Marx et Engels le répétèrent aux dirigeants du Parti social-démocrate allemand en 1879 qui souhaitaient justement rompre avec la doctrine révolutionnaire et le caractère « étroitement ouvrier » du parti.

Une telle position vous semble-t-elle transposable dans la situation actuelle des pays capitalistes les plus avancés, si l’on considère les évolutions dans l’organisation du travail, et notamment l’affaiblissement de la classe ouvrière ? Ou bien l’histoire a-t-elle finalement donné raison aux « révisionnistes » ?

Michael Löwy – Le « prolétariat » ne saurait être réduit à la seule classe ouvrière industrielle traditionnelle. Comme le montraient déjà les analyses d’Ernest Mandel dans les années 1970, on assiste à une « prolétarisation » croissante du travail intellectuel : enseignant.es, infirmières, journalistes, employé.es, etc., font, dans leur grande majorité, partie de la classe des travailleurs, la classe de ceux qui vivent de la vente de leur force de travail. Cette classe des travailleurs, au sens large, est loin d’être affaiblie, et constitue, dans les pays capitalistes avancés, la majorité de la population.

Quant à l’idée de révolution, elle me semble plus actuelle que jamais. Si nous voulons échapper à la catastrophe écologique – résultat nécessaire de la logique productiviste et consumériste du capitalisme – il faut une transformation révolutionnaire de la société, une rupture radicale avec le paradigme de la civilisation capitaliste industrielle moderne. J’aime beaucoup la nouvelle définition de la révolution que donne Walter Benjamin : non « la locomotive de l’histoire » (comme l’écrivait parfois Marx) mais les passagers qui tirent le frein d’urgence du train. Nous sommes tous des passagers d’un train suicidaire, qui s’appelle civilisation capitaliste industrielle, qui avance à une rapidité croissante vers un abîme, le changement climatique. Il est urgent d’arrêter ce train devenu fou.

Les « révisionnistes » d’aujourd’hui, les adeptes du social-libéralisme, ou de l’écologie de marché, font partie du problème et non de la solution ; leurs ambitions – ou leurs pratiques, une fois au gouvernement – se limitent à une gestion plus efficace, plus « sociale », ou plus « verte », de la « croissance » capitaliste.

Qui serait le sujet d’un révolution écosocialiste ? Les forces qui sont aujourd’hui à l’avant-garde du combat socio-écologique : la jeunesse, les femmes, certains secteurs de la paysannerie, et certaines forces syndicales. Mais on ne pourra gagner la partie sans le soutien des travailleurs et travailleuses, sans que la majorité de la population soit acquise au projet d’un transformation sociale radicale.

Contretemps – Le dernier texte du recueil porte sur le thème de l’internationalisme. À certains égards, le mouvement social n’avait-il pas à l’époque de Marx une dimension plus internationaliste que cela n’est le cas aujourd’hui, ce qui paraît aller exactement à rebours des évolutions du capitalisme qui a, de son côté, parachevé sa globalisation ?

Michael Löwy – À l’époque de Marx on assiste au début d’un mouvement ouvrier international. La Première Internationale reste un exemple passionnant, par sa capacité à rassembler, au moins pendant les premières années, des sensibilités sociales et politiques très diverses, du syndicalisme à l’anarchisme, en passant par le socialisme marxien. De ce point de vue, elle pourrait être un exemple à suivre pour les initiatives internationalistes de notre époque.

Cependant l’Internationale de Marx était limitée aux pays capitalistes avancées, de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Ce n’est qu’au XXème siècle que l’internationalisme socialiste/communiste va s’étendre aux pays du Sud, les pays colonisés ou dépendants. La Troisième Internationale, qui a incarné l’espoir révolutionnaire après la Révolution d’Octobre, a été dissoute par Staline en 1943, et la Quatrième Internationale, fondée par Leon Trotsky en 1938, a survécu, mais reste très minoritaire…

Au début du XXIème siècle, on voit apparaître des initiatives internationalistes d’un type nouveau : des réseau internationaux, comme Via Campesina, et des rencontres internationales, comme le Forum Social Mondial, où se croisent militants politiques de gauche, syndicalistes, mouvements paysans, mouvement écologiques et/ou féministes, autour du mot d’ordre : « Un autre monde est possible ».

Cela dit, la gauche, le mouvement ouvrier, et l’opposition anti-système sont encore loin d’avoir atteint une véritable organisation de lutte internationale, capable d’affronter l’Hydre aux multiples têtes – une image proposée par les Zapatistes du Chiapas – du capitalisme globalisé. Cela est d’autant plus nécessaire qu’on assiste, un peu partout sur la planète, à l’essor de forces nationalistes réactionnaires, parfois néo-fascistes, qui traduisent, dans plusieurs langues, le mot d’ordre mortifère « Deutschland über Alles ! ».

La crise écologique, le changement climatique ne connaissent pas de frontières. Le combat écologique, décisif pour l’avenir des peuples vivant sur cette planète, ne peut se mener, en dernière analyse, qu’à l’échelle internationale. Les luttes socio-écologiques qui se développent au niveau local, régional ou national sont très importantes, mais on ne pourra pas empêcher la catastrophe sans une bataille antisystème globale.

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Entretien réalisé par Léo Texier.