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La répartition de la valeur ajoutée. Où en est-on ? Où va-t-on ?

Lien publiée le 28 juin 2023

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

La répartition de la valeur ajoutée. Où en est-on ? Où va-t-on ? | D'autres politiques économiques sont possibles | Les économistes atterrés | Les blogs d'Alternatives Économiques (alternatives-economiques.fr)

  • THOMAS DALLERY, JEAN-MARIE HARRIBEY, ESTHER JEFFERS, DANY LANG, STÉPHANIE TREILLET

S’interroger sur la répartition de la valeur ajoutée est aujourd’hui urgent. La lutte sociale contre la réforme des retraites a mis au cœur du débat public l’enjeu du travail et de la répartition de ses fruits. Et ce, dans une situation où le capitalisme néolibéral traverse une crise globale, marquée par l’affaiblissement des gains de productivité du travail, l’épuisement de la planète et la poursuite de la dégradation de la condition salariale.

Les représentants du système capitaliste, tant politiques qu’économistes dominants, disaient jusqu’à peu que la part des salaires dans la valeur ajoutée n’avait jamais baissé en France. Devant l’évidence de la faiblesse des augmentations de salaires au regard de l’inflation, l’explosion apparemment paradoxale des profits quand tout semble aller mal et la croissance des inégalités, le discours néolibéral s’infléchit pour parler du « partage de la valeur ». Il s’agit d’une version édulcorée de la répartition de la richesse créée, que nous contestons.

Cette note présente quelques points saillants de la note complète des mêmes auteurs, à paraître sur le site des Économistes atterrés.Ce travail a été mené en trois temps : une analyse théorique et empirique pour délimiter le champ de la répartition de la valeur ajoutée, un examen de l’évolution de cette répartition et ses raisons, et des propositions pour engager une nouvelle répartition de la valeur.

Le champ de la répartition de la valeur

Mesurer la valeur ajoutée soulève nombre de problèmes méthodologiques, abordés et détaillés dans un document plus complet[1] : il est possible de discuter de la répartition au niveau des seules sociétés non financières ou de l’ensemble de l’économie ; la valeur à répartir peut être brute ou nette ; la mesure de la valeur peut être fondée sur la convention du prix de base ou du coût des facteurs. L’ensemble de ces points sont discutés dans notre note complète. Cependant, sur l’ensemble des mesures possibles, nous défendons que le périmètre le plus adéquat pour analyser les rapports entre le capital et le travail dans les entreprises est celui du partage de la valeur ajoutée brute évaluée au prix de base sur le champ des sociétés non financières : valeur ajoutée brute[2] car la consommation de capital fixe fait bien partie des profits bruts et privilégier une répartition de la valeur ajoutée nette reviendrait à exonérer de toute discussion une partie de la rémunération du capital ; au prix de base afin de garder la trace des évolutions de la fiscalité en ce qui concerne les autres impôts de production ; sur le champ des sociétés non financières de manière à ne pas avoir une mesure influencée par les variations du poids des administrations publiques ou des indépendants.

La valeur ajoutée brute (VAB) s’obtient en soustrayant de la production l’ensemble des consommations intermédiaires (CI) nécessaires à cette production (énergie, matières premières)[3]. Cette valeur ajoutée se partage ensuite en trois morceaux : la rémunération des salariés (qui inclut les cotisations sociales), l’excédent brut d’exploitation (EBE) qui correspond aux profits bruts, c’est-à-dire avant déduction de la consommation de capital fixe (ce qu’on appelle aussi les amortissements) et des autres impôts sur la production nets de subventions.

1. L’évolution de la répartition de la valeur ajoutée

Le partage de la valeur ajoutée brute dans les sociétés non financières sur les dernières décennies peut être décrit par le tableau 1. La périodisation commence au début des années 1970 parce que cette date marque la fin du régime de croisière du capitalisme d’après-guerre et que cela constitue un bon point de comparaison pour donner à voir les modifications entraînées par l’entrée dans le nouveau régime néolibéral à partir des années 1980.

Tableau 1 : La répartition de la valeur ajoutée brute des sociétés non financières en France (en %)

1971

1981

1991

2001

2011

2021

2022

VAB

100

100

100

100

100

100

100

Salaires

69

73,5

65

63,6

65,4

64,8

65,4

Imp/Pr–Subv

0,15

1,7

2,3

3,7

3,5

0,9

2,8

EBE

30,8

24,7

32,7

32,7

31,1

34,3

31,8

FBCF (CCF)

24,1 (15,2)

21,6 (16,5)

23 (16,7)

22,1 (17,3)

22,7 (19,6)

25,6 (21,5)

25,9 (20,5)

Source : TEE de l’Insee. Calculs des auteurs.

Sur ce dernier demi-siècle (1971-2021), trois phases apparaissent :

  • de 1971 au début des années 1980 : hausse de la part salariale de 4,5 points de VAB ;
  • du milieu des années 1980 au début des années 2000 : baisse brutale pendant la décennie 1980, modérée dans la suivante, avec un total de 9,9 points de VAB en moins pour les salariés ;
  • dans les décennies 2000 et 2010 : relative stabilisation de la part salariale autour de 65 % de la VAB.

Dans l’ensemble de la période, la baisse de la part des salaires (3,6 points) s’accompagne d’une hausse de la part des impôts nets de subventions (2,6 points) et d’une hausse de la part des profits (1 point), cette dernière se partageant entre une hausse de la consommation de capital fixe (5 points) et une baisse de 4 points des profits nets.

Graphique 1 : Part des salaires dans la valeur ajoutée brute des sociétés non financières

Graphique 1 : Part des salaires dans la valeur ajoutée brute des sociétés non financières

Source des données : Insee, comptes nationaux, tableau 7.101.

Notre travail nous amène donc à constater qu’entre le début des années 1970 et 2021, les salaires ont perdu entre 4 et 5 points de VAB (entre 3 et 4 points si on se fie aux résultats provisoires des comptes nationaux de 2022).

2. Les explications de la baisse de la part des salaires

La baisse de la part des salaires n’est d’ailleurs pas spécifique à la France : sur la période 1960-2022, une même tendance baissière apparaît dans toutes les grandes économies européennes. La déformation de la répartition de la valeur ajoutée peut être expliquée par le changement technologique et la détérioration du pouvoir de négociation des salariés.

L’économie mondiale est marquée par une tendance générale à une forte diminution de la progression de la productivité du travail. Parmi les hypothèses permettant de comprendre cette évolution, notons le basculement des économies vers les services, un ralentissement de l’investissement productif, une dégradation générale des conditions de travail, un trop grand éclatement des chaînes de production et donc de valeur, une difficulté à écouler les marchandises à cause de la compression de la demande salariale. S’y ajoute la faible capacité des nouvelles techniques à engendrer une nouvelle génération d’objets porteurs de dynamisme économique comme avaient pu l’être ceux de la période précédente. Insistons sur l’accélération de la consommation de capital fixe dont le corollaire est un ralentissement de l’investissement net. Le renouvellement du capital productif de plus en plus rapide serait exigé, non seulement par le rythme du progrès technique, mais aussi par la moindre efficacité du capital productif : il faut plus de capital pour produire un euro de valeur ajoutée brute. La FBCF inclut désormais les investissements immatériels, tels que les logiciels et les dépenses en recherche et développement. Or, en comptabilité nationale la durée d’amortissement pour les investissements immatériels est beaucoup plus courte que pour les investissements matériels. De plus, les investissements en technologies de l’information et de la communication (TIC) sous formes d’ordinateurs et autres équipements matériels occupent une place grandissante (environ 20 % de la FBCF aujourd’hui) et s’amortissent aussi sur des durées plus courtes que les infrastructures industrielles traditionnelles.

La dégradation du pouvoir de négociation des travailleurs est liée à la mondialisation, la financiarisation, et la situation du marché de l’emploi. La mondialisation impose la concurrence entre les forces de travail à travers le monde, avec à la clé des conditions imposées aux salariés tirées vers le bas. La financiarisation a de multiples effets : priorité à la valeur pour les actionnaires par rapport aux investissements, aux salaires et à l’emploi, mise sous tutelle des politiques publiques. L’utilisation des profits à des fins essentiellement de rentabilité financière est un puissant levier de modification de la répartition de la valeur ajoutée. Notons que la corrélation qu’avait établie Michel Husson entre un indice de financiarisation (part des profits non investis) et l’évolution du taux de chômage pour la France reste vraie (graphique 2). La financiarisation contribue à modifier l’affectation des profits, en les dirigeant davantage vers les dividendes et les rachats d’actions, au détriment de l’investissement des entreprises. Il en résulte une macroéconomie dépressionnaire, laquelle favorise un essor du chômage qui discipline les revendications salariales. Lesdernières décennies ont également vu se multiplier les réformes du marché du travail, fragilisant les institutions protectrices des salariés (syndicats notamment), et contribuant donc aussi à la compression de la part des salaires.

Graphique 2 : Part des profits non-investis par les sociétés non financières et taux de chômage en France

Graphique 2 : Part des profits non-investis par les sociétés non financières et taux de chômage en France

Source des données : Eurostat pour le calcul de l’indice de financiarisation, et AMECO pour le taux de chômage (série ZUTN).

3. Modifier la répartition des revenus : quelques propositions

Une modification de la répartition de la valeur ajoutée en faveur des travailleurs ne pourra être menée à bien qu’en s’attaquant à la mondialisation, la financiarisation, et la libéralisation du marché du travail, causes de la baisse du pouvoir de négociation des travailleurs. Pour neutraliser ces armes du capitalisme néolibéral et ouvrir la voie à une autre répartition possible dans le cadre de la transition écologique et sociale, on peut penser à de nombreux outils, certains relevant de la fiscalité des multinationales, d’autres de la règlementation des marchés financiers ou de la gouvernance d’entreprise, notamment en instaurant un pouvoir de contrôle et de décision des travailleurs dans les entreprises.

Pour amorcer cette transition, nous proposons, dès à présent, quatre séries de mesures :

  • une réorientation importante de la valeur ajoutée vers les investissements publics. Le manque d’investissement étant l’une des causes de l’augmentation du chômage et donc d’un effet « armée industrielle de réserve » pénalisant les revendications salariales, une relance de l’investissement public en faveur de la transition écologique aurait aussi des effets favorables sur la part des salaires[4] ;
  • l’extension de la gratuité par les services non marchands. Les administrations publiques n’ayant pas vocation à réaliser des profits, une montée en puissance des services publics permettrait de faire grossir la part des salaires ;
  • une redistribution des revenus par la fiscalité pour que ces inégalités n’augmentent plus que modérément d’un bout à l’autre de la répartition. Du fait du double lien entre la financiarisation et les inégalités[5], une modération des inégalités permet de retirer un puissant carburant à la financiarisation ;
  • une réaffirmation de l’importance des cotisations sociales pour les travailleurs. Cela peut passer à terme par la mise en débat d’un changement de l’assiette des cotisations sociales en faisant cotiser les dividendes, mais cela peut aussi passer par un arrêt des exonérations de cotisations sociales pour les employeurs. En effet, la multiplication des exonérations de cotisations ces dernières décennies a contribué mécaniquement à réduire la part des salaires dans la valeur ajoutée, la rémunération des salariés comprenant à la fois le salaire net, les cotisations à la charge des salariés et les cotisations réputées à la charge des employeurs[6]. Au-delà de ces exonérations de cotisations, c’est l’ensemble des aides publiques aux entreprises qu’il convient d’étudier, surtout dans une situation où le gouvernement se donne encore pour objectif de réduire la dépense publique.

[1] Ce document sera disponible sur notre site : https://www.atterres.org.

[2] Nous analysons par ailleurs ce qu’il en est de la répartition de la valeur ajoutée nette. Mais si on sanctuarise la consommation de capital fixe dans la part des profits en arguant qu’elle permet au capital de se reconstituer, il conviendrait, par analogie, de ne considérer dans la part des salaires que les rémunérations qui vont au-delà de ce que les salariés reçoivent pour reproduire leur force de travail, ce qui aboutirait à une impasse.

[3] La somme de toutes les valeurs ajoutées brutes d’une économie donne, après l’ajout des impôts sur les produits nets de subventions (dont la TVA), le produit intérieur brut (PIB).

[4] Afin d’opérer cette relance de l’investissement public, plusieurs sources de financement peuvent être discutées : une augmentation de l’impôt sur les sociétés qui modifierait l’utilisation des profits des entreprises ; une plus grande progressivité des taux d’impôt sur le revenu des ménages pour mettre à contribution les plus riches.

[5] D’une part la financiarisation accroît les inégalités via les salaires élevés des financiers et la concentration des flux de revenus financiers. D’autre part, les inégalités alimentent la financiarisation, du fait des cascades de dépenses dévalant du haut de la société, les plus riches lançant de nouvelles modes de consommation que les moins riches ne peuvent que chercher à copier en s’endettant.

[6] Les cotisations employeurs sont passées de 19,4 % de la valeur ajoutée brute des sociétés non financières en 1983 à seulement 14,2 % en 2022 (-5,2 points), quand la rémunération des salariés passait de 73,1 % à 65,4 % aux mêmes dates (baisse de 7,7 points). Cela signifie que les salaires bruts avaient perdu de leur côté 2,5 points sur la même période.