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Sur l’arc réactionnaire : quelques thèses à propos de la crise politique en 2024
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
« Il est arrivé trop souvent, aux tournants brusques de l’histoire, que des partis même avancés ne puissent, pendant plus ou moins longtemps, s’assimiler à la nouvelle situation et répètent des mots d’ordre justes la veille, mais qui ont perdu tout sens aujourd’hui, qui ont perdu leur sens tout aussi “soudainement” que l’histoire a “soudainement” tourné. » Lénine
Réussites et échecs du bloc bourgeois
En 2017, l’amateurisme du personnel propulsé par la victoire d’Emmanuel Macron et l’usage abusif d’une communication vide de sens ont sans doute participé à ne pas prendre au sérieux le nouveau virage entamé par la classe dirigeante. C’était oublier qu’au pouvoir, la bourgeoisie joue à domicile. Alors que s’épuisait le jeu de dupes de l’alternance entre une gauche de la capitulation et une droite traditionnelle à la notabilité éculée, Emmanuel Macron a été le support d’une recomposition interne à la classe dirigeante que certains observateurs ont bien décrit comme un « bloc bourgeois »[1]. Syndrome de la crise politique entamée dès l’effondrement économique de 2008, la légitimité des gouvernements qui s’étaient succédés pour mener un agenda relativement similaire s’érodait de plus en plus vite, au point que les présidents sortants ont échoué à ancrer leur mandat sur plus de cinq ans. Or, en période de crise d’hégémonie, et en l’absence d’un acteur susceptible d’incarner une alternative à l’ordre social existant, c’était du côté de la classe dirigeante elle-même que pouvait s’opérer un changement. Si Emmanuel Macron s’est fait élire sur un mirage social-libéral qui ne trompa que peu de gens à gauche, il a représenté une véritable évolution dans les segments de la classe dirigeante amenés à prendre la direction de la société, recrutés dans certains secteurs dynamiques du capitalisme, comme le conseil, la finance et le monde des start-ups. À la faveur d’une courte période de « transformisme », ces intellectuels organiques du projet néolibéral en France ont ainsi constitué le nouveau personnel politique aux côtés d’anciennes figures du Parti Socialiste et des Républicains recyclées. Le nouveau monde masquait l’ancien et s’orientait vers une accélération des réformes en faveur de l’accroissement du taux d’exploitation, quitte à faire fi du décrochage de la productivité, du risque de la récession et plus récemment de l’inflation galopante rongeant les salaires.
Les élections de 2017 avaient consacré une tripolarisation du champ politique entre un bloc social-progressiste, un bloc bourgeois néolibéral et un bloc national-réactionnaire. La situation minoritaire[2] du bloc qui s’était posé comme central appelait dès lors à de nouvelles étapes des réalignements des bases sociales qui les constituaient. Le premier quinquennat a ainsi été un formidable exemple de la capacité de ce faux-semblant social-libéral à réorganiser son bloc élitaire, en entamant une récupération progressive de l’électorat réactionnaire. Ce processus s’est confirmé en 2022 avec l’absorption impressionnante par Emmanuel Macron de l’électorat de François Fillon en 2017. Au-delà de cette illustration électorale, c’est dans les politiques menées au gouvernement, que cette réorganisation de la base sociale du pouvoir de la bourgeoisie a été rendue possible : de la loi asile/immigration à la mise en accusation généralisée de la population musulmane ou l’inflation de lois policières et de l’utilisation d’une répression intense. C’est ce qui explique en partie la résilience de la faction macroniste et d’Emmanuel Macron, pourtant décriés pour leur arrogance, leur mépris et alors que leur bilan se présente comme un chaos social et un recul marquant des droits et libertés politiques. Ce réalignement des socles sociaux-électoraux explique également la faillite des LR condamnés, après un premier quinquennat où ils ont joué la surenchère à droite sans succès, à devenir les moines copistes du RN.
Administrer la pénurie par la matraque
Pour le bloc bourgeois, la violence institutionnelle et policière du premier quinquennat a été un moyen d’assurer la destruction méthodique de conquis sociaux et de construire plus avant une situation de pénurie des droits et ressources accessibles à la population, forgeant un obstacle déterminant pour son unité. Les attaques contre le droit du travail, l’assurance-chômage, et les services publics en tant qu’avant-postes d’une résistance au déploiement de la marchandisation dans l’ensemble des relations sociales ont cependant rencontré de fortes résistances sociales. D’autres se sont exprimés en dehors des canaux de la médiation politique traditionnelle, comme les Gilets Jaunes, mouvement du petit et moyen salariat coincés dans la déflation salariale et menacés ou touchés par une dégradation de leurs conditions sociales d’existence. Cependant, ni la conflictualité sociale portée par les mouvements sociaux traditionnels, ni celle, plus spontanée, de secteurs qui ont fait irruption avec détermination dans l’arène politique, n’ont permis d’engager un élargissement suffisant du bloc social de gauche. A contrario la concomitance d’un haut niveau de conflictualité, gérée à la matraque, et l’instrumentalisation de la lutte contre le terrorisme pour déployer un racisme d’Etat a forgé le creuset de l’alignement idéologique entre bloc bourgeois et bloc national-réactionnaire selon le triptyque suivant : racisme, dont l’islamophobie a été la tête de proue ; autoritarisme sous la forme d’une réorganisation des dispositifs législatifs et policiers de répression ; mccarthisme comme tactique de déstabilisation généralisée de la critique du pouvoir fondée sur la récupération disursive et théorique des fantasmes aboyés par l’extrême-droite. En se promouvant comme un parti de l’ordre à même d’appeler à soi le soutien des secteurs réactionnaires historiquement partagés entre partis de la droite traditionnelle et de l’extrême-droite, le pouvoir s’engageait dans une trajectoire de fascisation. Cette direction de la classe dirigeante rendait caduques les mécanismes de la médiation des demandes sociales exprimées dans la société et avec elle l’espace politique du compromis, où se logeaient l’ancienne social-démocratie française et ses alliés. Cette orientation stratégique l’engageait en outre vers une gestion de la pénurie de droits et de ressources dans laquelle le racisme jouerait à terme un rôle central d’arbitrage pour répondre aux demandes de sa nouvelle base sociale.
À la fin du mandat, les élections de 2022 se sont cependant présentées comme un trompe-l’œil. L’inachèvement de l’alignement idéologique entre le bloc bourgeois au pouvoir et la base propre au bloc national-réactionnaire a permis, en l’absence d’une victoire du bloc de gauche de répéter le scénario déjà épuisé de la tripolarisation, facilitant une victoire par défaut face à la candidature de l’extrême-droite, solide sur ses appuis populaires. Une analyse rigoureuse de la situation actuelle demande ainsi de commencer à énoncer les enjeux saillants pour le bloc social-progressiste dans sa confrontation à l’organisation d’une fusion idéologique, et à terme électorale et sociale, de la bourgeoisie au pouvoir et du bloc national-réactionnaire. La réactivation par la bourgeoisie de sa vieille antienne « plutôt Hitler que le Front Populaire » est d’ailleurs le signe de l’érosion de sa capacité à revendiquer la direction morale et intellectuelle de la société : aux portes du pouvoir. L’extrême-droite menace d’être elle-même à l’initiative d’un rassemblement réactionnaire pour assurer la continuité des affaires.
Pousser la crise institutionnelle à son terme, achever la Vème République
Le camp présidentiel a commencé le nouveau mandat en tentant de conserver l’illusion de l’existence d’une majorité parlementaire pour mener la politique du gouvernement. L’éclatement de la majorité entre diverses fractions parlementaires et l’amélioration de la représentation de la gauche et du Rassemblement National à l’assemblée étaient pourtant des signes avant-coureurs de son affaiblissement au sein de l’appareil d’Etat. Pouvant compter sur la déliquescence intellectuelle du commentariat politique, la provision conjoncturelle de votes de la part des Républicains et du RN, et l’usage intense de mécanismes institutionnels et réglementaires antidémocratiques, Renaissance a réussi l’exploit de maintenir le mirage jusqu’au vote de la loi immigration. Ce sont finalement l’humiliation des négociations forcées avec la droite à l’hiver 2023 et la signature par la première ministre d’un engagement à réformer en 2024 l’AME qui ont sonné la fin de la comédie. Désormais, même les macronistes et leurs perroquets des chaînes d’information se doivent désormais de reconnaître cette absence de majorité. Si le pouvoir a tenté il y a quelques jours d’évacuer la crise par un énième remaniement du gouvernement, l’initiative revient aux fractions réactionnaires historiques, à commencer par celles qui se portent volontaires pour sceller l’alliance in statu nascendi.
Plus d’un an aura donc été nécessaire pour rompre l’épais enfumage en question, et le succès de l’opération est à attribuer aux partisans du bloc national-réactionnaire. La situation actuelle valide cependant a posteriori le choix d’une tactique parlementaire combative pour épuiser la machine technocratique au pouvoir, contre l’avis des courants de l’opposition de gauche attirés par l’idée de protéger de leur aura un système institutionnel qui les a tant nourris. L’éreintement visible de la Vème République restera jusqu’à la fin du quinquennat un élément d’instabilité du pouvoir à exploiter. L’utilisation de l’article 49.3 pour adopter le projet de réforme des retraites contre l’avis de près de 90% des actifs avait révélé cet état de fragilité. Les manifestations spontanées qui avaient émergé à cette occasion ont quant à elles illustré les fortes aspirations démocratiques d’une partie de la population.
Depuis quelques années, la réforme institutionnelle ou la proposition d’un processus constituant pour régénérer le champ politique institutionnel se sont imposées comme base commune du camp social à gauche. L’idée de leur avènement au moyen d’une communion républicaine soudaine dans le pays pourrait néanmoins contrarier son effectivité. Par son caractère utopique, cette croyance ouvre la porte à la possibilité de repousser aux calendes grecques l’ambition d’une refonte réelle de l’organisation des pouvoirs. Les régimes ne s’enfantent pourtant que rarement dans la concorde et les républiques françaises sont nées de crises profondes poussées pour certaines à leur paroxysme par des mobilisations populaires massives. Les hésitations du camp social sur la nécessité de transformer la crise institutionnelle en crise de régime risquent de se fracasser à court terme sur l’utilisation de la constitution comme un instrument de coercition maximum. Le pouvoir peut par ailleurs compter sur les réformes par lesquelles il organise le recul massif des droits et libertés politiques et un arsenal orwellien de répression grâce aux soutiens de la droite et l’extrême-droite. Le risque pour l’opposition de gauche est ainsi de rester enfermée dans un balbutiement à propos des « tournants » et des « basculements » autoritaires qu’elle constate, sans réelle capacité de réplique, nourrissant au passage un pessimisme et une inquiétude démobilisatrice. L’affrontement actuel se résume ainsi à déterminer qui de l’arc réactionnaire ou du bloc de gauche achèvera la Vème République pour donner naissance au prochain régime.
Rompre la constitution de l’arc réactionnaire : défaire et refaire la République
À ce stade, malgré un accord des acteurs de la société civile sur le recul des conditions démocratiques du pays, les capacités de mobilisation sur le sujet restent dispersées ou faibles. Si Renaissance joue avec affront de l’existence en son sein d’une aile gauche, c’est que le parti s’efforce de se présenter comme le centre politique du pays. Un double piège est donc tendu au bloc de gauche. Le premier serait de s’attacher à l’ancien « esprit républicain » rendu désuet par la pratique d’un pouvoir qui revendique le monopole de la République par le déploiement de la violence d’Etat. Ce guêpier s’adresse à son aile droite et aux représentants des fractions de classe incapables de concevoir une violence dont elles ne font pas l’expérience. Le pouvoir espère alors les conserver comme appui, le plus longtemps possible. Le second guet-apens cible son aile gauche pour la pousser à construire une forme de radicalisme du mot d’ordre et l’empêcher de mobiliser au-delà d’un cercle restreint de convaincus. Le pouvoir mise ici sur l’adhésion réelle de larges pans de la population à la prétention de la République Française de se présenter comme une démocratie libérale.
Comment alors engager le camp social tout entier contre les initiatives gouvernementales antidémocratiques ? Si aucun des appareils de gauche ne peut en soi décréter la mobilisation générale, ils peuvent organiser les conditions d’un basculement des consciences quant à l’état réel du caractère démocratique de l’Etat. Dans l’enceinte parlementaire et l’arène électorale, cet objectif demande d’organiser une rupture supplémentaire avec les vieux réflexes de présentation d’un visage constructif à l’opposition avec lequel la gauche met trop souvent en scène sa propre impuissance. En ce sens, l’utilisation tactique par la France Insoumise et certains parlementaires de l’ensemble des instruments réglementaires à disposition pour pousser le pouvoir à la faute démocratique est un véritable progrès dans la capacité à incarner une rupture de fait avec le macronisme. Pour mener cette bataille dans l’espace plus large de la société, l’opposition de gauche doit trouver la formulation d’une lutte contre l’arc réactionnaire en constitution. En l’absence d’un mot d’ordre démocratique capable d’unifier l’ensemble des expériences de réduction de la liberté politique en une coalition offensive, il sera difficile d’éviter l’écueil d’une situation à mi-chemin entre le constat de la détérioration démocratique et la délégitimation dont souffriront les tentatives de désigner le pouvoir comme un organe dictatorial.
La VIème République pourrait être le socle choisi pour constituer un front démocratique uni face à l’autoritarisme de l’Etat à condition de lever certains obstacles qui risquent d’empêcher l’efficacité d’un tel projet. Le premier est la mise à l’isolement dont souffrent certaines luttes démocratiques reléguées à des positions subalternes. C’est le cas par exemple des luttes des quartiers populaires contre les violences policières ou celle contre l’islamophobie qui ne sont généralement pas perçues pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des luttes pour un droit à l’existence délivré de la violence de l’Etat sur les corps et les croyances, mais plutôt comme des expressions identitaires source de division pour les partisans d’un universalisme aveugle. La période engagée a minima depuis 2017 a pourtant été une formidable illustration du phénomène de translation des dispositifs répressifs des ennemis de l’intérieur désignés par l’Etat vers la population plus générale qui se mobilise contre le pouvoir. Pour le dire autrement, la fracture sur la conception du racisme au sein du camp social risque d’alimenter la faiblesse du mouvement démocratique. Le second obstacle est la division du camp social lors de l’irruption de formes de «ripostes populaires » à la violence de l’Etat. Sitôt que le pouvoir s’appuie sur les cycles médiatiques pour transformer l’expression des tensions sociales en violences dénuées de sens, les fractions de classes les plus averses à la conflictualité au sein du camp social menacent d’accorder leur soutien à leur répression. Dans le cadre de la lutte contre l’autoritarisme, le rôle de l’opposition de gauche n’est pas d’encadrer ces expressions de la conflictualité sociale qui sont du reste largement des réalités spontanées produites par la violence institutionnelle et policière. Néanmoins, une opposition conséquente se doit de désigner la responsabilité de l’Etat dans leur genèse et d’organiser la solidarité avec les cibles de la répression dans le but d’ouvrir les possibles de la contestation. A contrario, le pouvoir se sert d’une vision moralisante et apolitique de la violence pour refermer l’espace de l’expression contestataire, sous le nez des libéraux ahuris. Toute réflexion sur la coordination de la lutte contre l’autoritarisme du pouvoir ne saurait donc faire l’économie d’une réflexion sur les divisions idéologiques et tactiques qui parcourent le camp social, notamment pour construire un mot d’ordre qui puisse unifier les luttes démocratiques au sein du pays. Il faut défaire la République policière pour faire République.
Coordonner le front des forces progressistes
En faisant le choix d’étouffer toute voix minimale de concertation, le gouvernement a poussé les organisations syndicales réformistes dans le camp de la mobilisation, quand elles étaient hier prêtes à négocier sur les réformes précédentes[3]. Le mouvement social contre la réforme des retraites a ainsi vu le front syndical renouer avec une forme d’unité. Les journées de grève et de mobilisation à l’appel de l’intersyndicale ont mobilisé plusieurs millions de personnes tandis que certains secteurs comme l’énergie ou le nettoyage ont fait office de figure de proue de la mobilisation. L’énergie sociale qui s’est déployée dans le pays a dévoilé les aspirations combatives d’une part de la population et a, un temps, représenté un défi pour le gouvernement qui voulait hâtivement entériner son projet au moyen d’un tour de magie réglementaire à l’assemblée. L’organisation d’opérations de blocage des unités de production aux côtés des salariés en grève reconductible a même été un signe de la volonté de nombreux participants de radicaliser la teneur du conflit alors que la tactique de la «grève par procuration » s’était épuisée. Dans ce contexte, l’appel par l’intersyndicale à un blocage du pays le 7 mars sonnait même comme une réponse du monde syndical à l’échec des stratégies précédentes de répétition de journées de mobilisation. Toutefois, après la mi-mars, alors que la tension provoquée par le passage en force au Parlement a permis brièvement un regain de combativité, l’intersyndicale est apparue captive dans ses mots d’ordre de son aile la moins revendicatrice ou a minima désorientée sur la direction à donner au mouvement. L’échec de ce qui s’est présenté comme le mouvement social le plus massif de la décennie était alors identifié par tous. Le premier épisode majeur du deuxième quinquennat se soldait sur une victoire d’un gouvernement qui avait été débordé par la mobilisation populaire.
Au-delà de son incapacité à faire reculer le pouvoir, le drame du mouvement social des retraites a été l’étalage de l’état d’impréparation du camp social tout entier pour affronter le pouvoir. Pendant ces longs mois, les relations entre le mouvement syndical, les organisations politiques et les éléments combatifs de la société civile organisée se sont avérées l’expression d’une simple juxtaposition des efforts et bien loin de toute optique de coordination. Le rapport actuel entre syndicats et partis est même apparu dysfonctionnel face à un pouvoir qui coalise désormais les intérêts de la bourgeoisie et le soutien des franges réactionnaires et antisyndicales de la société. Petit épisode, la dissension publique entre certaines centrales et la France Insoumise au sujet de la stratégie parlementaire sur le projet de réforme a été une tragédie sans nom. La logique de la courroie de transmission qui a marqué l’histoire des principales centrales syndicales semble avoir laissé la place à une division du travail militant inefficace, au nom de l’indépendance syndicalesacralisée par la charte d’Amiens. La revendication de l’entière conduite de la mobilisation par les syndicats s’est, elle, plus illustrée comme la défense d’un pré-carré qu’une option stratégique justifiée. Néanmoins, la défaite du mouvement a été celle du camp social tout entier.
Alors qu’à l’occasion de la pandémie de la Covid-19, certains rapprochements entre la société civile et les centrales syndicales[4] indiquaient l’opportunité de travailler à un rapprochement des différents secteurs déterminés du camp social, la situation présente fait courir le risque d’un immobilisme qui pourrait s’avérer mortel. Dans le contexte de l’urgence à organiser une alternative à la constitution de l’arc réactionnaire, la division actuelle du travail militant se présente comme un écueil. Héritage historique, la tripartition du travail militant entre des partis chargés de la promotion idéelle, des syndicats à la tête de la lutte socio-économique, et une société civile associative supportant l’organisation de la solidarité concrète doit trouver une nouvelle forme d’agencement stratégique des acteurs. Dans les faits, chacun pratique pourtant déjà, à des degrés différents, chacune des tâches, et aucun des acteurs ne pourrait soudainement déployer la capacité de les assurer dans son ensemble. C’est donc bien l’objectif de construction d’une instance de coordination des états-majors du camp social qui doit préoccuper les partisans d’une option de rupture. Préparer les prochaines confrontations sociales et politiques avec un plan de bataille commun, et sur la base du respect des capacités de chacun à y contribuer est l’unique moyen de retrouver une efficacité tactique. L’organisation des Jeux Olympiques à Paris en 2024 est un bon exemple d’événement majeur pour lequel une dispersion des actions militantes intentées serait non seulement un exemple significatif d’immobilisme mais aussi une occasion manquée d’y travailler.
Appuyer les nouveaux fronts déployés
Toutes les organisations politiques, syndicales et associatives sont par ailleurs désormais sommées de se positionner face à l’expression de demandes sociales qui s’expriment en dehors des canaux de la médiation politique qu’ils représentent. Ces fronts déployés dessinent de nouvelles voies du combat émancipateur autant qu’ils questionnent la capacité du bloc social-progressiste d’en prendre la mesure et de se lancer dans la bataille. La mobilisation populaire des Gilets Jaunes s’est par exemple exprimée comme une lutte socio-économique en miroir inversé du répertoire du mouvement ouvrier : actif en dehors des jours ouvrés, positionné à distance des lieux de travail et construit sur le refus de sa représentation par les porte-paroles traditionnels de la question sociale. À de rares exceptions, pris de court, tous les états-majors du camp social ont hésité ou traîné des pieds pour proposer leur soutien à un mouvement qui s’organisait expressément sans eux. La nature spontanée du mouvement et l’incertitude quant à sa teneur idéologique ont agi comme une excuse pour ne pas participer au conflit. Rares sont ceux qui ont entrepris de pousser le mouvement vers une politisation progressiste. Reste que le niveau d’engagement du mouvement des Gilets Jaunes a fait craquer le masque libéral du pouvoir comme rarement le bloc de gauche n’a sur le faire.
Dans un autre registre, les récentes mobilisations antiracistes se sont également présentées comme un renversement du rapport entre représentants et représentés. Elles ont ringardisé définitivement les structures associatives de gauche qui avaient capturé la parole des personnes cibles du racisme et des discriminations systémiques. Ces mouvements ont questionné la capacité de la gauche à se présenter à leurs côtés, dans des luttes qui touchent à leurs conditions matérielles d’existence au-delà de leur appartenance au monde salarial exploité. Contre la réduction à des affaires policières ou à un racisme conçu comme une affliction morale, ces mouvements ont participé à relever le niveau d’exigence dans la conceptualisation de l’État par une partie de la gauche, en arrachant au passage un début de compréhension du caractère systémique de leur vécu discriminé.
La nouvelle dynamique du mouvement féministe depuis #Metoo a fait, elle, la démonstration de l’incapacité actuelle de l’ensemble des organisations du bloc social-progressiste à produire les conditions d’un engagement féministe délivré du fléau des violences sexistes et sexuelles. C’est en prenant littéralement la parole que les femmes ont fait exploser la contradiction politique latente. Les questions posées au bloc social-progressiste ne trouveront qu’une réponse partielle avec la mise en avant de contenus programmatiques féministes. De nouveau, les différentes expressions du mouvement des femmes exigent d’élargir la compréhension générale des rapports sociaux pour obtenir la justice, l’égalité réelle et la reconnaissance de multiples expériences des rapports genrés et des dominations qui les forgent.
Enfin, dans une moindre mesure, les actions hétérogènes du mouvement climat ont mis en scène différentes distances à l’ordre social et institutionnel sous la forme de mouvements de désobéissances civiles. En tentant de déployer de nouveaux répertoires d’action, les franges les plus déterminées du mouvement interpellent la capacité du bloc social-progressiste à, d’un même mouvement, rompre avec ses racines productivistes et s’engager dès maintenant dans la confrontation avec le caractère écocidaire du mode de production capitaliste. Les appareils historiques du camp social se retrouvent donc face à la nécessité supplémentaire d’inventer un rapport d’échange, d’apprentissage et de respect de l’autonomie des luttes engagées pour trouver le moyen de les appuyer sans les écraser et de fonder sa radicalité sur ces nouveaux souffles.
L’opportunisme petit-bourgeois
L’exigence de radicalité qui se dégage dans la société doit devenir le support de la stratégie de confrontation au pouvoir. Sur le plan électoral, la dernière initiative tactique a été la création de la Nupes et visait à répondre à la demande d’unité du camp social lors du scrutin. L’accord programmatique sur lequel il s’est organisé peut, dans sa version maximale (sans les vétos des socialistes et des écologistes sur certaines dispositions) se présenter comme le programme minimum d’un bloc de gauche qui souhaiterait engager une rupture non seulement avec le pouvoir en place, mais également l’organisation sociale actuelle. A posteriori, le choix d’un tel accord apparaît comme une tentative qui était vouée à l’échec. Il a été cependant un moyen d’arrimer temporairement les vieux appareils de la social-démocratie et des écologistes à un centre de gravité plus radical, un objectif qui doit devenir la préoccupation constante de la gauche de rupture.
Deux problèmes se sont néanmoins très vite posés à cette alliance produite par les circonstances électorales de 2022. Premièrement, l’effet écrasant du rapport de force issu de la présidentielle, plaçant une gauche de rupture pour la deuxième fois à la tête du camp social a très vite était contesté par les éléments minoritaires de l’alliance. Deuxièmement, la dynamique relative de la Nupes n’a pas élargi drastiquement le socle social du bloc de gauche réouvrant la question de la direction stratégique à adopter pour y répondre. Si le vote pour Jean-Luc Mélenchon, y compris dans sa dimension de vote utile, s’était présenté comme un moment dans lequel l’intérêt du camp social pouvait, à l’échelle électorale, prendre le pas sur les intérêts particuliers de telle ou telle boutique, la période post-électorale a ainsi réveillé les instincts opportunistes et les velléités de construction d’intérêts particuliers.
Le premier opportunisme concerne les directions du progressisme privilégié. Puisque l’accord électoral de 2022 a permis aux vieux appareils de la bourgeoisie de gauche (PS /EELV) des gains parlementaires, leur intérêt immédiat était de recouvrer une forme d’autonomie politique. Ces organisations de l’ancienne « gauche de gouvernement », c’est-à-dire auxiliaires potentiels du pouvoir des féodalités économiques du pays, ont ainsi très vite contesté leur place subalterne dans la direction du camp social. Gonflés par leur ethos de classe et choisissant d’ignorer leurs résultats électoraux désastreux auprès des classes populaires, ces appareils ont réalisé que les promesses d’union ne les engageaient pas véritablement. Réduits à leur socle minimal, c’est-à-dire soutenu inconditionnellement par les fractions de la bourgeoisie modérée qu’elles organisent, ces organisations se savaient relativement protégées à court terme d’une sanction électorale supplémentaire et ont donc misé sur la reconstruction de leurs intérêts propres.
Du côté d’EELV dont les primaires avaient été l’occasion d’un déchirement au sujet du point d’accroche à adopter avec la gauche, le parti s’est donné comme objectif prioritaire d’étouffer les divisions. L’organisation écologiste s’est donc recentrée sur son centre de gravité interne en cherchant à unifier ses satellites et à créer les conditions d’un élargissement de sa base militante avec pour objectif, 1 million de membres[5]. Sur le plan idéologique, la refonte de l’unité interne a sonné le retour de la vieille ligne historique des Verts, soit la promotion de l’écologie politique comme nouveau projet contre-hégémonique. Une erreur d’analyse fondamentale au moment où la conscientisation de masse de l’enjeu climatique agit plutôt, sur le plan politique, dans le sens d’une régénération des paradigmes sociaux historiques portés par la gauche du mouvement ouvrier, en raison de son début de rupture avec le productivisme.
Le Parti Socialiste, mené par son secrétaire national, a joué l’espace d’un court instant le jeu de l’unité pour éviter une disparition totale. Le congrès de l’organisation a néanmoins magistralement fait exploser les contradictions internes qui avaient été mises sous le tapis après le quinquennat Hollande et le parti est apparu scindé en deux. Pour faire peau neuve, son aile gauche a tenté timidement de se recentrer sur le périmètre programmatique de la Nupes. Elle a buté sur la fin de non-recevoir de la part des vieux ténors de la hollandie. En partie isolés, ces cadres du quinquennat socialiste se sont alliés pour les circonstances aux courants droitiers qui partagent avec eux une vision islamophobe de la laïcité et la vision républicaine du pouvoir macroniste, chimère faite d’autoritarisme et d’universalisme vicié.
Depuis le début du second quinquennat, l’opportunisme de cet état-major de la petite-bourgeoisie de gauche s’est notamment illustré comme une formidable tentative de transformer sa volonté de trouver une issue conciliatrice à la crise politique en une mise en accusation de la France Insoumise et des secteurs déterminés du mouvement social. Les socialistes et les écologistes ont alors dénoncé « leurs excès » en chœur avec le pouvoir. Incapables de résister à la moindre salve d’attaques en délégitimation lancée par le pouvoir, les directions de ces partis ont régulièrement cédé à la pression et donné le point à l’adversaire. Ce fut le cas quand ils ont par exemple accepté de manifester contre l’antisémitisme aux côtés de la droite raciste et de l’extrême-droite, aggravant la farce de « l’arc républicain ». Dans certains cas, comme au sujet de la politique internationale, les deux appareils avaient même par le passé assumé leur soutien à la bourgeoisie nationale comme lorsqu’ils ont renouvelé par exemple leur allégeance à l’atlantisme. Enfin dans d’autres cas, ils ont fait preuve d’un modérantisme consternant pour occuper l’espace entre la gauche de rupture et le pouvoir. En témoigne leur incapacité à réellement s’engager contre le fait colonial en Palestine ou les récents appels des écologistes à lutter contre la « pauvrophobie d’Etat »[6], vision caritative de la solidarité compatible avec le capitalisme. Ce positionnement politique a non seulement eu pour conséquence de saper l’effort entrepris par la gauche de rupture pour radicaliser la visée politique du camp social mais organise sciemment une division en son sein, au bénéfice d’une entreprise minoritaire de représentation de certaines fractions de classe peu pressées au changement. Dans ce contexte, les vains appels à s’unir malgré leur incapacité à s’opposer à l’agenda du pouvoir ne peuvent que participer à faire dérayer l’objectif de rupture réelle avec l’ordre social existant.
Sur le plan électoral, sans surprise, les socialistes et les écologistes se sont donc mis en ordre de bataille pour les élections européennes en faisant le choix explicite de rompre l’accord fragile de 2022. La gauche de rupture doit pour y répondre organiser un siphonnement supplémentaire de la base sociale de la bourgeoisie modérée ou a minima obtenir sa consécration comme électorat captif. Or, l’objectif s’avère difficile dans le contexte d’un scrutin où la participation des classes populaires de gauche est notoirement faible. Néanmoins, elle ne doit pas abandonner le degré de radicalité sur lequel a été fondé une partie de son ancrage populaire mais chercher à rassembler sur le programme minimal de la Nupes. De même, l’échéance européenne doit être l’occasion de continuer de dénoncer les remises en cause du programme signé en 2022 afin de démasquer tous les renoncements opportunistes. Dans le cadre des élections européennes, c’est en misant sur le niveau d’exigence élevé des éléments actifs du camp social qui votent, comme la jeunesse progressiste et la galaxie écologiste mobilisée que peut s’organiser la mise en contradiction de l’option modérée face à ses électeurs.
Affronter les mirages de la valeur travail
Le deuxième opportunisme s’organise en partie, à l’intérieur du périmètre de la gauche de rupture. Il se présente cette fois-ci comme une proposition de conciliation avec certaines franges du salariat et des classes populaires dont on espère récupérer le soutien à condition de revisiter ou d’atténuer certaines prises de position sur le plan de la bataille antiraciste ou de la construction d’une conscience de classe émancipatrice. Cet opportunisme peut se prêter au jeu de la critique de la forme de l’énonciation du projet de rupture mais prend d’abord son origine dans le conflit d’interprétation sur les capacités d’élargissement du bloc social de gauche. À des degrés différents, François Ruffin et la direction du parti communiste en sont les meilleurs représentants, en raison de leur analyse en parti similaire de l’ancrage populaire du bloc social-progressiste. Emprunts d’un tropisme économiste, les partisans de cette option politique tendent à réifier les classes populaires comme un ensemble homogène quand elles sont en réalité traversées par des expériences sociales différentes, porteuses de subjectivités politiques potentiellement opposées.
Dans sa critique de l’inégal ancrage de la France Insoumise entre les classes populaires urbaines et celles habitant les zones rurales et périurbaines, François Ruffin a, par exemple, refusé de se confronter à l’existence d’une fracture xénophobe au sein des milieux populaires[7]. Le cœur de sa proposition politique s’établit sur le pari d’une possible récupération de certaines franges blanches du salariat des bassins d’emploi frappés de plein fouet par la désindustrialisation et acquises au vote pour le Rassemblement National[8]. Dans ses différentes publications[9], le député insoumis fait le juste constat de l’effondrement de la conscience de classe ouvrière, cependant déjà très bien documentée par la sociologie depuis des années. À ce problème, il ne semble pouvoir opposer que la réactivation d’un clivage politique entre le peuple et les ultra-riches à la manière de son film à succès, Merci Patron !. Les propositions de François Ruffin souffrent régulièrement de ce caractère discursif qui se résume principalement à mettre en avant le caractère essentiel de la contribution des premiers de cordées à l’activité productive. Son intuition, lors de la pandémie de la Covid-19, de valoriser les figures des travailleurs prolétarisés des secteurs surexploités de la logistique et des services aurait pourtant pu engager la gauche dans une nouvelle réflexion travail. François Ruffin s’est cependant égaré dans un discours sur « le retour de la valeur travail à gauche »[10].
Coincé par son constat de l’adhésion d’une partie des franges populaires au mythe de « l’assistanat » et refusant de se confronter à la fracture raciste au fondement de cette « conscience triangulaire »[11] des classes populaires auxquels ils tentent de s’adresser, le député de la Somme a été incapable de se saisir du cœur du problème : le continuum que la droite et l’extrême-droite ont patiemment établi entre figure de l’assisté et figure de l’immigré. A contrario, le Rassemblement National a lui très bien saisi l’enjeu de faire de l’organisation de la pénurie de ressources et de droits au cœur du projet de la bourgeoisie, un moyen d’établir un pacte racial auprès de certaines franges blanches des classes populaires massacrées par des décennies de politiques antisociales. Cette constatation n’implique en rien « d’abandonner » ces fractions de classe au vote pour l’extrême-droite comme le sous-entend parfois avec condescendance François Ruffin. Elle doit permettre a contrario de prendre au sérieux les fondements de l’adhésion populaire au projet du RN et de comprendre que toute tentative de dialogue avec ces éléments reposant sur des renoncements à dénoncer la mythologie de l’assistanat ou les expressions racistes anti-immigrés vont ancrer ces franges dans leur conviction ou provoquer une sortie de route de la visée progressiste du projet porté. Si la position de l’électron libre de la France Insoumise oscille aujourd’hui entre aveuglement sincère et obstination malheureuse, celle de la direction communiste est un bon exemple de déraillement du projet.
Le Parti communiste, sur la base de la même erreur d’analyse que le député insoumis, a ainsi multiplié les adresses aux électeurs de la « droite sociale »[12] et « ceux qui votent en faveur de l’extrême droite »[13]. Toutefois, les protagonistes diffèrent ici sur la proposition faite à ces fractions populaires. Quand François Ruffin se contente de refuser de voir certaines tendances réactionnaires et de réactiver un vieil économicisme, la direction du PCF organise un quasi-soutien à certaines de ces aspirations en tentant de se présenter comme une proposition d’apaisement face à la crise. C’est en revendiquant par exemple fièrement son soutien aux « ouvriers de la sécurité » malgré l’effroyable déploiement de la répression des gilets jaunes et de la quasi-totalité des mouvements du premier quinquennat, que la direction communiste présente son nouveau visage de « parti de l’ordre à visage humain ». Depuis le 38ème congrès, les dirigeants du PCF construisent patiemment un parti à contre-courant systématique des avancées exigées par les mobilisations populaires[14]. À la tête du parti l’ancien secrétaire de la fédération du Nord du parti est, lui, passé maître dans l’art de l’ambiguïté communicationnel en deux temps : le premier pour s’adresser aux électeurs populaires que le PCF cible mais n’attire pas, le second pour s’insurger de la mauvaise interprétation de ses propos à gauche, corrigeant discrètement le tir si nécessaire, comme lors de son opération de fustige de la « gauche des allocs » [15].
Quelle qu’en soit la formule retenue, Fabien Roussel est bien le fer de lance de la bataille de la « valeur travail » à gauche. Or, derrière ce signifiant vide se loge un renoncement politique : la fin de l’ambition communiste de contester chez ces travailleurs l’adhésion à l’éthique méritocratique du travail promue par le néolibéralisme. Or c’est cette éthique du travail qui produit leur représentation triangulaire du monde « entre une pression venant du haut, mais aussi [à] une pression venant du bas, venant de plus bas qu’eux »[16] et sur laquelle peut se greffer la xénophobie. Sorte d’acceptation de l’exploitation salariale chez des franges du petit salariat généralement assez éloignées du monde syndical, cette stratégie de réussite sociale par le travail acharné est sobrement nommée « fierté » par les partisans de la valeur travail pour flatter ceux qui en sont prisonniers. Cette acception du travail nourrit en retour une vision de la protection sociale comme service d’assistanat, et avec elle une « haine de l’allocation ». Opposer auprès de ces catégories sociales la fierté du travail à la perception d’une allocation, comme le fait le dirigeant communiste, revient à valider leur antipathie à l’égard du « plus bas que soi »[17] tant cette valeur illusoire du travail est l’alpha et l’oméga de leur stratégie d’intégration sociale. La proposition tout entière se présente finalement comme un renoncement caché à mener le combat sur le caractère exploité du travail, auquel est préféré un soutien flatteur à un ressentiment mal dirigé, que l’on flatte. Chez ces franges du petit et moyen salariat blanc, le basculement de la figure de l’assisté à l’immigré s’opère d’autant plus facilement qu’en l’absence d’une conscience de classe solide, l’offre venimeuse de la préférence nationale se présente comme plus alléchante, notamment quand certains vivent en partie dans des territoires construits pour se mettre à l’écart des grands ensembles urbains où vivent les populations immigrées[18]. Enfin, dans certaines de ces zones du « péri-urbain », l’accès à la petite propriété foncière alimente par ailleurs une méfiance supplémentaire de ces populations vis-à-vis de la gauche.
Si cela ne suffisait pas à constituer un défi suffisant dans la lutte contre l’effondrement du sentiment d’appartenance de classe, l’on trouvera chez la direction communiste l’expression de son mépris pour les « franges radicalisées des quartiers périphériques » et d’une prise de distance avec leurs mobilisations[19] comme pour indiquer aux fractions populaires empreintes de ressentiments xénophobes qu’il partage leur méfiance. Dans ses écrits, Fabien Roussel explique d’ailleurs que les communistes se distingueraient de leurs anciens alliés insoumis sur les sujets suivants : « Prise en compte de la présence et de la montée de l’islamisme radical, lutte contre le racisme, laïcité, sécurité et police, capital et travail : sur tous ces thèmes très régaliens, nous n’avons pas forcément les mêmes approches. Cela tient parfois à peu de choses, mais sur ces questions aussi importantes pour le vivre-ensemble et le respect de nos valeurs républicaines, ce sont des nuances qui comptent »[20]. Cette rhétorique se fond à merveille avec la stratégie du pouvoir macroniste qui n’a eu de cesse d’instrumentaliser la laïcité et l’épouvantail islamiste pour contenir la solidarisation de la gauche avec les classes populaires ciblées par les politiques racistes de l’Etat. Le pouvoir sait ainsi compter sur l’opportunisme de la direction communiste, devenue la nouvelle coqueluche de la droite médiatique en raison de sa capacité à prôner, et l’apaisement, et l’illusion du travail méritant. Avec cette stratégie, le Parti Communiste ne semble attirer à lui que les débris du souverainisme de gauche et les miettes du chevènementiste qui partagent sa vision. Le parti a ainsi présenté récemment son alliance pour les élections européennes avec la Gauche républicaine et socialiste d’Emmanuel Maurel et le parti d’Arnaud Montebourg[21]. Cette tentative catastrophique de tirer le centre de gravité du camp social vers une dangereuse renonciation, renouvelle l’importance pour le bloc de gauche d’élaborer une proposition sur le travail qui présente comme le moyen d’une unification du bloc populaire.
Elargir le bloc social-progressiste en unifiant le sujet « salariat »
Le désaccord sur l’interprétation de la stagnation relative du périmètre social du bloc de gauche ne serait pas en soi un problème s’il alimentait un débat sur les perspectives stratégiques de l’élargissement recherché. Sous la forme d’un social-chauvinisme à peine voilé chez les communistes, et d’une aventure personnelle chez François Ruffin, ces formes diverses d’opportunisme se présentent pour le moment comme une double difficulté. Elles sont d’abord une menace permanente de renégociation de l’alliance fragile commencée entre la gauche de rupture et une partie des classes populaires qui cumulent l’expérience d’une exploitation salariale intense et le vécu d’une discrimination raciste systémique. À chaque événement politique dans lequel s’illustre la fracture raciste au sein de la société française, revient ainsi le risque de voir ces mêmes acteurs tenter de fonder leur stratégie de distinction sur un marchandage de la ligne à tenir. Dans un deuxième temps, ces acteurs se présentant comme des éléments faibles de la visée stratégique du camp social, ils s’offrent comme un point d’appui du camp réactionnaire pour organiser la division en son sein, particulièrement lorsqu’ils rejoignent la petite bourgeoisie dans son incapacité à assumer la confrontation avec l’agenda du pouvoir.
Puisqu’un des risques de division interne de la gauche de rupture s’organise ainsi en partie sur la vision du travail, l’intérêt à réinvestir différemment la question de son exploitation revêt un caractère stratégique supplémentaire. L’objectif d’élargissement du bloc de gauche tend d’ailleurs, lorsqu’il est discuté du point de vue strictement électoral, à être à en panne d’idées. Quand il se porte sur l’identification des réservoirs électoraux potentiels, c’est surtout l’abstention massive qui est présentée comme un objectif pour les organisations de gauche. Or, ce bloc se présente cependant comme une entité hétérogène, susceptible de contenir toutes sortes de subjectivités politiques difficilement identifiables. À la recherche du soutien de nouvelles fractions de classe, le bloc social-progressiste ne peut faire l’économie d’une réflexion sur l’expérience salariale qui reste un rapport social majeur dans la société actuelle. Dans ce front ouvert avec le capital, les décennies pendant lesquelles la gauche a été contrainte d’adopter une posture défensive l’ont amenée à conserver des mots d’ordres historiques sans une capacité réelle à développer leur sous-texte. Autrement dit, les propositions programmatiques de la gauche ont pu signaler la direction à donner à la société salariale sans signifier la visée transformatrice qui leur était rattachée. Ainsi en est-il des propositions de nature quantitative sur lesquelles elle jouit d’une certaine visibilité : hausse du Smic et des salaires, 32h, sixième semaine de congés payés, retraite à 60 ans. Toutes procèdent d’une ambition de répartition des richesses mais perdent d’autant leurs significations historiques de répartition entre capital et travail et de réduction du temps de travail que la classe dirigeante organise l’illusion d’une pénurie générale des ressources disponibles et épuise le front social par l’organisation du recul des droits. Sans renoncer à aucune de ces propositions qui gagneraient même, comme les 32h, à être martelées auprès notamment des salariés de l’encadrement, la passation de nouvelles alliances sociales requiert un saut qualitatif dans la confrontation à engager sur le travail.
Le premier axe de ce tournant qualitatif doit se concevoir comme une réponse à la bataille engagée par la bourgeoisie contre les institutions salariales. Par l’inflation des contrats précaires autorisés et l’introduction de statuts tiers, elle a organisé son offensive générale sur le travail sur la base d’une fragmentation de l’expérience du travail. S’appuyant sur un désir réel d’autonomie au travail des populations, la classe capitaliste s’est lancé dans sa croisade contre le salariat en élaborant notamment un brouillage des frontières entre indépendance et salariat qui organise de concert la baisse des droits et de la capacité à fonder une nouvelle action collective. Or, sans l’unification dans la lutte politique de fractions de classe atomisées entre les différentes expériences du travail dans le capitalisme actuel, l’objectif d’élargissement du bloc social-progressiste risque de buter sur la difficulté à se porter sur de multiples fronts éparpillés. À plus forte raison, l’expérience du travail ne représente en plus qu’un des rapports sociaux qui façonnent le vécu social des classes populaires, dédoublant ainsi la difficulté à les organiser. La question du statut du travail apparaît donc comme un point d’appui pour rapprocher le faux indépendant exploité par des plateformes, le petit et moyen salariat des TPE-PME, les travailleurs isolés par les chaînes de la sous-traitance, les nouveaux prolétaires du secteur de la logistique et des services jusqu’aux travailleurs, contractuels comme fonctionnaires, des services publiques sabrés par l’offensive managériale. La réponse au niveau des statuts du travail présente finalement le double avantage de constituer une réponse à la même échelle que la campagne menée par la bourgeoisie en tant que classe et de fonder la coalition d’intérêt sur la généralisation d’un gain de souveraineté collective sur les conditions du travail et de son exercice. La proposition de Bernard Friot[22] d’un salaire rattaché à la personne, est sans une base de travail sérieuse pour lancer la réflexion collective.
Le deuxième axe sur lequel la gauche de rupture doit recouvrer une logique offensive est la question des moyens d’extension de la socialisation de la valeur. La défense de la protection sociale par la gauche souffre d’un réflexe commun qui consiste à l’ériger en totem à préserver de l’histoire collective, sans procéder d’une réactualisation du combat au sujet de la maîtrise de la part socialisée de la valeur. Pris en étau entre l’adhésion populaire au mythe de l’assistanat et les assauts de l’Etat cuirassé de néolibéralisme, le projet de sécurité sociale voit la gauche s’évertuer à en maintenir au mieux l’esprit originel, au pire trouver des éléments de rafistolage qui ancrent des reculs dans son fonctionnement. Dans ce combat l’opposition de gauche fait en outre face à de nombreux obstacles supplémentaires comme la division des systèmes de prestation et la perte de la culture démocratique de leur gestion ou le remplacement de la cotisation par le financement via des impôts contributifs. La reprise de l’objectif de son déploiement doit alorsse concevoir comme une tactique visant à organiser le décrochage de l’idéologie dominante de ces fractions populaires qui adhèrent à la logique de pénurie de ressources et de droits. Le soutien officiel du pouvoir aux logiques de préférences nationales oblige d’autant le bloc social-progressiste à dégager une nouvelle voie pour faire « valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat »[23]. L’objectif de socialisation de la valeur doit ainsi trouver conjointement un nouveau support de sa capacité de ralliement et de nouveaux critères d’attribution quand la nationalité et l’emploi agissent, dans les mains de la bourgeoisie, comme des barrières à l’unification du monde du travail. Pour faire émerger le nouvel axe saillant susceptible de porter la bataille de la généralisation de la sécurité sociale, les projets de sécurités sociales alimentaires et culturelles portées par le Réseau salariat doivent être une source d’inspiration.
Un véritable déploiement d’une bataille pour un nouveau statut du travail et son corollaire, une sécurité sociale élargie, ne sera cependant possible qu’à partir d’une coordination politique des diverses organisations qui se partagent l’héritage du mouvement ouvrier. Ces débats existent à bas bruit dans de nombreuses organisations, chacune portant des regards depuis sa propre expérience de la lutte. Il faut sortir collectivement ces réflexions de l’arrière-boutique pour en faire le cœur de la discussion sur le travail à gauche et torpiller ainsi les divagations opportunistes sur la « valeur travail ».
Pour conclure
Puisque la crise est par essence un risque et une opportunité, elle doit être saisie comme un moment dans lequel la prise de risque est d’autant moins dangereuse que l’immobilisme est assurément mortel. Puisqu’elle s’exprime comme une période dans laquelle l’arrimage des options politiques à leur base sociale est mouvant, la proposition politique du bloc social-progressiste doit s’évertuer à viser consciemment la construction patiente d’alliances avec les fractions de classe qui se détachent de l’ordre social, en appuyant les mobilisations de leurs représentants, et sans décrocher de sa visée stratégique de rupture progressiste. L’organisation d’une coordination générale du camp social contre le pouvoir est à court terme un enjeu majeur pour pouvoir construire son élargissement sur l’unification des luttes politiques et salariales. Paul Nizan écrivait : « Personne ne veut croire encore les voix désagréables de ceux qui disent que ce monde commence à mourir de sa vilaine mort, que sa condamnation est déjà décidée quelque part »[24].
Décidons-en !
[1] Bruno Amable, Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Paris, Raisons d’agir, 2017
[2] De nouveau, Bruno Amable et Stefano Palombarini décrivent bien la nécessité de commencer par absorber la droite libérale, disons orléaniste pour le bloc bourgeois en formation en 2017.
[3]https://lemonde.fr/politique/article/2022/06/18/retraites-la-cfdt-durcit-sa-doctrine_6130931_823448.html?random=1740709830
[4]https://www.cgt.fr/actualites/france/interprofessionnel/environnement/le-collectif-plus-jamais-ca-appelle-le
[5] https://reporterre.net/Marine-Tondelier-Notre-ecologie-est-radicale
[6]https://www.mediapart.fr/journal/france/080124/les-personnes-pauvres-vivent-l-ere-du-soupcon-permanent
[7] Il s’est d’ailleurs illustré à plusieurs reprises dans sa prise de distance avec les mobilisations des quartiers populaires
[8]https://charliehebdo.fr/2022/09/politique/francois-ruffin-je-ne-veux-pas-quon-abandonne-certaines-terres-jugees-irrecuperables-parce-quelles-votent-rn/
[9] Voir notamment son « Je vous écris du front de la Somme » aux éditions des Les Liens qui libèrent
[10] https://www.youtube.com/watch?v=R5ZIHXdTttU
[11] https://laviedesidees.fr/Vivons-nous-encore-dans-une Dans cet article, Olivier Schwartz note l’existence d’une « conscience du monde social » qui n’est pas construite sur une bipolarité mais un « triangulaire » dans laquelle certaines classes populaires se projettent entre pression du haut (classe dominates) et du bas (de la part de personnes « venant de plus bas qu’eux »).
[12]https://www.bfmtv.com/politique/fabien-roussel-tend-la-main-aux-electeurs-de-la-droite-sociale_AV-202201310183.html
[15] https://www.ladepeche.fr/2022/09/16/gauche-du-travail-contre-gauche-des-allocs-on-vous-explique-le-debat-10546045.php
[16] https://laviedesidees.fr/Vivons-nous-encore-dans-une
[17] Il s’agit de faire référence ici au troisième pôle de la conscience triangulaire de certaines classes populaires : ceux dont ils estiment qu’ils exercent une pression sur leur condition en se trouvant dans une position subalterne et vivante en recevant par exemple une aide de l’Etat.
[18] Violaine Girard, Le vote FN au village. Trajectoires de ménages populaires du périurbain, Editions du Croquant, coll. «Sociopo», 2017
[20] Ma France- heureuse, digne, solidaire, Editions Le Cherche-Midi, 2021, p.52
[21]https://www.sudouest.fr/elections/europeennes/europeennes-le-pcf-presente-une-partie-de-sa-liste-avec-fabien-roussel-18078144.php
[22] Bernard Friot, L’Enjeu du salaire, Paris, La Dispute, 2012
[23] Le Manifeste du Parti Communiste, K.Marx et F.Engels, 1848
[24] Paul Nizan, Les Chiens de garde, 1932