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L’intelligentsia et la social-démocratie. Un texte inédit en français de Karl Kautsky
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://www.contretemps.eu/kautsky-intelligentsia-social-democratie/
L’article que l’on va lire, bien que daté mais aussi parce que daté (il est paru en 1894-1895), présente au moins un double intérêt. En premier lieu, il porte témoignage d’un intense débat qui s’est mené, à partir des années 1890 jusqu’au moins la Première Guerre mondiale, au sein et en marge de la social-démocratie européenne, organisée au sein de la IIe Internationale fondée en 1889.
Ce débat a porté, d’une part, sur la nature sociale des acteurs qui, dès l’abord et de plus en plus, se sont portés à la tête de ces organisations politiques (mais aussi de leurs relais, flancs-gardes ou contreforts syndicaux) et en ont assuré l’encadrement, organisations dont la base était prolétarienne (dans toute la diversité des composantes du prolétariat de l’époque) et, d’autre part, sur leur légitimité à occuper de telles positions dominantes au sein de ces organisations. Ce riche débat est aujourd’hui largement oublié1. Et c’est bien dommage car il pourrait heureusement alimenter les analyses contemporaines sur les « nouvelles couches moyennes » ou « couches moyennes salariées ».
Le second intérêt de cet article tient dans la personne de son auteur, Karl Kautsky (1854-1938). Alors déjà un des leaders de la social-démocratie allemande, Kautsky va rapidement s’imposer comme le gardien de l’orthodoxie marxiste bien au-delà de cette dernière en Europe2. Et c’est pourtant une thèse peu orthodoxe au regard du marxisme classique qu’il défend ici… tout en s’y employant dans le cadre d’une conceptualité marxiste !
Sous la dénomination d’intelligentsia, il identifie en effet dans les dirigeants et cadres de la social-démocratie, des éléments d’une classe originale3, née du développement des rapports capitalistes de production, intermédiaire entre la bourgeoisie et le prolétariat. Et il légitime implicitement au passage leurs positions dominantes dans le mouvement socialiste en tant qu’ils participent de cette « aristocratie de l’esprit » que constituerait l’intelligentsia, disposant du privilège voire du monopole du savoir et de l’aptitude à s’élever à « la pensée désintéressée ».
Une thèse qui ne peut manquer d’interpeller toutes celles et tous ceux qui s’interrogent sur ce qu’a été ce mouvement à cette époque mais aussi ce qu’il est devenu depuis lors et jusqu’à nos jours.
Alain Bihr
***
I. Délimitation de la tâche
Il est notoire que la social-démocratie n’a nullement la prétention d’établir un modèle auquel devrait se conformer « l’État de l’avenir » ; mais elle ne peut pas davantage établir un modèle pour le mouvement prolétarien d’aujourd’hui ou de demain. Sans doute possède-t-elle des fondements théoriques précis, et toute tentative pour les ébranler n’a fourni jusqu’à présent que l’occasion de les renforcer et de les confirmer. Mais le caractère inébranlable de ces fondements ne signifie aucunement l’uniformité du mouvement. Car ils reposent sur la connaissance de ce que « tout passe », que tous les rapports sont en constant devenir, que par conséquent toute vérité n’est que relative et valable seulement sous certaines conditions déterminées.
Ainsi les fondements théoriques de la social-démocratie ne permettent pas à leurs futurs représentants de se prélasser, en s’en remettant tranquillement aux réalisations de leurs prédécesseurs. La poursuite du développement historique pose sans cesse de nouveaux problèmes et ces fondements n’en offrent pas immédiatement la solution, mais seulement les prémisses qui permettent de l’atteindre.
L’une de nos propositions de base affirme par exemple que la force motrice du développement social contemporain est la lutte de classes entre le prolétariat et la bourgeoisie. Mais cela ne signifie nullement que qui connaît cette proposition par cœur a ipso facto réponse à tout ce qui concerne les luttes sociales et politiques de notre temps. Considérons simplement combien le prolétariat et la bourgeoisie sont différents dans les divers pays et aux diverses époques, combien varient les circonstances dont ils sont nés, combien différent les conditions dans lesquelles ils luttent !
De plus, il y a entre la bourgeoisie et le prolétariat toute une série de couches sociales (Volksschichten) aux intérêts particuliers, qui interviennent dans les luttes des deux classes précédentes, renforçant tantôt un camp tantôt l’autre. Ces couches sociales sont elles-mêmes soumises à un changement permanent et leurs forces, leurs aspirations, leurs méthodes de lutte se modifient sans cesse.
Une des tâches du théoricien socialiste est d’étudier toutes ces transformations et de les exposer à ceux qui prennent pratiquement part à la lutte. Cette tâche ne connaît ni trêve ni repos ; bien au contraire, le changement social est si rapide qu’on a peine à le suivre.
Parmi les problèmes que soulève le développement le plus récent de notre parti, les plus importants sont ceux de l’agitation dans les campagnes et de la conquête de l’intelligentsia (Intelligenz). Ces problèmes sont nés pour une part de la croissance de notre parti, si bien que, en de nombreux endroits, le prolétariat industriel des zones urbaines constitue déjà pour lui un champ d’activité trop étroit. Mais, à lui seul, ce fait n’explique pas que, ces derniers temps, la question de notre position à l’égard des différentes couches de la population rurale ou de l’intelligentsia ait pris une telle importance. Ainsi, par exemple, la question de notre position à l’égard de la paysannerie est aujourd’hui ardemment discutée non seulement dans les différents pays d’Europe – en dehors de l’Allemagne : en Autriche, en France, en Belgique, au Danemark, etc. – mais aussi aux États-Unis. Le rapport au People’s Party, pour l’essentiel un parti paysan, y a fait l’objet de discussions animées dans les cercles de notre parti, et pourtant il ne viendrait à l’idée de personne de prétendre que la social-démocratie américaine domine déjà le prolétariat industriel urbain au point où son agitation en son sein ne saurait plus lui suffire.
Si nous avons eu récemment l’occasion de nous occuper de la paysannerie plus qu’auparavant, la raison essentielle en gît dans les changements qui sont survenus à l’intérieur même de cette classe ; elle commence à s’animer, à prendre part à la vie publique et devient un acteur politique ; il est impossible de l’ignorer. Nous devons clarifier ce que nous avons à atteindre d’elle, dans quelle mesure ses intérêts peuvent être unis à ceux du prolétariat ou non, dans quelle mesure elle peut nous fournir soit des alliés pour des buts précis, soit des camarades de parti qui, en toutes circonstances, marchent au coude à coude au côté du prolétariat industriel.
En plus de celle que soulève l’agitation dans les campagnes, il faut notamment se poser la question de notre position envers l’intelligentsia. Son émergence doit elle aussi être imputée pour l’essentiel aux transformations qui se sont produites au cours des dernières décennies au sein de ces couches sociales (Bevölkerungsschichten), et dont nous aurons encore l’occasion de traiter plus précisément. Le fait qu’elle ait provoqué simultanément dans différents pays des discussions et des mouvements animés montre combien cette question est profondément enracinée dans la réalité actuelle. Ce fut le cas non seulement en Allemagne et en Autriche, mais aussi en France et en Belgique, qui possèdent comme l’Allemagne leur propre périodique socialiste destiné aux étudiants, en Italie et ailleurs encore.
En plus de celle que soulève l’agitation dans les campagnes, il faut notamment se poser la question de notre position envers l’intelligentsia. Son émergence doit elle aussi être imputée pour l’essentiel aux transformations qui se sont produites au cours des dernières décennies au sein de ces couches sociales (Bevölkerungsschichten), et dont nous aurons encore l’occasion de traiter plus précisément. Le fait qu’elle ait provoqué simultanément dans différents pays des discussions et des mouvements animés montre combien cette question est profondément enracinée dans la réalité actuelle. Ce fut le cas non seulement en Allemagne et en Autriche, mais aussi en France et en Belgique, qui possèdent comme l’Allemagne leur propre périodique socialiste destiné aux étudiants, en Italie et ailleurs encore. Dans ses derniers numéros, la Neue Zeit a publié une série de contributions sur cette question, qui offre à l’auteur des présentes pages l’occasion de prendre lui aussi part à la discussion4.
Il ne saurait être question de se demander si la social-démocratie doit se réjouir de compter dans ses rangs des membres de l’intelligentsia. Cette question a déjà été tranchée dans le Manifeste communiste5, comme d’ailleurs par le fait que les fondateurs de la social-démocratie, un Marx, un Engels, un Lassalle, étaient des membres de l’intelligentsia. La social-démocratie accueille volontiers toute personne qui accepte ses principes fondamentaux et qui prend part à sa lutte d’émancipation, quelle que soit sa classe d’origine. La conception selon laquelle la cause des ouvriers salariés ne peut sérieusement être défendue que par des ouvriers salariés, est le fait de la partie la plus arriérée du prolétariat, qui reste prisonnière de son étroitesse corporatiste. C’était le point de vue non pas des barbares social-démocrates, mais celui des grosses têtes (Musterknaben) libérales, celui des syndicalistes anglais. Dans la partie révolutionnaire du prolétariat, cette conception n’a été au mieux défendue qu’occasionnellement par quelques éléments insatisfaits de la social-démocratie – il est remarquable qu’il s’est agi généralement de membres de l’intelligentsia elle-même, qui éprouvaient de temps en temps le besoin de brandir le « poing calleux du prolétariat » – depuis Hasselmann jusqu’à la plupart des « indépendants » récemment disparus6.
Il n’est plus nécessaire aujourd’hui d’en discuter davantage.
Il est une seconde question que nous voulons écarter du champ de la présente recherche, concernant les rapports de notre parti à l’intelligentsia, celle de savoir comment il doit se comporter à l’égard des membres de cette dernière qui sont à son service ; une question qui préoccupe beaucoup nos camarades ces derniers temps, ainsi qu’en témoignent les discussions sur le montant des traitements au sein du parti. Cette question ne concerne pas seulement quelques « universitaires » mais un cercle assez étendu de camarades, presque tous ceux qui se distinguent par leur activité au service du parti, en tant que rédacteurs, éditeurs, collaborateurs de journaux et de périodiques, en tant que parlementaires, etc. L’art et la manière de trancher cette question ne sont nullement indifférents quant à la nature et à la capacité d’action du parti, mais elle concerne peu le théoricien. Elle dépend en premier lieu des moyens dont on dispose. Il est certain que les traitements des « travailleurs intellectuels » sont en règle générale beaucoup plus élastiques que ceux de toutes les catégories de travailleurs dont s’occupe le parti. Là où les moyens nécessaires font défaut, c’est naturellement en premier lieu sur les traitements des rédacteurs, etc., que l’on réalise des économies. Il n’y a à ce sujet pratiquement pas de divergence d’opinions. Par contre, tous les membres raisonnables du parti sont d’avis que, lorsque les moyens nécessaires sont disponibles, il est de l’intérêt du parti lui-même d’assurer à ses travailleurs intellectuels une existence qui corresponde non pas au niveau de vie d’un prolétaire mais à celui d’un bourgeois modeste. Ce n’est que lorsque ce niveau leur est assuré qu’ils peuvent développer pleinement leurs facultés et donner le meilleur d’eux-mêmes. Contre les puissances dominantes, nous devons mener un combat non seulement économique mais aussi intellectuel ; les classes dominantes mobilisent contre nous leurs meilleures forces intellectuelles et leur fournissent abondamment tous les moyens nécessaires. Nous avons bien pour nous la logique des faits et une théorie supérieure. Cependant, malgré cela, le combat devient pour nous plus difficile, si nous n’accordons à nos faibles forces intellectuelles que ce qui leur est strictement nécessaire pour exister et non ce supplément qui les met en mesure d’entreprendre des recherches qui ne sont pas immédiatement utilisables et de se procurer les moyens qui leur assurent en quelque sorte la même condition qu’à leurs adversaires.
Du reste, cela est en général admis au sein du parti, du moins de tous ceux qui y connaissent quelque chose aux conditions de la création intellectuelle ; et la seule question qui se pose est de savoir si l’on dispose des moyens nécessaires pour payer de pareils traitements et quelle est la mesure du niveau de vie qu’il faut assurer aux travailleurs intellectuels. À propos de cette question en particulier, les opinions les plus diverses sont évidemment possibles. Parmi nos adversaires, on se plaît, indigné, à attirer l’attention sur les débats à propos de cette question – en particulier sur ceux qui se sont tenus lors de notre dernier congrès – comme une preuve de la « barbarie », de la « cuistrerie » du prolétariat. Par moments, ce sont les mêmes qui agissent ainsi et qui, la veille encore, s’indignaient tout autant à propos de « ceux qui dirigent les ouvriers » et qui « s’engraissent sur leur dos ». Assurément ces débats témoignent seulement à quel point le niveau de vie du prolétariat allemand est incroyablement bas, à quel point sont insolents les cris de ceux qui hurlent à propos des salaires trop élevés des ouvriers. Il est naturel qu’un traitement apparaisse déjà luxueux à un prolétaire alors qu’il est encore modeste d’un point de vue bourgeois.
La question des traitements et tout ce qui s’y rapporte ne peut être tranchée que cas par cas. Le présent essai n’a pas à s’en préoccuper.
Les questions que nous allons examiner sont celles de la nature de l’intelligentsia, de savoir si et dans quelle mesure ses intérêts coïncident avec ceux du prolétariat, si et dans quelle mesure on peut s’attendre à ce qu’elle prenne part à la lutte de classe de ce dernier, et quelles sont les couches de l’intelligentsia que nous pouvons gagner le plus facilement à notre cause.
II. L’intelligentsia
La séparation entre travail intellectuel et travail manuel, travail de la tête et travail de la main, n’est pas justifiée physiologiquement. La pure pensée elle-même est une fonction corporelle ; et, d’autre part, le travail le plus grossier n’est pas seulement une activité musculaire, mais encore une activité de l’esprit, c’est-à-dire du cerveau et des nerfs. Mittelshöfer a même montré récemment dans cette revue que maints types de soi-disant travail intellectuel font moins appel aux facultés de l’intelligence que maints types de soi-disant travail manuel7.
Ainsi ces divisions sont-elles des produits de l’histoire et elles ne sont pas davantage le fait du hasard que de celui de la volonté. On admet généralement que le travail intellectuel est un travail d’espèce supérieure, un travail noble, un travail qui jusqu’à présent présupposait une part d’exploitation, que les exploiteurs réservaient à eux-mêmes ainsi qu’à leurs protégés. Quant au travail manuel, c’était jusqu’à présent le travail des exploités, des opprimés, de ceux qu’on méprisait, et il était considéré de ce fait comme un travail inférieur. Étaient considérés comme travaux intellectuels, comme des formes supérieures de travail, tous ceux que, dans l’intérêt du maintien de leur domination de classe, les classes dominantes devaient réserver à elles-mêmes et à leurs protégés – ces derniers fussent-ils des esclaves ! –, comme par exemple la direction de l’administration d’État, de l’armée, de l’enseignement, de la religion. Par extension, on y ajoutait les travaux dont l’exécution n’est pas une peine, mais un plaisir, comme c’est le cas des arts et des sciences, lorsqu’ils sont pratiqués par passion personnelle (aus innerem Drange). On y ajoutait enfin les travaux qui exigent des connaissances et des capacités dont l’acquisition suppose plus de loisirs et de moyens que ceux dont disposent en général les exploités.
Très souvent deux des précédents critères ou même les trois se conjuguaient évidemment pour conférer à une sorte de travail son caractère intellectuel.
Le travail intellectuel était ainsi du travail privilégié et il l’est encore pour l’essentiel. Mais, sous ce rapport, une transformation a déjà commencé à se produire.
Cependant, le mode de production capitaliste a fait naître une autre transformation encore, bien plus importante, dans la nature du travail intellectuel. Autrefois, c’étaient les exploiteurs eux-mêmes ou du moins une partie (eine Klasse) d’entre eux qui exerçaient au premier chef le travail intellectuel. L’Église, par exemple, qui au Moyen Âge représentait le travail intellectuel, était le plus important propriétaire foncier et possédait, en tant que tel, un intérêt direct très puissant à l’exploitation féodale. Au sein du mode de production capitaliste, les exploiteurs sont à ce point occupés par l’exploitation qu’ils n’ont pas du tout le temps et a fortiori n’éprouvent pas le besoin d’exercer un travail supplémentaire.
Ils se déchargent aussi bien du travail intellectuel que du travail manuel et ne se consacrent qu’à la chasse au profit8.
Le travail intellectuel devient la tâche particulière d’une classe (Klasse) propre, qui en règle générale n’a pas d’intérêt direct à l’exploitation capitaliste – et qui, conformément à sa nature, n’y a pas non plus nécessairement intérêt –, l’ainsi dénommée intelligentsia, qui tire ses moyens d’existence de l’utilisation de ses connaissances et de ses capacités particulières.
Cette classe, dont la production marchande simple ne développe que les embryons, par exemple les sophistes, croît rapidement au sein du mode de production capitaliste, qui non seulement lui confie sans cesse davantage les activités intellectuelles dont se chargeaient jusqu’alors les exploiteurs eux-mêmes mais qui, de plus, jour après jour, lui ouvre de nouveaux champs d’activité. Le mode de production capitaliste remplace l’artisanat par la grande industrie, il décompose le travail de l’artisan en travaux manuels et travaux intellectuels et, à côté des ouvriers postés aux machines, il rend nécessaires des ingénieurs, des chimistes, des chefs de fabrication, etc. Il pousse à la centralisation étatique, rassemble la population dans les grandes villes et réunit les petits États en grands ; à la place des petites communautés s’administrant par elles-mêmes, il fait naître des formations étendues et complexes, qui rendent nécessaires des employés administratifs spécialement formés : la bureaucratie croît rapidement. Le commerce international se développe et, avec lui, la vie politique internationale. La vie politique et économique à tous ces niveaux, celui de la grande ville, de l’État, du monde, conduit à l’apparition d’organes spécifiques d’information et d’influence, le journalisme acquiert ainsi une grande puissance. Le mode de production capitaliste transforme progressivement toute production en production marchande et multiplie ainsi à l’infini les conflits de propriété entre producteurs marchands, conflits qui constituent la meilleure source de revenus de la profession d’avocat. Le mode de production capitaliste dérobe leurs loisirs aux masses et tue l’art populaire. Ce dernier est remplacé par un art appointé et professionnalisé ; à la place des veillées au cours desquelles le peuple racontait lui-même ses propres contes et légendes s’ouvrent des théâtres et des beuglants ; le couplet d’un amuseur (Hanswurst) professionnel vient prendre la place de la chanson populaire.
Par ces moyens et par bien d’autres encore, le mode de production capitaliste fait progresser l’art et la science et fait croître l’intelligentsia.
Cependant l’offre de travailleurs intellectuels croît plus vite encore que sa demande.
L’intelligentsia se recrute en premier lieu dans sa propre descendance. Elle veille à ce que cette dernière ne tombe pas dans des classes moins privilégiées, tandis que relativement peu de ses membres parviennent à s’élever jusqu’à la classe des grands exploiteurs. La majorité d’entre eux doivent se satisfaire d’assurer à leurs enfants l’éducation et la formation qu’exige l’intelligentsia.
Cependant de nombreux descendants des classes supérieures s’intègrent eux aussi à l’intelligentsia. Dès que les inégalités de patrimoine se développent au sein d’une classe, qu’en matière d’héritage des principaux moyens de production, notamment du sol et des biens-fonds, le droit familial supplante le droit gentilice et que la puissance de l’individu s’accroît avec la grandeur de sa propriété, les familles tendent à préserver intacte la propriété antérieurement acquise ; ce qui conduit, selon les circonstances, ou bien à ce que toute la propriété familiale revienne à un seul descendant, ou bien à ce que le nombre des descendants soit artificiellement limité. Dans le premier cas, il y a par conséquent des cadets – par moments aussi des filles célibataires – auxquels il faut assurer une situation. Au Moyen Âge l’aristocratie se servait de la carrière militaire et de l’Église à cette fin. Le mode de production capitaliste a produit l’intelligentsia à cette même fin ; ou, si l’on veut, il a élargi l’Église en la transformant en intelligentsia. De préférence, les classes dominantes placent leur population excédentaire évidemment à des postes particulièrement privilégiés, dont les revenus sont en rapport inverse des exigences qu’ils imposent, en termes de force de travail et d’aptitudes, à leurs heureux occupants.
Mais, simultanément, il existe également un certain apport en provenance des classes inférieures, de la petite-bourgeoisie, de la paysannerie même, tandis qu’au contraire la part issue du prolétariat va en diminuant. L’acquisition des connaissances nécessaires pour être admis au sein de l’intelligentsia avait été longtemps le moyen permettant à des membres des classes inférieures de s’élever au-dessus de leur état. Pourtant ce n’était encore le cas que d’individus isolés, possédant des dons et des inclinations particuliers. C’était le plus souvent une élite issue de ces classes qui s’élevait au-dessus d’elles. Mais cela a désormais changé. La décadence de la petite entreprise à la ville et à la campagne contraint aujourd’hui la petite-bourgeoisie et aussi maints paysans à faire accéder, en toutes circonstances et à n’importe quel prix, leurs descendants à l’intelligentsia, qu’ils possèdent ou non des dispositions et une inclination à cet égard ; car ceux d’entre eux qui n’y parviennent pas sont menacés de tomber dans le prolétariat. Rien d’étonnant que, dans le domaine du travail intellectuel aussi, l’offre de forces de travail dépasse constamment la demande et que l’on puisse parler de surproduction d’intellectuels.
Ainsi se forme une nouvelle classe moyenne (Mittelstand) dont le nombre croît fortement et de manière continue, et dont la croissance est, à la rigueur, en mesure de masquer le déclin de la classe moyenne (Mittelstand) dans son ensemble que provoque la décadence de la petite entreprise.
Aussi tentant que puisse être un examen plus approfondi de cette question, nous devons y renoncer, car il interromprait par trop le cours de notre recherche. Contentons-nous de constater qu’avec l’intelligentsia apparaît une nouvelle classe moyenne (Mittelstand), produite en partie par les besoins du mode de production capitaliste, en partie par la décadence de la petite entreprise, une classe moyenne (Mittelstand) qui, à l’opposé de la petite-bourgeoisie, voit son nombre et son importance croître constamment, mais que, par ailleurs, l’offre excédentaire sans cesse croissante de forces de travail fait décliner toujours davantage et dont l’insatisfaction augmente de ce fait continuellement. La croissance de « l’intelligentsia » et l’augmentation de son insatisfaction, tels sont les deux éléments essentiels qui conduisent la social-démocratie à s’intéresser à cette classe (Klasse).
III. Intelligentsia et prolétariat
Si l’insatisfaction produisait à elle seule le social-démocrate, toute l’intelligentsia ferait aujourd’hui certainement déjà plus ou moins partie de son camp. Mais quelle classe n’en ferait pas dès lors partie ? Dans une société décadente, l’insatisfaction est commune à toutes les classes, mais chacune possède à cet égard ses propres raisons ainsi que ses propres moyens pour se débarrasser des inconvénients qui l’importunent. Comme parti de l’insatisfaction générale (du moins de l’insatisfaction générale des chrétiens), on pourrait compter avant tout les antisémites ; mais leur parti n’est de ce fait qu’une masse sans lien, qui est pour une part aristocratique pour une part démocratique, pour une part servile et pour une part rebelle, regroupant toutes sortes de gens (ein Haufen von Krethi und Plethi) qui, tous ensemble, sont très insatisfaits, mais qui cela mis à part ne sont rien.
Cependant, l’insatisfaction est-elle la seule chose qui unisse le prolétariat et l’intelligentsia ? Ne partagent-ils pas toute une série d’intérêts ?
Assurément. La seule question est de savoir si cette communauté d’intérêts est assez poussée pour fonder une authentique solidarité d’intérêts. Toute classe partage des intérêts singuliers avec le prolétariat. Une telle communauté d’intérêts limitée existe par exemple même entre des travailleurs salariés et les patrons d’entreprises industrielles ou même commerciales prises isolément ; et la théorie bien connue de l’harmonie entre le capital et le travail a été fondée sur ce fait.
Mais la social-démocratie ne peut conquérir, en tant que camarades durables et fidèles, par un appel à leurs intérêts de classe, que ceux des membres de la population qui partagent avec le prolétariat de la grande industrie, le sujet proprement dit du mouvement socialiste, tous les intérêts essentiels et décisifs. Le ralliement d’autres éléments par un tel appel ne pourrait qu’entraîner le trouble et la désagrégation de notre parti.
Qu’en est-il à présent en ce qui concerne l’intelligentsia ? Beaucoup affirment que les intérêts de classe (die Klasseninteressen) de l’intelligentsia seraient pour l’essentiel les mêmes que ceux du prolétariat. L’intelligentsia, expliquent-ils, ne constituerait qu’une partie du prolétariat et, dès qu’elle prend connaissance de ses intérêts de classe, elle devrait rallier la social-démocratie. A titre de preuves de l’appartenance de l’intelligentsia au prolétariat, on avance 1) le grand nombre de crève-la-faim existant parmi ses membres, 2) le fait que, à l’instar des ouvriers salariés de l’industrie, ceux-ci vivent de la vente de leur force de travail. Ce sont sans doute là deux traits distinctifs qui conviennent au prolétariat ; mais n’y a-t-il pas eu de famine de tout temps, depuis qu’existe la civilisation ? Et n’y eut-il pas des salariés avant le dix-neuvième siècle ? Cependant, ce n’est qu’au cours de ce siècle que s’est formé un prolétariat conscient de lui-même, révolutionnaire, qui est devenu le sujet du mouvement socialiste. Ce sont des conditions historiques particulières qui ont façonné un tel prolétariat ; il est l’enfant de la grande industrie capitaliste.
Ainsi, il ne suffit pas de montrer que les membres de l’intelligentsia sont dans leur majorité des crève-la-faim et qu’ils vivent de la vente de leur force de travail, pour démontrer que la conscience de leurs intérêts de classe les pousse, par nécessité naturelle, dans le camp de la social-démocratie.
Cependant, à examiner les choses de plus près, on découvre avant tout que l’intelligentsia ne possède pas d’intérêts de classe (Klasseninteressen) communs, mais uniquement des intérêts professionnels (Berufsinteressen). « Un comédien pourrait bien instruire un curé », mais quel intérêt de classe auraient-ils en commun ? Quelle communauté d’intérêt réunit le médecin et l’avocat, le peintre et le philologue, le chimiste et l’éditorialiste ? Ce ne sont pas seulement les intérêts intellectuels mais aussi les intérêts matériels de chacune de ces professions qui sont tout à fait particuliers. Si on voulait les comparer à des travailleurs manuels, alors ils ressembleraient sous ce rapport non pas à des prolétaires de la grande industrie mais, au contraire, aux compagnons artisans du Moyen Âge, qui ne connaissaient pas davantage d’intérêts de classe communs, mais seulement des intérêts professionnels. Cependant la division professionnelle est encore plus développée au sein de l’intelligentsia que parmi les artisans du Moyen Âge. L’intelligentsia est aussi la seule classe (Klasse) au sein de l’État actuel qui présente encore des restes de véritable étroitesse corporative, dans laquelle on trouve encore de réelles corporations au sens médiéval du terme. Les institutions qui dispensent la formation la plus élevée, les universités, ont su conserver jusqu’à aujourd’hui les perruques caractérisant les différents corps (Zunftzopf).
Mais la solidarité n’existe pas même entre membres de chaque profession au sein de l’intelligentsia. On a déjà eu, par ailleurs, l’occasion d’attirer l’attention sur le fait que les conditions de vie des différents prolétaires de l’industrie exerçant un même métier sont pour l’essentiel identiques ; et, lorsqu’il y a des différences, elles tiennent souvent aux avantages du jeune travailleur par rapport à son aîné. Par contre, les membres individuels de la même profession au sein de l’intelligentsia présentent les différences les plus considérables quant à leurs conditions de vie et, par conséquent, quant à leurs intérêts. Quel intérêt possède une star, une étoile au firmament de l’art, à ce que ces collègues inconnus puissent mettre correctement en valeur leurs propres talents ? Quelle communauté d’intérêts y a-t-il entre le rédacteur en chef d’un journal à diffusion mondiale et un reporter ? En quoi la situation d’un médecin de campagne préoccupe-t-elle le professeur d’une faculté de médecine, qui jouit d’une réputation mondiale et qui bénéficie annuellement d’un revenu princier ? Précisons, pour éviter tout malentendu, que cette situation peut le préoccuper sérieusement en tant qu’être humain, mais il s’agit ici de savoir à quels résultats on peut s’attendre à la suite d’un appel à leurs intérêts de classe.
Dans chaque profession de l’intelligentsia, on trouve de telles différences, même si elles ne sont pas toujours aussi accentuées. Chacune forme une hiérarchie de strates (Rangklassen), qui n’ont entre elles aucune communauté d’intérêts, et au sein desquelles chaque individu n’a pas d’autre préoccupation que de s’élever dans la strate supérieure. La tendance à améliorer sa situation personnelle en s’unissant aux collègues de même rang ne peut ici que faiblement se développer. La concurrence entre eux y est bien plus puissante, ainsi que la tendance à s’élever aux dépens de ses collègues. La jalousie professionnelle, l’arrivisme, la servilité et l’orgueil ne se développent nulle part autant que dans les milieux de l’art et de la science.
Cependant, plus encore que tout ce qui précède, ce qui sépare l’intelligentsia du prolétariat, c’est le fait qu’elle est une classe privilégiée (eine privilegierte Klasse). Quelques différents et même contradictoires que puissent être les intérêts au sein de cette classe, quelque chose l’unit : son caractère aristocratique. L’intelligentsia, c’est l’aristocratie de l’esprit, et son intérêt dans la société actuelle est de maintenir par tous les moyens son monopole aristocratique. Sans doute ces messieurs les aristocrates agissent-ils comme si leur position privilégiée était uniquement une conséquence de leurs dons exceptionnels. Mais eux-mêmes savent très bien que cette position ne repose pas du tout de manière exclusive sur les avantages dont la nature les a pourvus, et ils s’empressent par conséquent d’élever des barrières artificielles, par lesquelles ils cherchent à contenir le plus possible le nombre des nouveaux membres. D’où leur antisémitisme ; d’où leur opposition à l’accès des femmes aux études ; d’où leurs efforts pour maintenir les barrières corporatives antérieures, là où elles existent encore, ou pour en élever de nouvelles là où il n’y en a pas ; d’où enfin la tendance, dans toutes les professions de l’intelligentsia qu’il n’est pas facile d’isoler de manière corporative, d’en rendre impossible ou du moins d’en rendre plus difficile l’accès à tous les jeunes talents aspirant à s’élever, autant de concurrents, en constituant des ententes bien organisées (ein wohlorganisiertes Kliquenwesen).
Cette tendance est incompatible avec la tendance naturelle du prolétariat, en tant qu’il est la classe située au rang le plus bas, à abolir tous les privilèges, de quelque espèce qu’ils soient.
Lorsque la social-démocratie proclame le même droit pour tous à la formation, lorsqu’elle cherche à supprimer les obstacles qui empêchent aujourd’hui la femme et le prolétaire de s’élever jusqu’à l’intelligentsia, en fait jusqu’à l’intelligentsia méritante, c’est comme si elle s’efforçait d’accroître démesurément le phénomène le plus néfaste pour l’intelligentsia au sein de la société actuelle, à savoir la surproduction de personnes cultivées.
Sur ce point décisif, les intérêts du prolétariat et ceux de l’intelligentsia sont diamétralement opposés. Et, pour cette seule raison déjà, indépendamment de toute autre, faire appel à ses intérêts n’est pas le moyen approprié de rallier l’intelligentsia dans son ensemble au socialisme, de même qu’il n’est absolument pas question de l’amener à prendre part, en tant que classe (als Klasse), à la lutte de classe du prolétariat.
IV. Le prolétariat intellectuel
Cependant, si les intérêts de l’intelligentsia ne coïncident aucunement avec ceux du prolétariat, nous ne sommes pas pour autant obligés de jeter le manche après la cognée et de renoncer à toute agitation parmi les travailleurs intellectuels.
En premier lieu, il faut noter que les différentes catégories et classes de choses ne sont pas aussi abruptement séparées en réalité les unes des autres qu’il est nécessaire de le supposer en théorie, si l’on veut parvenir à des résultats clairs. En réalité, il existe des transitions imperceptibles entre les différentes catégories et classes voisines, et il y a toujours entre deux classes une série de stades transitoires. Ainsi existe-t-il une série de professions et de couches au sein de l’intelligentsia qui sont très proches du prolétariat, et qui ont au moins autant de points communs avec lui qu’avec « l’aristocratie de l’esprit ». Et le développement du mode de production capitaliste conduit à ce qu’un nombre grandissant de membres de l’intelligentsia tombent dans ces couches apparentées au prolétariat, à ce que ces couches croissent sans cesse mais aussi à ce qu’elles se prolétarisent toujours davantage dans leurs conditions d’existence et de travail, cessant d’être privilégiées pour commencer par faire partie de cette classe qui n’a rien à perdre que ses chaînes et qui a un monde à gagner.
Les facteurs par lesquels le mode de production capitaliste produit de tels effets sont ceux-là mêmes par lesquels il dissout l’aristocratie prolétarienne, couche qui possède le plus de contact avec le prolétariat intellectuel.
Considérons par exemple les typographes. Ils appartenaient jusqu’à présent à l’aristocratie ouvrière. La machine ne s’était pas encore appropriée leur branche d’activité, leur métier exigeait une certaine adresse, qui ne pouvait être acquise que par un long apprentissage, et une certaine culture (Bildung) dépassant celle généralement acquise au sein du prolétariat. Ces avantages leur rendaient possible la constitution d’une puissante organisation qui, à son tour, contribuait, par l’entretien d’un monopole corporatif (durch Pflege einer zunftiger Exklusivität), à diminuer l’offre de forces de travail dans le métier, plus encore que ce n’était le cas du fait des avantages naturels.
Mais cela change aujourd’hui rapidement. Nous pouvons ici rappeler qu’en 1891 encore, quand nous avons consacré un article aux progrès de la machine à composer aux États-Unis9, les gens du métier s’en moquèrent et un journal professionnel écrivit qu’il n’aurait pas pensé qu’une revue scientifique prendrait au sérieux une absurdité comme la machine à composer. Aujourd’hui les plus professionnels d’entre eux doivent eux-mêmes compter avec la machine à composer. Mais, par ailleurs, en partie à la suite des améliorations et des allègements de la scolarité secondaire, qui transforment la formation exigible d’un typographe en une formation plus commune ; en partie à la suite de la pénétration du travail féminin dans cette profession également ; enfin à la suite de la division du travail croissante qui abrège le temps d’apprentissage nécessaire, etc. ; l’armée de réserve croît à tel point qu’augmente le nombre de ceux qui, dans cette branche d’activité, demeurent en dehors de l’organisation professionnelle, rendant sans cesse plus difficile pour les typographes le maintien de leur position privilégiée par la seule force de cette dernière, ainsi que l’ont montré les grèves récentes.
Simultanément cependant, la contradiction de classe entre patrons et ouvriers se renforce sans cesse davantage dans la profession, la concentration et la centralisation du capital progressent rapidement, les petites entreprises sont de moins en moins capables de supporter la concurrence, il devient impossible pour les ouvriers de s’établir à leur compte. Même les rapports personnels entre ouvriers et patrons disparaissent de plus en plus, les seconds devenant de purs capitalistes, qui ne travaillent plus avec leurs ouvriers.
Il en résulte que les ouvriers imprimeurs sont conduits sans cesse davantage à prendre part à la lutte du prolétariat en général contre la classe capitaliste.
L’une ou l’autre de ces causes fondamentales, souvent toutes ensemble, agissent également au sein des couches de l’intelligentsia qui sont les plus proches du prolétariat. Le développement de l’enseignement technique rend maintes connaissances techniques si communes qu’elles cessent de garantir une position privilégiée. Qu’on se souvienne seulement du nombre démesuré de musiciens produits par nos écoles de musique, du nombre démesuré de peintres, de sculpteurs, etc., produits par nos écoles des beaux-arts, du nombre démesuré de mécaniciens, de chimistes et autres, produits par nos écoles des arts et métiers. Mais, tandis que l’armée de réserve croît sans cesse davantage, l’antagonisme entre travailleurs et patrons s’exacerbe simultanément dans ces professions ; elles aussi tombent sous le régime de l’exploitation capitaliste ; la somme à avancer pour fonder une entreprise indépendante et viable s’accroît sans cesse. En même temps, la division du travail et, avec elle, le raccourcissement de la durée de formation progressent constamment dans ces professions aussi ; et la machine fait même déjà son apparition sur le terrain de l’art, par exemple dans la sculpture du bois, dans laquelle de nombreux travaux sont déjà exécutés par des machines, sans même tenir compte des nombreux procédés chimiques qui les ont en partie déjà remplacés et évincés.
Font partie de ces couches sociales, les nombreux bataillons, qui s’accroissent de jour en jour, de « travailleurs intellectuels » des échelons subalternes des services administratifs de l’État et des municipalités, les catégories inférieures des employés des chemins de fer, des postes, des études juridiques, etc. Plus la formation générale et l’enseignement technique se développent, moins les connaissances qu’exigent ces professions demeurent le privilège d’un milieu proportionnellement restreint, moins ils possèdent de chance de pouvoir améliorer leur situation par un monopole aristocratique, par la limitation du nombre des concurrents, plus ils sont contraints à n’attendre leur salut que du progrès général de l’ensemble du prolétariat.
Parmi les fonctionnaires, cela concerne en particulier les nombreux auxiliaires qui ne bénéficient pas de cette indépendance à l’égard de la concurrence, de cette sécurité de l’existence, pas plus que de l’espérance d’une pension de retraite, qu’il y a peu de temps, dans cette revue, H. Starkenburg désignait comme les avantages dont les fonctionnaires jouissent relativement au prolétariat10. Du reste, les fonctionnaires titulaires sont eux aussi indirectement affectés par la situation du marché du travail, c’est-à-dire par l’étendue de l’armée de réserve au sein de laquelle ils sont recrutés. Plus cette armée s’accroît, plus il est facile de remplacer un individu ; et plus sa capacité de résistance s’affaiblit, plus il doit subir, plus on l’accable de travail, plus on peut économiser de forces de travail et plus croît l’indifférence avec laquelle l’administration de l’État ou des municipalités peut ignorer les humbles demandes – car il est à peine question de manifestation de volonté plus énergique – des catégories inférieures de fonctionnaires en matière d’augmentation de salaire. Sans cette énorme armée de réserve, il ne serait pas possible par exemple d’exiger des fonctionnaires des postes treize à quatorze heures de travail par jour et de les gratifier de traitements qui font office, devant un tribunal, de circonstances atténuantes en cas d’atteinte à la propriété.
Tous les milieux ici décrits, qui forment la transition entre le prolétariat et l’intelligentsia, ce prolétariat dans l’intelligentsia, cette intelligentsia dans le prolétariat, se découvrent jour après jour plus de points communs avec le prolétariat et perdent chaque jour des points communs avec l’intelligentsia proprement dite. Plus ce processus progresse, et plus nombreux sont ceux de ces éléments qui entrent dans le camp du prolétariat, trouvent intérêt à sa lutte de classe et peuvent être gagnés à la cause de la social-démocratie par un appel à leurs intérêts de classe.
Cependant, il ne faut pas croire la chose aisée. La conscience d’appartenir à une classe privilégiée, d’être quelque chose de mieux que de vulgaires prolétaires, persiste longtemps encore dans ces couches, alors même que les conditions matérielles correspondantes ont disparu depuis des lustres. Et il leur faut souvent un rude apprentissage avant qu’elles n’acquièrent la conviction que la restriction de la concurrence sur le marché du travail ne peut leur être d’aucun secours, que leur salut passe non pas par une séparation plus nette du prolétariat, mais au contraire par des liens plus étroits avec lui.
Leur dépendance étonnamment accentuée ne complique pas peu la tâche d’agitation parmi ces couches, notamment les fonctionnaires. Ce qui est vrai des ouvriers d’État l’est encore bien plus des employés de l’État : leur capacité de résistance est exceptionnellement faible. Pourvu qu’il respecte les règlements, l’ouvrier d’usine au service de l’État voit son sort s’améliorer bien plus facilement encore qu’un employé dans la même situation. L’organisation en syndicats de ces couches dépendantes n’est pas absolument impossible, mais elle dépend d’une influence politique de la classe ouvrière qui n’existe nulle part, sauf en Angleterre et peut-être aussi en Suisse. Dans ce cas plus que jamais, on remarque que le mouvement syndical n’est sans doute pas privé de toute perspective de succès, ainsi que l’affirment les pessimistes, mais qu’une telle perspective lui fait absolument défaut sans le développement du pouvoir politique de la classe ouvrière. Rien n’est plus absurde que de jouer le mouvement syndical du prolétariat contre son mouvement politique, alors que le développement vigoureux du second est devenu la condition primordiale d’existence du premier.
Là où les couches dont il est ici question tentent en quelque manière de s’organiser syndicalement, elles peuvent bien évidemment compter sur l’appui de la social-démocratie, par la parole et par les actes, au Parlement et dans la presse. Mais on peut plus facilement les rallier au mouvement politique qu’à une organisation syndicale, le premier leur permettant de défendre leur cause sans se compromettre.
Pour d’autres couches, l’organisation en syndicats est chose plus facile, sculpteurs, musiciens, mécaniciens et autres y étant parvenus depuis longtemps. À des degrés divers, ces dernières couches prennent déjà part à la lutte de classe du prolétariat, et l’agitation à mener auprès d’elles ne diffère pas pour l’essentiel de celle à mener auprès des autres couches du prolétariat.
Ici comme partout ailleurs, le mode d’agitation doit se conformer aux conditions particulières propres aux différentes couches. Mais pour ce qui est de l’agitation à mener auprès de l’intelligentsia au sein du prolétariat, notre technique n’a pas besoin ni d’être modifiée ni d’être complétée. C’est que, malgré tout, l’action de la social-démocratie a depuis longtemps également pris pour cible ces différentes couches.
V. L’aristocratie intellectuelle
Il n’y a pratiquement pas de divergence d’opinions au sein de notre parti à propos de l’agitation au sein du prolétariat intellectuel. De telles divergences n’apparaissent que lorsqu’il est question de rallier à notre cause l’aristocratie intellectuelle, les médecins, les avocats, les enseignants du secondaire et du supérieur11, les ingénieurs et chimistes issus de l’enseignement supérieur, les fonctionnaires de rang supérieur et leurs semblables.
Comme nous l’avons déjà dit, il est impossible de les gagner à notre cause en faisant appel à leurs intérêts de classe ou à leurs intérêts catégoriels. Il nous faut absolument renoncer à voir ces couches aristocratiques prendre part dans leur ensemble à la lutte de classe du prolétariat. Il ne peut être question ici de rallier que des individus.
Cependant, il serait proprement pernicieux de vouloir les conquérir en faisant appel à leurs intérêts personnels. Celui que conduit à nous son intérêt personnel, celui qui vient à nous non pas pour prendre part à la lutte du prolétariat mais pour trouver dans le prolétariat la place ou la reconnaissance que la bourgeoisie lui refuse, est en règle générale une recrue douteuse et peut devenir franchement dangereux, notamment s’il est issu de l’intelligentsia. Nous ne serons jamais assez vigilants pour préserver notre parti des génies méconnus, des écrivains bohèmes, des geignards, des auteurs de projets et des inventeurs (inventeurs de nouvelles orthographes et sténographies, de nouvelles thérapeutiques et autres choses du même genre), des ambitieux qui ont fait faillite et de tous les éléments semblables.
C’est précisément dans le cas de l’intelligentsia que nous pouvons le moins faire appel à l’intérêt personnel.
Mais comment pouvons-nous alors gagner à notre cause des individus qui en font partie ? Par nul autre moyen que celui qui a déjà mené vers nous de si nombreux membres de ce milieu : par la compréhension de la légitimité historique des buts du prolétariat en lutte, par la compréhension de la nécessité de sa victoire. Combien même l’insatisfaction et la souffrance due à la faim pourraient croître au sein de l’aristocratie intellectuelle, ce n’est pas sur elles mais sur l’élargissement de la compréhension des lois du mouvement et du développement de notre société qu’il faut compter, demain comme hier, pour rallier à notre cause, dans ses rangs, des camarades fidèles et utiles.
Pareille compréhension nous vaut des adhérents issus de toutes les classes, mais sa puissance d’attraction trouve dans l’intelligentsia un champ particulièrement favorable. Sa profession la prédispose déjà à un horizon intellectuel plus large ainsi qu’à un développement et à un exercice de ses capacités intellectuelles bien supérieurs à ce qu’ils sont habituellement dans les autres classes. Au demeurant, cela ne signifie nullement a priori que les membres de l’intelligentsia sont davantage capables de discerner la vérité. Les capacités intellectuelles ont été primitivement acquises et développées en tant qu’armes dans la lutte pour la vie, en tant que moyens de chercher, de trouver, de défendre et d’utiliser tout ce qu’exige la prolongation de la vie. Et, pour autant qu’il s’agisse de questions vitales, pour autant que la pensée soit intéressée, les hommes ne se servent aujourd’hui encore de leur intelligence qu’à une telle fin ; autrement dit, en termes de luttes de classes sur le plan idéologique, elle poursuit des buts d’avocat et non pas de philosophe. Une intelligence supérieure ne signifie pas alors une faculté supérieure de connaître la réalité, mais une capacité supérieure de défendre, de justifier, de démontrer comme nécessaire ce dont on a besoin ou ce que l’on souhaite. Selon les intérêts de classe changeants, elle peut signifier aussi bien une plus grande capacité de cacher la vérité, de tromper les autres et soi-même, qu’une plus grande capacité de découvrir et de propager la vérité. Ce n’est que dans la sphère de la pensée désintéressée qu’une plus grande puissance intellectuelle signifie nécessairement aussi une plus grande aptitude à découvrir la vérité.
Cependant la lutte de classes entre le prolétariat et la classe capitaliste relève de cette dernière sphère pour une partie de l’intelligentsia. Elle ne prend pas directement part aux intérêts de classe du prolétariat. Mais, à divers titres, elle n’a pas non plus d’intérêt direct à l’exploitation capitaliste.
Assurément, beaucoup de ses membres ont pour tâche de défendre cette exploitation.
Toute une série de professions de l’intelligentsia se distinguent entre autres choses du prolétariat par cela encore que la force de travail n’y a de valeur pour la bourgeoisie que lorsqu’elle est accompagnée d’une opinion bien déterminée. De nombreux travailleurs intellectuels, enseignants de certaines spécialités, journalistes, magistrats, par exemple les procureurs, etc., ne peuvent absolument pas exercer leur activité sans manifester une opinion précise à propos des différentes classes et partis au sein de la société et de l’État ; et leur tâche consiste a priori à défendre et à justifier l’ordre existant. C’est pour cela qu’ils sont payés, et seules peuvent exercer ces professions les personnes qui soit partagent l’opinion de leurs « employeurs », soit leur vendent leurs opinions.
Comptent également parmi les défenseurs professionnels de l’exploitation capitaliste les travailleurs intellectuels qui fonctionnent comme représentants du capitaliste au sein du procès de production et qui sont a priori hostiles au prolétariat en leur qualité d’extracteurs de plus-value.
Il est évident que ces membres-là de l’intelligentsia, qui sont eux-mêmes des capitalistes, se séparent du cercle de ceux qui n’ont pas eux-mêmes intérêt à l’exploitation capitaliste.
Néanmoins il existe également de larges secteurs de l’intelligentsia qui ne sont pas contraints, ni par leur propriété ni par leur profession, de se mettre au service de l’exploitation capitaliste. Sans doute n’est-il pas facile pour eux de parvenir à une totale absence de prévention à l’égard du prolétariat en lutte. Parmi les membres de ces cercles, beaucoup sont unis aux classes possédantes par de nombreux liens mondains ou familiaux, alors que c’est rarement le cas entre l’intelligentsia et le prolétariat.
Enfin, nous devons nous rappeler que, en tant que classe privilégiée, l’intelligentsia nourrit une aversion naturelle envers le prolétariat, qui est ennemi de tous les privilèges. Dès lors nous comprendrons que la grande masse de l’intelligentsia n’assiste pas de manière totalement impartiale à la lutte de classe entre la classe capitaliste et le prolétariat mais qu’elle penche au contraire en faveur de la première.
Mais elle est tout de même la plupart du temps moins partiale que la classe capitaliste elle-même qui est directement menacée. En gros, elle adopte par rapport à la lutte de classes entre cette dernière et le prolétariat une position à peu près semblable à celle de la petite-bourgeoisie et de la paysannerie, qui n’ont à la vérité aucun intérêt à l’exploitation capitaliste, qu’ils affrontent souvent en ennemis, mais que de puissants intérêts conduisent aussi à s’opposer au prolétariat. L’intelligentsia se distingue cependant de ces deux classes par son horizon intellectuel plus étendu, par son aptitude à la pensée abstraite mieux formée et par l’absence d’intérêts communs.
Il résulte de tout cela qu’elle est la couche sociale (Bevölkerungsschicht) la plus capable de dépasser l’étroitesse d’esprit due à la classe et à la catégorie sociale, de se sentir de façon idéaliste située au-dessus des intérêts momentanés et particuliers (sich idealistisch erhaben zu fühlen über Augenblicks- und Sonderinteressen), de saisir et de représenter les besoins durables de toute la société.
À commencer par ceux de la société bourgeoise. Mais par le seul fait de représenter ses intérêts dans leur ensemble, elle est déjà amenée à s’opposer dans une certaine mesure à la classe capitaliste. Elle discerne combien la soif de profit à courte vue de cette dernière ne menace pas seulement le prolétariat mais la société tout entière, combien elle fait dégénérer la population, combien elle décompose toutes les classes conservatrices, tous les solides fondements de l’ordre existant, combien elle accroît le prolétariat, fait croître son insatisfaction et rend son assaut révolutionnaire sans cesse plus violent. N’ayant pas d’intérêt direct à l’exploitation capitaliste, elle exige qu’elle soit contenue dans des limites et des formes qui la rendent moins révolutionnaire et moins destructrice, elle l’exige comme seule possibilité de sauver la société existante et de prévenir la victoire du prolétariat.
C’est l’intelligentsia qui a produit le socialisme de la chaire (Kathedersozialismus) et la réforme sociale (Sozialreform) qui, selon les différents contextes politiques et sociaux et les différents degrés de discernement, prend les formes les plus diverses : socialisme d’État, culte du syndicat et de la confrérie, nationalisation du sol, réduction éthique de la lutte des classes, etc.
Le nombre des réformateurs sociaux croît constamment et rapidement dans les rangs de l’intelligentsia. La contradiction entre l’exploitation capitaliste et les intérêts de la masse devient sans cesse plus inouïe, une réduction de la toute-puissance capitaliste par la société, y compris la société bourgeoise, devient sans cesse plus urgente, il apparaît de plus en plus clairement que la satisfaction des exigences les plus immédiates du prolétariat est une nécessité incontournable dans l’intérêt de la civilisation, et même dans celui de la sécurité des possédants. Et le prolétariat se montrant toujours plus puissant, il devient sans cesse plus dangereux de tout lui refuser, y compris ce qui coûte le moins.
Ce sont là aujourd’hui des choses déjà tellement connues qu’il se trouve à peine encore un homme de culture, indépendant d’esprit et honnête, parmi ceux qui n’ont pas d’intérêt direct à l’exploitation capitaliste, pour ne pas partager le point de vue « social » (˒˒sozialpolitischenʻʻ Standpunkt) selon lequel il faut faire quelque chose pour les ouvriers – ce « quelque chose » pouvant au demeurant désigner les choses les plus diverses. Stumm et Eugen Richter12, l’entrepreneur patriarcal et absolutiste et l’homme de Manchester, ne comptent plus dans l’intelligentsia aucun soutien de quelque poids. L’accusation portée contre le capital et la sympathie pour le prolétariat – du moins pour le prolétariat exploité, sinon pour le prolétariat en lutte – sont à la mode, et la sentence de Harcourt : « nous sommes tous socialistes aujourd’hui »13, commence à devenir vraie pour ces milieux. Sans doute n’est-ce pas le socialisme prolétarien, le socialisme révolutionnaire que professent nos écrivains et peintres, nos érudits et journalistes dans leur salon et café, dans leur atelier et amphithéâtre, mais une sorte de socialisme qui, désespérément, ressemble beaucoup au « socialisme vrai » que le Manifeste communiste définissait en 1847.
Ces individus expliquent de multiples façons que seule la brutalité du prolétariat les séparerait de la social-démocratie ; mais en vérité ce qui les repousse n’est pas cette apparence extérieure (Äusserlichkeit), mais leur propre manque de discernement et de caractère. Bien qu’ils dépassent largement en intelligence le capitaliste borné, ils ne comprennent cependant pas encore qu’il est impossible de sauver la société existante et de retarder la victoire du prolétariat, ils ne comprennent pas leur impuissance face au cours de la société, ou il leur manque la générosité, le courage et la force nécessaires de s’avouer cela et de rompre avec la société bourgeoise.
Dans ce cas, toute propagande est naturellement dépourvue de chance de succès et se mène en pure perte. Pourquoi chercher à nous rallier des éléments qui ne peuvent que constituer un fardeau paralysant pour un parti qui lutte ?
Tout autre est le cas de ceux que tient éloignés de nous non pas la faiblesse du caractère, mais seulement un défaut de l’indispensable clairvoyance. On doit les gagner à notre cause et cela en vaut la peine.
Mais quel est le meilleur moyen d’y parvenir ?
Pour nous rallier la partie de l’intelligentsia ayant des préoccupations sociales (die sozialpolitisch gesinnte Intelligenz), on a pensé qu’il serait indiqué de rejeter à l’arrière-plan les points qui nous séparent d’eux et de mettre l’accent sur les points positifs de la politique sociale. Ainsi la social-démocratie et les réformateurs sociaux pourraient collaborer et, ce faisant, se rapprocher.
Les deux parties se rapprocheraient sans doute, mais ce ne sont pas les réformateurs sociaux qui se rapprocheraient de nous, mais nous qui nous rapprocherions d’eux. Si nous cessons de les critiquer, de démontrer et de souligner leur insuffisance et leur impuissance, nous contribuerons seulement, par notre collaboration avec eux, à renforcer les illusions que nous voulons détruire, et nous permettrons à certains éléments de rester parmi les réformateurs sociaux qui, sinon, viendraient et devraient nécessairement venir à nous. Il est évident qu’il nous faut aussi intervenir en faveur des réformes sociales ; mais, si nous menons cette propagande en faveur d’une politique sociale (eine sozialpolitische Propaganda) sans la nécessaire critique de ses propositions particulières, si nous omettons de démontrer que, quelque nécessaires que soient ces revendications, leur satisfaction ne changera rien aux contradictions sociales actuelles, qu’il n’y a qu’une voie vers la « paix sociale », la suppression des classes sociales, que la société actuelle est condamnée à disparaître sans aucune chance d’être sauvée et que rien ne peut empêcher l’effondrement final, si nous omettons tout cela, alors nous nous chargerons du travail des réformateurs sociaux, de Messieurs Brentano, Flürscheim, Adolph Wagner et consorts et non pas de celui de la social-démocratie14. Plus nous durcirons ce qui nous distingue des réformateurs sociaux et des « vrais socialistes », plus leur impuissance apparaîtra clairement, et plus rapidement les éléments les plus courageux, les plus sincères et les plus intelligents d’entre eux seront contraints de franchir le pas ultime et décisif qui les sépare encore de nous.
Tous les membres de l’intelligentsia ne pourront pas ouvertement franchir ce pas. Celui qui ne possède pas une position économiquement indépendante, par exemple comme médecin, ou qui n’a pas de la capacité de gagner sa vie en tant que permanent du parti (Parteibeamter), par exemple comme rédacteur, ne rendrait pas un grand service à notre cause par une action déclarée en faveur de ses convictions, mais se ruinerait peut-être complètement lui-même. Nous n’avons cependant pas intérêt à la faillite d’existences individuelles et nous n’avons par conséquent aucune raison de souhaiter que ces partisans clandestins se compromettent sans nécessité. Notre implantation dans l’intelligentsia est ainsi bien plus puissante que l’on ne pourrait le croire à première vue. Nous avons des partisans dans des milieux que nos adversaires soupçonnent le moins, et s’il advient un jour où ils devront compter sur toutes leurs forces, où retentira l’ordre : « Tout le monde sur le pont ! », ils constateront avec épouvante combien leurs rangs sont clairsemés et combien parmi leurs partisans supposés se tiendront à nos côtés dans le combat décisif. Toutes les mesures oppressives prises à notre encontre ne peuvent avoir pour résultat que d’accroître la fausse sécurité dans laquelle nos adversaires se bercent, de se tromper eux-mêmes plus facilement et de rendre encore plus destructeur pour eux l’effondrement final.
VI. Les étudiants
Mais ce sont les étudiants que nous pouvons nous rallier le plus facilement. On a objecté à leur égard qu’ils ne constituent aucune profession et qu’ils ne possèdent par conséquent aucun intérêt professionnel ou de classe, qui leur soit commun avec le prolétariat. Mais, comme nous le savons, cela vaut pour toutes les couches supérieures de l’intelligentsia, et les membres de ces dernières, qui peuvent être ralliés, sont d’autant mieux disposés au socialisme que leur entendement est moins troublé par des intérêts matériels. Or ce sont les étudiants qui correspondent le mieux à cette situation, précisément parce qu’ils n’appartiennent à aucune profession, mais se trouvent seulement dans une situation préparatoire à l’une d’elles.
Évidemment cela ne signifie pas que l’on puisse gagner la totalité des étudiants à la cause du socialisme. Ce que les pères chantaient, les fils le chantonnent (Wie die Alten sungen, so zwischeren die Jungen), et par moments les fils chantonnent même plus fort que les pères n’ont chanté. Beaucoup d’étudiants n’arrivent pas à se soustraire du milieu bourgeois ; et l’ardeur et la soif d’action juvéniles qui les poussaient naguère à donner la forme la plus ferme et la moins respectueuse à l’opposition politique à leurs pères, les poussent aujourd’hui à les surpasser dans la sensualité brutale et sans âme ainsi que dans l’arrivisme.
Cependant l’étudiant « idéal », l’étudiant enthousiasmé par le socialisme, n’est pas non plus toujours une bonne affaire pour nous. La même situation qui le rend réceptif au socialisme : le fait qu’il n’exerce aucune profession, en fait aussi un élément peu fiable. Il ne reste pas éternellement étudiant, tôt ou tard le « sérieux de l’existence » s’impose à lui, il tombe dans le domaine des intérêts professionnels pour lui tout nouveaux ; et il doit alors être profondément pénétré du socialisme et son caractère doit s’élever au-dessus de la moyenne en générosité et en courage pour que, lors d’un éventuel conflit entre sa conviction et son intérêt, il n’abandonne pas ou du moins il ne laisse pas lentement s’édulcorer la première et qu’il ne se détourne pas de ses états d’âme de jeunesse (Jugendeseleien) au profit de « conceptions raisonnables ».
Le cas n’est rien moins qu’inhabituel. Mais cela ne change rien au fait que les membres de l’intelligentsia, qui peuvent en général être gagnés à notre cause, le sont le plus facilement en tant qu’étudiants. On peut assurément affirmer que, parmi les camarades éprouvés, déclarés ou clandestins, issus de l’intelligentsia, les neuf dixièmes nous ont rejoints en tant qu’étudiants.
Si donc il est important de gagner à notre cause les meilleurs éléments de l’intelligentsia – et personne ne voudra en contester l’importance –, alors il ne faut pas sous-estimer la portée du mouvement étudiant socialiste.
Il est du plus grand intérêt pour notre parti de favoriser tout ce qui est propre à diffuser la connaissance de notre mouvement dans le milieu étudiant ; et il possède toutes les raisons d’accueillir amicalement les étudiants (den Studenten freundschadtlich entgegenzukommen) qui veulent se joindre à nous, dès lors cependant qu’ils satisfont aux conditions qui sont posées aux membres du parti en général.
Mais c’est une erreur d’impliquer immédiatement dans l’activité du parti tout étudiant qui vient à nous, comme cela se fait par moments. En général, la participation des étudiants à l’activité du parti n’est un avantage ni pour le parti ni pour les étudiants. Ce ne l’est pas pour le parti, parce qu’un étudiant, qui dépasse les ouvriers par de nombreuses connaissances, leur en impose facilement et se trouve ainsi rapidement appelé à des tâches pour lesquelles la maturité et l’expérience lui font défaut. Ce n’est pas non plus un avantage pour les étudiants, car participer à l’activité du parti revient à couper les ponts derrière eux. Ce n’est l’intérêt ni de l’individu concerné ni du parti que le premier rende son existence entièrement dépendante du second, avant qu’il ne connaisse précisément le parti et que celui-ci l’ait mis à l’épreuve.
Les étudiants ne doivent prendre part à la lutte de classe du prolétariat ni en tant qu’enseignants ni en tant que combattants mais en tant qu’élèves, pour promouvoir plus tard nos travaux théoriques et les intérêts du prolétariat dans leur activité professionnelle. Un fonctionnaire peut souvent agir utilement en secret. Les étudiants doivent nous rejoindre pour apprendre, pour apprendre à connaître notre littérature, mais aussi notre mouvement. S’ils veulent s’élever à la pleine compréhension du socialisme, il ne leur suffit pas de connaître nos théories ; il faut qu’ils se mêlent à la vie et qu’ils apprennent à connaître le prolétariat par eux-mêmes, non pas le prolétariat auquel s’en tiennent tant d’auteurs « naturalistes », le seul dont le bourgeois fasse connaissance quand il flâne par les rues ou qu’il s’amuse dans les cafés et d’autres institutions semblables en compagnie féminine. Le bourgeois moyen ne parvient à apercevoir le prolétariat laborieux et combatif au mieux que lors d’une promenade dominicale, lorsque ses traits caractéristiques ne se manifestent pas.
Cependant, la jeunesse est l’âge où l’on a soif d’action ; et précisément les meilleurs parmi les camarades étudiants ne se satisfont pas de leur rôle de spectateurs et d’auditeurs. Ils veulent agir pour leur cause. Si l’on veut les préserver d’une participation active à la lutte de classe du prolétariat, alors il faut leur ouvrir un autre champ d’activité. Et c’est le milieu étudiant lui-même qui nous paraît ici le plus commode et le plus approprié. En fait, qui d’autre si ce n’est les étudiants socialistes eux-mêmes aurait vocation d’assurer la propagande socialiste parmi les étudiants ? C’est leur tâche de répandre parmi leurs camarades d’université ce qu’ils ont appris par l’étude et par leur propre réflexion, ainsi que par leur fréquentation personnelle de camarades de parti expérimentés. La façon dont cette propagande sera menée, savoir si elle se limitera au contact d’un individu à l’autre, si elle se mènera par des associations plus ou moins indépendantes, par des réunions, par des publications particulières, dépend naturellement des circonstances propres à chaque pays. Mais, quelle que soit la forme qu’elle désire se donner, nous n’avons rien à craindre pour notre parti d’un mouvement étudiant distinct, même s’il doit donner naissance à des organisations d’étudiants socialistes et à des congrès qui lui soient propres.
Cela ne signifie cependant pas que nous voulions affirmer qu’un mouvement étudiant socialiste ne puisse pas, à l’occasion, produire des effets préjudiciables ; mais qu’est ce qui n’est pas préjudiciable à l’occasion ! C’est le cas aussi bien du mouvement syndical, du parlementarisme, de la presse. Lorsque le mouvement prolétarien est faible et confus et qu’il existe à côté de lui un puissant mouvement étudiant socialiste, le second peut sans doute parvenir à dominer et diriger le premier ; et comme, en gros, on ne peut pas faire confiance aux étudiants ni compter sur eux, cela peut faire naître de grands dangers, conduire soit à des expériences folles, soit à s’embourber. Mais en Allemagne et dans la plupart des pays civilisés, il n’y a pas de danger qu’un mouvement étudiant socialiste puisse jamais s’élever au-dessus du mouvement prolétarien ou même seulement se rendre indépendant de lui. Notre mouvement est déjà bien trop puissant et trop indépendant pour qu’en face de lui un mouvement étudiant socialiste puisse jamais être autre chose qu’un petit appendice placé à sa remorque et qui s’échoue misérablement dès qu’il essaie de suivre son propre cours : cf. la révolte étudiante et littéraire des « indépendants », de Hans Müller, Bruno Wille, Landauer et consorts15.
En tout cas, que les camarades étudiants s’occupent de la propagande auprès de leurs collègues nous paraît moins périlleux que de les faire participer à l’activité du parti proprement dite. Cette propagande, loin d’être préjudiciable, est nécessaire au plus haut point pour assurer à notre parti, qui croît si rapidement, les indispensables relèves et apports en forces issues de l’intelligentsia. Nous avons toutes les raisons de l’encourager, pour autant que ce ne soit pas au prix d’autres éléments plus importants : l’encourager certes, mais sans nous faire d’illusions sur le succès qu’une telle propagande peut rencontrer.
Résumons-nous. Comme dans toutes les autres classes, il existe au sein de l’intelligentsia un fort mécontentement qui croît sans cesse ; mais il ne faut pas s’attendre à ce qu’il conduise au ralliement au prolétariat de l’intelligentsia en tant que classe (die Intelligenz als Klasse). Car les travailleurs intellectuels présentent cette particularité de n’avoir aucun intérêt de classe commun mais seulement des intérêts professionnels ; et, comme couche privilégiée (privilegierte Bevölkerungsschicht), ils sont en contradiction avec le prolétariat qui, en tant que classe la plus opprimée, veut naturellement mettre fin à tout privilège.
Il y a cependant toute une série de métiers et de couches – dont le nombre et l’étendue croissent de jour en jour –, qui se situent entre l’intelligentsia et le prolétariat, qui tombent de la première dans le second et qui jouissent de moins en moins d’une position privilégiée. Leurs intérêts décisifs rejoignent ceux du prolétariat, ils deviennent prêts à prendre part à sa lutte de classe, et tôt ou tard la plupart d’entre eux seront entraînés par elle, même si ce n’est pas sans difficultés, qui relèvent en partie de leurs avantages traditionnels, en partie de leur dépendance.
Par contre, nous ne pouvons nous rallier l’aristocratie intellectuelle aussi peu que la bourgeoisie en tant que classe ; d’elle, nous ne pouvons attirer à nous que des individus. Mais cela est plus facile dans le cas de l’intelligentsia que dans le cas des industriels, des commerçants, etc., parce que, mises à part quelques exceptions, elle n’a pas d’intérêt direct à l’exploitation du prolétariat, et qu’elle développe en elle, à titre professionnel, les aptitudes intellectuelles qui la rendent plus capable de comprendre le cours nécessaire du développement de notre société que les membres d’autres classes, dont les intérêts ne correspondent pas avec les exigences de ce développement.
Cependant, au sein de l’intelligentsia, ce sont les étudiants qui s’enthousiasment le plus facilement pour le socialisme. Par conséquent, pour autant que notre propagande s’étende à l’intelligentsia, elle doit en premier lieu s’adresser aux étudiants. Mais ce sont les étudiants déjà ralliés qui s’en chargeront le mieux et qui, pour autant qu’ils veulent s’occuper de propagande, ne doivent pas se mêler au mouvement prolétarien mais doivent être renvoyés dans leurs propres cercles.
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Traduction de l’allemand et annotations par Alain Bihr.
Notes
- 1. Il a été en partie restitué par Alexandre Skirda dans sa longue présentation de quelques articles de Jan Waclav Makhaïski, un des protagonistes clés de ce débat, dont il accompagné leur publication. Cf. Jan Waclav Makhaïski, Le socialisme des intellectuels. Textes, choisis, traduits et présentés par Alexandre Skirda, Paris, Editions du Seuil, 1979. L’ouvrage a été réédité en 2014 sous le titre Le socialisme des intellectuels. Critique des capitalistes du savoir par les éditions Spartacus et est actuellement diffusé par les éditions Syllepse. (NdT) ↩︎
- 2. Rappelons que c’est sous sa direction qu’ont été publiées entre 1905 et 1910 les fameuses Théories sur la plus-value, esquisse de ce qui devait constituer dans le projet marxien le Livre IV du Capital. (NdT) ↩︎
- 3. La terminologie sinon la conceptualité de Kautsky est cependant flottante, comme nous le verrons, puisqu’il emploie tout aussi bien à son sujet les termes de couches sociales (Volksschichten ou Bevölkerungsschichten) et de classe moyenne (Mittelstand). Raison pour laquelle j’ai jugé nécessaire de reproduire les différentes expressions utilisées par Kautsky dans son article pour désigner l’intelligentsia. (NdT) ↩︎
- 4. La Neue Zeit était la revue théorique de la Sozialdemokratische Partei Deutschands (SPD), le parti social-démocrate allemand, section allemande de la IIe Internationale. Kautsky en était le rédacteur en chef. Lancée en 1882, d’une parution hebdomadaire, elle se présentait sous forme de cahiers de trente-deux pages, reliés en tomes semestriels paginés en continu. Le présent article de Kautsky est paru en trois livraisons, dans les n° 27 (pages 10-16), n°28 (pages 43-49) et n°29 (pages 74-80) au cours du second semestre de la XIIIe année de livraison de la revue (1894-1895). Il clôt une série de contributions sur le thème des rapports de la social-démocratie à l’intelligentsia au sens ici entendu, publiées dans les numéros antérieurs au cours du premier semestre de cette même année. Les principales ont été celles d’Arthur Jacobi, « Les honoraires des professeurs », n°9, pages 281-284 ; du Dr. C., « Sur la situation sociale des étudiants », n°14, pages 440-442 ; d’Otto Mittelshoffer, « Travail intellectuel et travail mécanique », n°18, pages 551-557 ; « L’intelligentsia prolétarienne (die proletarische Intelligenz) et le socialisme », n°19, pages 581-591, sine nomine ; d’A. Max., « Contribution à la question de l’organisation du prolétariat intellectuel (Proletariat der Intelligenz) », n°21 (pages 645-654), n°22 (pages 686-693), n°23 (pages 728-732) ; de Heinz Starkenburg, « La définition de l’intelligentsia prolétarienne (proletarische Intelligenz) », n°24, pages 760-761 ; d’A. W., « De proletariis philologis (Au sujet des prolétaires lettrés) », n°25, pages 814-823. (NdT) ↩︎
- 5. Kautsky fait sans doute ici référence au passage suivant du Manifeste : « De même que, jadis, une partie de l’aristocratie passa à la bourgeoisie, de nos jours une partie de la bourgeoisie passe au prolétariat, et, notamment, cette partie des idéologues bourgeois qui se sont haussés jusqu’à la compréhension théorique de l’ensemble du mouvement historique ». Passage traduit par nos soins. (NdT) ↩︎
- 6. Wilhelm Hasselmann (1844-1916), un des leaders de la tendance lassalienne avant le congrès d’unification de la social-démocratie allemande à Gotha en 1875, député au Reichstag depuis 1874, fut exclu du parti en 1880 pour anarchisme. Sur ceux que Kautsky nomme les « indépendants », cf. infra la note 16. (NdT) ↩︎
- 7. Pour les références de cet article, cf. supra la note 4. (NdT) ↩︎
- 8. « Les païens, ah les païens ! (…) Ils excusaient finalement l’esclavage des uns en le présentant comme le moyen du plein développement humain de l’autre. Simplement, pour prêcher l’esclavage des masses en vue d’élever quelques parvenus mal dégrossis ou à demi décrottés au rang de fileurs éminents, de grands fabricants de saucisses et d’influents marchands de cirage, il leur manquait l’organe spécifiquement chrétien » (Marx, Le Capital, Livre I, 2e édition, page 428). [Kautsky cite la seconde édition allemande du Livre I du Capital datant de 1873. J’ai reproduit la traduction du passage proposée sous la responsabilité de Jean-Pierre Lefebvre aux Presses universitaires de France, collection Quadrige, Paris, 1991, pages 458-459. (NdT)] ↩︎
- 9. Kautsky fait ici référence à un article de H. Schlüter, « La machine à composer », paru dans la Neue Zeit, IXe année (1890-1891), tome 1, n°23 (pages 705-709). (NdT) ↩︎
- 10. Pour les références de cet article, cf. supra la note 4. (NdT). ↩︎
- 11. Les instituteurs occupent une position particulière. Ils appartiennent également aux catégories intermédiaires entre le prolétariat et l’intelligentsia, mais leur mauvaise situation tenait jusqu’à présent moins à la surproduction de forces de travail – bien que cette dernière, et notamment la concurrence du travail féminin, commence à devenir sensible – qu’au dédain des classes dominantes pour l’éducation populaire. Dans la mesure où tout gain en puissance du prolétariat signifie un soin plus attentif apporté à l’éducation populaire, les instituteurs ont un intérêt particulier au progrès accompli par cette classe, moins cependant en tant que prolétaires qu’en leur qualité d’enseignants. Jusqu’à présent cet intérêt ne s’est montré que rarement assez puissant pour vaincre l’étroitesse catégorielle qui, à l’instar de tout le restant de l’intelligentsia, pousse à croire que la meilleure façon d’atteindre ses buts est de pratiquer l’exclusion à l’égard de ceux d’en bas et la servilité à l’égard de ceux d’en haut. ↩︎
- 12. Karl Ferdinand Stumm (1836-1901), entrepreneur et homme politique, influença à partir de 1896 la politique hostile aux syndicats et à la social-démocratie. Eugen Richter (1838-1906), économiste et homme politique de tendance libérale, fut l’animateur à partir de 1893 du Parti populaire indépendant (Freisinnige Volkspartei). (NdT) ↩︎
- 13. Sir William Harcourt (1827-1904), homme politique anglais, membre de cinq cabinets ministériels libéraux dans les années 1880 et 1890, auteur d’une réforme de la fiscalité des successions. (NdT) ↩︎
- 14. Ludwig Joseph Brentano (1844-1931), économiste, enseigna successivement à Breslau, Strasbourg, Vienne, Leipzig et Munich ; il fut l’un des fondateurs du courant de la réforme sociale et l’un des représentants de ce que Kautsky a dénommé plus haut le « socialisme de la chaire ». Michael Flürsheim (1844-1912) fut le fondateur d’une Ligue pour la réforme foncière (Bund der Bodenreform) préconisant la nationalisation du sol comme solution de la question sociale. Adolph Wagner (1835-1917), économiste, enseigna successivement à Vienne, Fribourg et Berlin ; il fut un autre des fondateurs du courant de la réforme sociale et un autre représentant du « socialisme de la chaire ». (NdT) ↩︎
- 15. Kautsky vise ici l’Association des socialistes indépendants (Verein Unhabhängiger Sozialisten), composée d’anciens membres de la SPD, qui la quittèrent ou en furent exclus après la condamnation de leurs thèses « gauchistes » par les congrès de Halle (1890) et d’Erfurt (1891). En faisaient notamment partie Hans Müller (1867-1950), journaliste et écrivain ; Bruno Wille (1860-1928), écrivain, qui éditait depuis 1890 la revue Die freie Volksbühne à Berlin ; et surtout Gustav Landauer (1870-1919), écrivain et homme politique, partisan d’un socialisme libertaire inspiré de Kropotkine. Après la révolution de novembre 1918, ce dernier fut membre du Conseil central de la République soviétique munichoise et assassiné par les Corps francs qui la réprimèrent. (NdT) ↩︎