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Enseignants, les nouveaux prolétaires ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://www.contretemps.eu/enseignants-les-nouveaux-proletaires/
Alors que Gabriel Attal, après un rapide séjour au Ministère de l’Education Nationale, est devenu Premier Ministre, les problèmes s’accumulent dans l’Éducation Nationale, ce dont témoigne la profonde mobilisation qui touche les établissements de Seine-Saint-Denis depuis plusieurs semaines. Tout en refusant de répondre aux revendications des personnels, le gouvernement annonce une nouvelle réforme de la formation.
En creux de ces évènements récents, la question est posée des effets du néolibéralisme sur le métier d’enseignant, y compris sur l’évolution de leur position au sein de la structure de classe. C’est sur ces transformations professionnelles que se penche Frédéric Grimaud, dans son ouvrage Enseignants, les nouveaux prolétaires (éd. ESF, 2024), dont Samuel Johsua propose ici un compte-rendu.
En toute rigueur marxiste peut-on parler de prolétaires pour les enseignant-e-s (dans ce livre il est question uniquement des professeurs des écoles) ? Cette question est passée de mode, pourtant elle a agité le landerneau dans les années 1970 avec les travaux de Nicos Poulantzas qui proposait à ce propos et d’autres comparables la caractérisation de « nouvelle petite-bourgeoisie ». Pouvait-on en effet y voir des producteur-se-s de valeur ? Difficilement en termes étroitement marxistes, sauf, ce qui est possible aussi, de pousser le raisonnement à la limite. En effet le corps enseignant a un rôle évident dans la formation de la force de travail. Et tout bon marxiste sait que cette dernière est une marchandise qui a justement « une valeur » (le temps de travail socialement nécessaire à sa production et sa reproduction). Comme l’autre partie de l’approche est assurée, puisqu’il s’agit de personnes qui n’ont que leur force de travail à vendre (des salarié-e-s) la boucle pouvait être bouclée. Bourdieu, en sociologue, l’abordait autrement, parlant à leur sujet (comme pour le secteur de la santé et du social en général) de « main gauche de l’État ». Partie donc de ses « appareils idéologiques » pour parler comme Althusser, mais, et c’est évidemment le point nodal, sur sa partie « gauche ». Justement la cible à ce titre des processus généralisés de marchandisation du grand basculement néo-libéral.
D’autres approches, toujours venus de la sociologie, nous proposent de ne pas s’en tenir à la seule question de l’exploitation (de travailleur-se-s productif-ve-s), mais de compléter la définition par une place subalterne dans le processus de travail. C’est ce chemin que nous propose d’emprunter Frédéric Grimaud. Et sa conclusion est sans appel : oui il y a bien un processus de dépossession du travail enseignant qui donc conduit à justifier le terme de « nouveaux prolétaires » et de « prolétarisation ». Quand les attaques néo-libérales ont pris leur envol il a été vite clair que « la main gauche de l’État » serait une cible inévitable et Margaret Thatcher a donné le ton (y compris contre le système de santé, le plongeant dans une crise sans fin dont la Grande Bretagne est toujours la victime). Lors des Forums Sociaux altermondialistes, quand la question de l’éducation venait en discussion, devant l’étonnement provoqué par ce que décrivaient les Britanniques, ces derniers répondaient « vous savez, nous aussi avant, nous croyions que c’était impossible ». En France c’est sous la gauche, avec Claude Allègre, que la chose s’est ouvertement durcie. Dans la droite ligne des recommandations venues de l’Union Européenne qui affirmait en substance « qu’il y avait trop d’école, pour trop de monde, pendant trop longtemps ». Cibles suivies contre vents et marées jusqu’aux dernières orientations des gouvernements Macron, avec Blanquer en chef de guerre et Atal reprenant le flambeau.
Sous-financement, mise en concurrence des établissements sous couvert « d’autonomie », etc., le ton était donné. Mais dès le début il était clair qu’une chose empêchait ces politiques de prendre toute leur ampleur, c’était (en particulier pour la France) l’existence d’un corps enseignant conservant quoi qu’il en soit les caractéristiques d’une « main gauche de l’État » et acquise aux valeurs correspondantes. Mais si la cible était bien visible, l’attention s’est d’abord portée sur la question du statut (des fonctionnaires titulaires). Aspect lui aussi largement traité par l’auteur. Mais sans qu’à l’époque on prenne toute la mesure de ce qui va avec inévitablement, et qui touche à la nature même du métier.
Et c’est le cœur de l’ouvrage de le décrire. Frédéric Grimauld défend avec des arguments convaincants que le fondement de l’attaque est du même type que le taylorisme. Organisation « scientifique » du travail (« science » variable, mais récemment marquée par tout ce qui se présente comme « neuro », explique l’auteur). Une parcellisation des tâches, qui suppose, on y reviendra une destruction du « genre professionnel ». Une division verticale reposant sur une séparation complète de la conception technique du produit par « des experts » et de son exécution par les ouvriers. Avec la définition imposée d’en haut du « one best way » (ceci allant jusqu’à l’idée d’imposer un manuel unique lié à une méthode jugée « the best »). Ceci allant de pair avec une traque de la soi-disant « fainéantise » congénitale du corps enseignant. Et donc la nécessité d’un contrôle permanent, qui prend en la matière, entre autres, la forme d’évaluations tous azimuts. Plus, inévitablement, la mise en concurrence généralisée : entre établissements mais aussi entre les personnels (avec une part toujours grandissante du salaire au mérite).
C’est ce qui se cache, explique Frédéric Grimaud, derrière le vocable néo-libéral de « Nouveau Management Public ». Il s’agit d’aligner « la main gauche de l’État » sur les modes de gestion du secteur directement marchand. Le grand public mesure chaque fois plus ce que ce NMP signifie en termes de dégradation du système de santé. Mais moins en ce qui concerne l’éducation, sauf sous ses aspects immédiatement vérifiables : baisse de la rémunération relative des enseignant-e-s, sous encadrement généralisé, fermeture de classes (en particulier en secteur rural). Moins également en ce qui concerne la nature même de l’enseignement délivré. Et c’est tout le travail de l’auteur de décortiquer par le menu comment c’est bien la nature même du métier qui est bouleversée, poussant ces « nouveaux prolétaires » dans une prolétarisation chaque fois plus accentuée. La comparaison avec le Taylorisme est menée jusque dans ses évolutions mêmes. Puisqu’avec « le nouvel esprit du capitalisme » (décrit par L. Boltanski et E. Chiapello), les exploiteurs ont appris l’intérêt de laisser apparemment du mou quant au contrôle vertical, en faisant participer (toujours apparemment) les individus (soigneusement maintenus comme individus) à la définition de leur propre mise sous tutelle. L’auteur décrit ainsi dans le détail comment fonctionne, exactement dans ce but, l’injonction à « l’innovation » (injonction éventuellement récompensée financièrement). A condition toutefois que « l’innovation » rencontre ce qui est déjà calé, le « one best way » venu d’en haut ! Comme dans les entreprises du privé, ces injonctions paradoxales et l’ensemble de ces politiques ont des effets délétères sur la santé des agents comme le montre aussi Frédéric Grimaud, jetés en plein tourment du « travail empêché », quand on sait que l’on fait du mauvais travail, mais que l’on vous oblige à ce qu’il en soit ainsi.
La cible de tout ceci et son effet bien réel est de détruire le cœur du métier. Ce que Y. Schwartz, Y. Clot et leurs équipes ont défini comme « genre professionnel ». Règles, normes, pratiques et stratégies tacites partagées, liées avec le prescrit de l’institution. Ici entre en ligne de compte à la fois la collaboration et l’engagement personnel. Ceci donnant au fur et à mesure une histoire spécifique du travail comme de ses règles d’évolution. Ceci se traduit par la mise en œuvre d’un ensemble de « gestes professionnels » propres. C’est tout cet édifice qui est systématiquement mis à bas. Et ici, rappelle l’auteur, la remise en cause d’une liberté joue un rôle central et est à la racine même de la possibilité de ce « genre » précis, la dite « liberté pédagogique », toujours inscrite dans la loi, mais attaquée en permanence. En l’absence de ce « genre » et des « gestes » qui vont avec, c’est aussi toute la conception de la formation au métier qui saute.
Si encore tout ceci avait comme conséquence la réalisation de ce que « le haut » déclare viser, une amélioration du « produit », à savoir la formation des élèves. Mais c’est évidemment à l’inverse qu’il faut s’attendre, et l’exemple plus immédiatement « sensible » de la santé est là pour nous mettre en garde. Mais si le processus est en cours, « le genre » en paye le prix, mais il résiste, tant les valeurs de base sur lesquelles s’est forgé ce « genre » sont rétives à toutes ces tentatives. C’est la conclusion qui se veut optimiste qu’apporte Frédéric Grimaud. Le « bricolage » (autrement dit les solutions trouvées pas à pas et partagées dans le débat, voire la polémique) résiste à l’injonction verticale. Le collectif y trouve sa raison d’être et la possibilité de résistance. Pour cela, désobéir, voilà le mot d’ordre dit l’auteur. Verbe qui « se conjugue au présent » et « à la première personne du pluriel ».
Et dans ce processus ce livre sera d’un grand secours pour comprendre d’où viennent les coups et leur nature. Prolétarisation pour prolétarisation, autant rejoindre sciemment le grand courant de l’émancipation humaine contre tous les vents contraires.