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    Mobilisation en Géorgie : "Quelle que soit la direction que nous prenons, c’est un pas en arrière"

    Lien publiée le 18 juin 2024

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://www.contretemps.eu/mobilisation-georgie-democratie-ong/

    Le rôle prépondérant que jouent les ONG financées par l’étranger dans la vie politique de la Géorgie, notamment en ce qui concerne l’élaboration des politiques publiques et la gestion des services publics, a conduit le pays dans une situation de crise démocratique chronique.

    Il existe un problème majeur au cœur de l’économie politique de la Géorgie. Il puise ses origines dans le règne corrompu et inefficace de l’ancien président, Edouard Chevardnadze. Il y a de cela un quart de siècle, avant la révolution des roses de 2003, celui-ci avait octroyé une importante marge de manœuvre aux agences d’aide étrangères, de telle sorte que les ONG possédaient déjà à l’époque une grande influence dans le discours politique du pays et entretenaient des relations de confiance avec les donateurs internationaux.

    Après des années de troubles et d’effondrement de l’État, des citoyen.ne.s armé.e.s d’idées et de convictions s’étaient emparé de cette opportunité afin de façonner leur société. Cette évolution paraissait pleine de fraîcheur et d’énergie, même si elle était davantage animée par des entrepreneurs sociaux que par de vastes mouvements populaires. Après le renversement de Chevardnadze par son ancien ministre de la Justice, Mikheil Saakashvili, lors de la révolution des roses, les professionnel.le.s des ONG ont rapidement accédé à des postes de haut niveau au sein du gouvernement. La vie politique géorgienne est ainsi devenue un terrain d’expérimentation pour toute sorte de pratiques et de réformes inspirées de l’aide internationale. Le calcul des dirigeant.e.s était que les avantages géopolitiques et matériels l’emportaient largement sur les inconvénients.

    S’ensuivirent un afflux régulier d’aide étrangère et l’ouverture à Tbilissi de bureaux bien dotés en personnel pour des programmes d’aide bilatérale, la Banque mondiale, des agences des Nations unies, des groupes d’aide au développement international, petits et grands, et même des fondations philanthropiques privées occidentales. Ces acteurs, afin de réussir à dépenser la totalité de leurs fonds, à mettre en œuvre leurs projets et à cocher la case « consultation et collaboration avec la communauté », avaient tous besoin de travailler avec des ONG locales. La demande crée l’offre : aujourd’hui, plus de 25 000 ONG sont enregistrées en Géorgie. Selon les autorités géorgiennes, 90 % de leur financement provient de l’étranger, et cette moyenne cache le fait que la grande majorité des ONG géorgiennes ne disposent d’aucun financement local. Elles trouveraient même absurde l’idée de demander de l’argent aux habitant.e.s, et si elles s’y essayaient, dans leur forme actuelle, elles pourraient difficilement gagner le soutien de leurs compatriotes géorgien.ne.s.

    Les agences d’aide étrangères et leurs ONG locales ont depuis longtemps colonisé la plupart des domaines de la politique et des services publics – éducation, santé, réforme des tribunaux, développement rural, infrastructures, etc.

    Dans la pratique, cela se passe comme suit : une grande agence d’aide au développement ou un prêteur international, par exemple l’USAID, la Commission européenne ou la Banque mondiale, élabore un nouveau modèle de réforme de l’éducation, qu’il prévoit maintenant de mettre en œuvre non seulement en Géorgie, mais aussi dans toute une série de pays. Pour donner un vernis de participation communautaire, l’agence d’aide passe des contrats avec des ONG géorgiennes pour qu’elles effectuent le travail quotidien : présenter telle ou telle nouvelle façon de faire aux fonctionnaires, aux écoles et aux enseignant.e.s, et les former aux nouvelles compétences dont iels sont censé.e.s avoir besoin. Ni à ce stade, ni à aucun autre moment, ne demande-t-on aux enseignant.e.s, aux parents, aux élèves, ni d’ailleurs à l’électorat dans son ensemble, quels sont leurs besoins et leurs souhaits et comment leur quotidien pourrait être amélioré. La population se sent donc ignorée, non écoutée et traitée avec condescendance. Elle se sent également inadéquate lorsqu’elle ne parvient pas à atteindre les objectifs que toute cette formation était censée permettre de réaliser.

    Les ONG géorgiennes qui reçoivent des subventions pour mettre en œuvre ce travail ont beau être locales, elles détiennent néanmoins un pouvoir considérable sur la population géorgienne. Ce pouvoir provient de leur accès aux ambassades et aux ressources occidentales et de la légitimité qui en découle, plutôt que du soutien de la base. Dans une démocratie fonctionnelle, le peuple élit les législateurs et l’exécutif pour le servir et représenter ses intérêts. En Géorgie, les ONG non élues reçoivent leur mandat de la part d’organismes internationaux, qui établissent et financent des listes de réformes politiques à entreprendre pour la Géorgie. Les ONG locales ne sont pas incitées à prendre en compte l’impact des projets qu’elles mettent en œuvre parce qu’elles ne sont pas responsables devant les citoyen.ne.s dans la vie desquels elles jouent un rôle si intrusif.

    Cette situation a bel et bien érodé l’action des citoyen.ne.s géorgien.ne.s ainsi que la souveraineté et la démocratie dans le pays.

    Cependant, le projet de loi sur la « transparence et l’influence étrangère » présenté par le gouvernement géorgien pour la deuxième année consécutive ne s’attaquera pas à ce problème majeur au cœur de l’économie politique de la Géorgie. Le gouvernement géorgien ne se soucie pas plus de la souveraineté de la Géorgie que les donateurs étrangers, les agences d’aide ou l’élite des ONG géorgiennes.

    « Rêve géorgien », le parti au pouvoir depuis 2012, n’a pas l’intention d’éradiquer les financements étrangers de l’économie politique géorgienne. Bien au contraire, il est parfaitement satisfait du flux continu d’aide étrangère et de la manière dont le complexe industriel-donateurs-ONG produit les politiques et les services. La politique géorgienne est peut-être notoirement polarisée, mais Rêve géorgien et la plupart des partis d’opposition sont remarquablement unanimes dans leur idéologie : ils croient tous en une gouvernance technocratique, néolibérale et dépolitisée, dans laquelle les politiques sont conçues par des experts (étrangers) qui s’appuient sur des données et des technologies prétendument objectives. Plus les services publics peuvent être confiés au marché, mieux c’est.

    C’est ce qu’illustre la Liberty Act, une loi historique qui interdit les augmentations de taux d’imposition et l’imposition progressive, et qui plafonne les dépenses publiques à 30 % du PIB. Elle a été promulguée par Saakashvili, n’a pas été abrogée en 12 ans de règne de Rêve géorgien, et Transparency International Georgia (la plus implacable des ONG partisanes à l’origine des manifestations contre le Rêve géorgien) a fait campagne pour son maintien.  Ces camps politiques peuvent se battre bec et ongles pour savoir qui va diriger le pays, mais ils le dirigent tous de la même manière.

    L’externalisation des politiques publiques, de la gouvernance et des services publics au profit de donateurs étrangers, d’ONG locales et du marché correspond parfaitement à la vision des cadres dirigeants du Rêve géorgien. Nombre d’entre eux ont étudié en Occident (généralement le droit ou l’administration publique) grâce à des bourses occidentales et ont commencé leur carrière dans des bureaux des Nations unies, des agences d’aide bilatérale et, bien sûr, des ONG locales. Iels sont issu.e.s d’une classe professionnelle-gestionnaire du milieu des ONG, qui est devenue le plus grand ascenseur social vers la classe moyenne (et même le premier décile) dans un pays où l’université, la médecine, le droit, la science ou l’entreprenariat ne permettent pas d’accéder au statut ou au mode de vie de la classe moyenne. En réalité, les curriculum-vitae des dirigeant.e.s du Rêve géorgien sont à peu près les mêmes que ceux de leurs plus féroces adversaires dans le secteur des ONG financées par l’étranger.

    Dans cet écosystème, il est rare de trouver quelqu’un.e qui se soucie véritablement des gens et de leur bien-être. Le paysage des ONG locales est un secteur profondément compétitif qui encourage les coups de coude, l’autopromotion et la duplication plutôt que la collaboration, et encore moins la solidarité. Pour de nombreux.ses professionnel.le.s du secteur, travailler dans une ONG est une voie rapide vers des revenus élevés, des avantages comme les voyages à l’étranger et les réceptions dans les ambassades, et l’appartenance à l’élite.

    Si le Rêve géorgien est ainsi favorable à un Ersatz de gouvernance technocratique, dépolitisé et dirigé par les donateurs, et s’il est en faveur du maintien du vaste secteur des ONG financées par l’étranger, pourquoi risquerait-il des protestations dans son pays et des pressions de la part de l’UE et des États-Unis pour adopter une loi dite « sur les agents étrangers » ?

    Au sommet de ce problème massif au cœur de l’économie politique de la Géorgie se trouve un autre problème, beaucoup plus limité mais qui constitue un irritant majeur pour le Rêve géorgien. Il existe en effet une clique d’ONG, petite mais puissante, disposant de budgets annuels allant jusqu’à des millions de dollars/euros provenant de donateurs étrangers, dont certaines sont proches du précédent gouvernement du Mouvement national uni de Mikheil Saakashvili, et qui utilisent leur perchoir pour s’engager dans une politique ouvertement partisane.

    Depuis environ cinq ans, celles-ci nient la légitimité du gouvernement et appellent à son éviction, notamment en soutenant l’opposition lors des élections, ce qui franchit déjà une ligne rouge éthique concernant l’action d’ONG (particulièrement lorsqu’elles sont financées par des États étrangers). Plus encore, elles militent pour un changement du pouvoir en passant par une action révolutionnaire, en dehors des processus démocratiques et constitutionnels. Les représentant.e.s de ces ONG ont auparavant exigé d’être mis.e.s au pouvoir dans le cadre d’un « gouvernement technique », mais comme personne (et certainement pas l’électorat géorgien) n’a accepté cette offre, iels se sont aventuré.e.s dans des manifestations de rue et ont pris d’assaut le parlement et les bâtiments gouvernementaux. Pour faire bonne mesure, iels font pression sur l’UE et les États-Unis afin qu’iels sanctionnent les dirigeant.e.s de Rêve géorgien ou leur imposent des interdictions de voyager.

    La loi géorgienne sur les « agents étrangers », déposée pour la première fois au printemps 2023 et rebaptisée « loi sur l’influence étrangère » dans sa version 2.0, vise directement ce groupe hyperpartisan.ne.s issus d’ONG bien financées. Il existe de nombreuses théories, certaines plus baroques que d’autres, pour expliquer pourquoi Rêve géorgien a déposé à nouveau ce projet de loi un an après la première tentative abandonnée. L’une d’entre elles est que le Rêve géorgien s’attend à gagner à la force du poignet cette fois-ci parce qu’il considère l’opposition comme faible. Une autre raison, citée par le Rêve géorgien lui-même, est que l’année dernière, le gouvernement a tenté de parvenir à un accord avec les ambassades occidentales et les bailleurs de fonds afin qu’ils ne financent plus ces ONG partisanes ou qu’ils modèrent leur comportement partisan. Mais cet accord a été rejeté, sinon par tous, du moins par certains des principaux bailleurs de fonds. Derrière les portes closes, les diplomates occidentaux admettent que la conduite des ONG partisanes qu’ils financent dépasse de nombreuses limites et qu’il faut faire quelque chose à ce sujet. Mais lorsqu’on leur demande ce qu’ils vont faire, ils refusent d’en discuter.

    Et la population géorgienne dans tout ça ? Elle se trouvera sans aucun doute dans une situation pire. Toutes les ONG recevant des fonds étrangers feraient l’objet d’une surveillance et d’une suspicion accrues et devraient s’acquitter de tâches administratives supplémentaires. Des mesures plus sévères, telles que des amendes, pourraient être prévues. Les ONG qui se sont tenues à l’écart de la politique partisane, qui se sont efforcées d’être axées sur leur mission et non dirigées par les donateurs, qui ont pratiqué une véritable solidarité et qui se sont adressé aux citoyen.ne.s en tant que sujets politiques, seront prises au piège d’une politique qui ne les visait même pas.

    Peu importe que cette loi impose la transparence financière aux ONG alors que le secteur des entreprises n’est soumis à aucune obligation de ce type. Cette loi ne rétablira pas la souveraineté des Géorgien.ne.s, pas plus qu’elle ne redonnera du pouvoir aux citoyen.ne.s et ne re-politisera l’élaboration des politiques. Et, malgré tous les problèmes mentionnés, elle n’affaiblira probablement pas les ONG partisanes et ne modérera pas leur comportement. Il ne s’agit pas d’un outil mal aiguisé, mais d’un outil mauvais dès le départ.

    Les revendications frénétiques et faussement patriotiques du gouvernement et de l’opposition ont pour effet de démontrer le peu que les deux camps ont à offrir aux Géorgien.ne.s moyen.ne.s en termes de pouvoir démocratique ou d’espoir d’amélioration de leurs conditions de vie. Lorsqu’une des autrices a rencontré des membres d’un syndicat d’infirmières, leur humeur n’était pas perturbée par la rhétorique violente autour de la crise en cours. Ces femmes étaient préoccupées par leur travail, par les conflits avec leurs patrons et avec le ministre de la Santé. Elles s’inquiétaient avant tout de la lente destruction de lieu de travail, l’un des rares hôpitaux publics restants, par les autorités locales.

    Ces infirmières essaient d’analyser la manière dont les donateurs et les prêteurs internationaux, en étroite collaboration avec le gouvernement, s’attaquent à leur communauté de travail et de subsistance, sans qu’elles n’en soient informées, ni que leur connaissance de la situation et les solutions qu’elles pourraient proposer ne soient prises en compte.  

    Pourquoi serait-ce la Banque mondiale qui réhabilite une aile de notre hôpital ? Notre hôpital devait avoir le budget nécessaire pour le faire lui-même, mais nous ne savons pas ce qu’il est advenu de cet argent. On ne nous dit pas comment les budgets sont dépensés ni comment les décisions sont prises. Lorsqu’ils ont eu besoin de nous pendant le COVID, on nous a qualifiés d’irremplaçables. Maintenant, nous sommes jetables.

    Lors de leur dernière réunion, les membres du syndicat ont montré peu d’intérêt pour la loi sur l’influence étrangère : elles ne s’en souciaient guère et ne souhaitaient pas que le syndicat prenne position à ce sujet d’une manière ou d’une autre. Elles ont été heureuses d’apprendre que les militant.e.s syndicaux.les ne se joindraient ni aux manifestations contre la loi, ni ne soutiendraient son adoption. Elles avaient entendu des rumeurs selon lesquelles il s’agissait d’une loi russe et ont décidé de se renseigner à ce sujet, découvrant à leur grand soulagement qu’il n’en était rien.

    À l’heure où nous écrivons ces lignes, la crise est devenue violente. La police anti-émeute utilise des canons à eau, du gaz poivré et des coups contre les manifestant.e.s anti-gouvernementaux à Tbilissi. Des photos d’ecchymoses et d’yeux injectés de sang inondent les médias sociaux. Au cours des dernières semaines, le climat politique et le discours public ont atteint de nouveaux sommets, ce qui n’est pas peu dire. La place publique géorgienne est balayée par les mensonges, l’hystérisation et la manipulation. Cela ne fait qu’éloigner la Géorgie de la reconquête de la démocratie et de la construction d’une politique progressiste. Un observateur géorgien réfléchi, le cœur lourd, a partagé que « quelle que soit la direction que nous prenons, c’est un pas en arrière ».

    Aussi frustrant et fastidieux que cela puisse être, nous sommes obligé.e.s de nous frayer un chemin à travers le tissus de mensonges et de manipulations qui entourent la situation si nous voulons rétablir une conversation rationnelle. Il est exaspérant de voir des bailleurs de fonds étrangers faire la leçon au public géorgien en affirmant sans sourciller qu’il n’existe aucune influence étrangère qui serait liée à de l’argent étranger, que les donateurs veulent seulement soutenir une « société civile dynamique » et qu’il ne leur viendrait jamais à l’idée de dire aux ONG ce qu’elles doivent faire. Quiconque étant un tant soit peu familiarisé avec la manière dont les ONG demandent et obtiennent des subventions sait que les donateurs fixent des règles très précises quant aux types d’organisations, aux types de travaux et aux questions qu’ils envisagent de financer, et ce avant même que des règles non écrites et des propriétés et préjugés tenus secrets ne déterminent la sélection des bénéficiaires des subventions.

    En Géorgie, les militant.e.s ne savent que trop bien ce que l’on attend d’elleux et quels comportements sont sanctionnés et récompensés : critiquer le gouvernement sur Facebook vous vaudra plus de subventions que d’être sur le terrain pour aider les gens. Il y a quelques années, lorsque les donateurs occidentaux considéraient le Rêve géorgien comme un allié précieux, ils demandaient aux militant.e.s géorgien.ne.s d’arrêter de les critiquer. Aujourd’hui, ils veulent que les militant.e.s s’expriment contre le Rêve géorgien. Les donateurs surveillent même les profils de médias sociaux des activistes, et la publication d’opinions qui ne leur conviennent pas peut avoir des conséquences.

    L’idée galvaudée selon laquelle il s’agirait d’une « loi russe » est une autre manipulation cynique utilisée librement par certain.e.s activistes géorgiens, les politicien.ne.s de l’opposition et les fonctionnaires occidentaux. On nous dit que le projet de loi est copié sur celui du Kremlin (vérification des faits : ce n’est pas le cas) et qu’il transformera la Géorgie en Russie et/ou l’éloignera de la voie de l’intégration européenne. Mais cette loi est un symptôme des réalités politiques spécifiquement et uniquement géorgiennes. La Géorgie de 2024 n’a rien à voir avec la Russie de 2012, lorsque cette dernière a adopté sa loi sur les agents étrangers – ni politiquement, ni en termes d’alliances internationales, ni en termes de démocratie et d’État de droit, et certainement pas en termes de rôle joué par les ONG. Les objectifs de la loi russe sur les « agents étrangers » n’avaient rien à voir avec ceux du projet de loi géorgien.

    Plus absurdes encore sont les allégations selon lesquelles Rêve géorgien et son fondateur, le milliardaire Bidzina Ivanichvili, sont des marionnettes russes, entièrement à la botte du Kremlin, et qu’ils ont déposé cette loi parce que Poutine leur a dit de le faire. Selon cette logique, M. Poutine aurait alors également ordonné pendant plus d’une décennie au Rêve géorgien de poursuivre l’intégration à l’UE, d’inscrire l’intégration euro-atlantique dans la Constitution, d’obtenir de meilleurs résultats que d’autres en matière de mise en œuvre des réformes préparatoires et d’obtenir le statut de candidat à l’adhésion à l’UE. En réalité, ces proclamations à propos d’une « loi russe » jouent sur les peurs et le ressentiment du public géorgien ainsi que sur l’idée fixe des partenaires occidentaux de la Géorgie en matière de géopolitique.

    Le jeu le plus cynique et le plus dangereux, cependant, consiste à lier cette loi au processus d’adhésion de la Géorgie à l’Union européenne. Les observateurs occidentaux lointains s’émeuvent de voir les Géorgien.ne.s défendre leur « société civile dynamique », mais sur le terrain, les manifestant.e.s disent spontanément qu’iels ne sont pas dans la rue pour défendre les ONG et qu’iels ne se soucient pas beaucoup d’elles. Cela est confirmé par des années de sondages montrant le peu de confiance des Géorgienne.s dans les ONG. Au contraire, les gens descendent dans la rue parce qu’on leur a dit que c’est un moment décisif pour l’avenir de la Géorgie au sein de l’UE.

    L’aspiration de la Géorgie à adhérer à l’Union européenne est le nerf le plus sensible de la politique et de la culture géorgiennes. Après trois décennies d’appauvrissement post-soviétique, de vies écourtées, de douleur et de traumatisme, de stress chronique, d’insécurité et d’humiliation, l’idée de l’adhésion à l’UE est devenue un projet eschatologique pour de nombreux.ses Géorgien.ne.s : elle représente la promesse du salut après des souffrances et des sacrifices longs et injustes. L’UE n’est pas seulement synonyme de rêves – de bien-être matériel, de sécurité, de dignité, de confort – qui se réalisent, mais aussi de la reconnaissance d’une « européanité » inhérente aux Géorgien.ne.s – preuve de leur spécificité et de leur supériorité culturelle par rapport à leurs voisins « asiatiques ».

    Par ailleurs, de nombreux.ses Géorgien.ne.s aujourd’hui dans la rue avec leurs drapeaux de l’UE ont des préoccupations moins métaphysiques et plus terre à terre : dans des enquêtes récentes, les Géorgien.ne.s considèrent que la possibilité d’émigrer est la première raison pour laquelle iels souhaitent adhérer à l’UE. En effet, les Géorgien.ne.s ont « voté avec leurs pieds » – rien qu’en 2021 et 2022, plus de 5 % de la population a quitté le pays, la plupart pour rejoindre les sinistres marchés du travail de l’ombre en Europe.

    In fine, qu’il s’agisse de rédemption spirituelle ou d’espoir d’opportunités matérielles, la perspective d’adhésion à l’UE représente quelque chose d’existentiel pour les Géorgien.ne.s. Cela a permis à l’opposition, à ses ONG partisanes et à leurs donateurs occidentaux de transformer la crise liée au projet de « loi sur l’influence étrangère »  en une bataille désespérée et épique pour l’avenir des Géorgien.ne.s. Le pire, et le plus irresponsable, c’est que les fonctionnaires de l’UE se sont joint.e.s à eux, répétant les un.es après les autres qu’une telle loi est incompatible avec les « normes et valeurs de l’UE ». L’expression « normes et valeurs » est commodément vague, contrairement aux lois européennes actuelles, qui n’interdisent pas la réglementation du financement des ONG. Plus récemment, un porte-parole de l’UE a déclaré que l’adoption de la loi irait à l’encontre des « valeurs et des attentes » de l’UE, déplaçant ainsi le discours vers un territoire toujours plus nébuleux. Le processus d’adhésion à l’UE, censé être objectif et méritocratique, est devenu arbitraire et vexatoire.

    La menace des fonctionnaires de l’UE de faire dérailler le processus d’adhésion de la Géorgie ressemble à un chantage. Fondamentalement, la suspicion croissante du gouvernement à l’égard des motivations des donateurs étrangers qui financent des ONG hyperpartisanes sera d’autant plus forte si le gouvernement est contraint, par une escalade de menaces, de continuer à laisser entrer de tels fonds. Il s’agit là d’une surenchère qui pourrait avoir de très sombres conséquences. Dans ces conditions de durcissement des fronts et de manipulation des peurs existentielles, un débat franc sur les problèmes, vieux de plusieurs décennies, qui ont conduit à ce projet de loi et sur l’efficacité de la loi proposée est devenu impossible.

    *

    Cet article a initialement été publié en anglais par le site LeftEast.

    Almut Rochowanski est une militante spécialisée dans la mobilisation des ressources pour la société civile dans l’ex-Union soviétique, notamment en Géorgie et en Russie. Ses écrits sur cette question sont disponibles ici.

    Sopo Japaridze est présidente de Solidarity Network, un syndicat indépendant de travailleur.euse.s du secteur des soins en Géorgie. Elle est organisatrice syndicale depuis plus de dix ans. Elle effectue des recherches et des études sur le travail et les relations sociales et écrit pour diverses publications. Elle a également cofondé l’initiative et le podcast sur l’histoire de la Géorgie soviétique, Reimagining Soviet Georgia. C’est une figure de la société civile en Géorgie.