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Affaire Cahuzac : la piste de la corruption
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Plusieurs mois d’enquête ont permis à Mediapart de recueillir des témoignages d’acteurs clés du milieu médical qui décrivent un même schéma : des dessous-de-table auraient été versés à l’époque pour obtenir des décisions favorables du ministère dans l’attribution de scanners et d’IRM (appareils d'imagerie par résonance magnétique) à des établissements de santé.
Mediapart a notamment rencontré à plusieurs reprises un ancien dirigeant de la société israélienne Elscint, qui affirme que son entreprise versait de l’argent auprès de Jérôme Cahuzac pour obtenir des marchés.
Celui-ci, sollicité par l’intermédiaire de son avocat, n’a pas répondu à nos questions. Quant au ministre de la santé de l’époque, Claude Évin, il assure n’avoir jamais entendu parler de telles pratiques : « Honnêtement, ces dossiers ne remontaient jamais à moi ; sauf dans quelques cas, ça n'était pas traité à mon niveau. Mais je n’ai aucune raison de penser que ces accusations soient fondées. J’avais donné des consignes précises à mon arrivée au ministère pour qu’on fasse tout dans les règles. Je pense que tout le monde les a respectées, je n’ai pas de raison de suspecter. » Jérôme Cahuzac aurait-il pu agir dans son dos ? « Je n’ai pas d’éléments qui me permettent de penser qu'il a agi de cette manière », répond Claude Évin, actuel directeur général de l’agence régionale de santé d’Île-de-France.
À l’époque, au sein de son cabinet, Jérôme Cahuzac s’occupe des médicaments. Mediapart a déjà raconté comment le poste lui permet de nouer des contacts avec des laboratoires pharmaceutiques, qu’il fera fructifier juste après son départ du gouvernement, dans sa nouvelle activité de consultant.
Dans ses confessions télévisées, l’ancien ministre a d’ailleurs furtivement évoqué cette activité de consultant comme étant à l’origine de ses placements en Suisse. Il n’a en revanche rien dit de ses pratiques au ministère où il n’était en réalité pas seulement chargé du médicament, mais également des équipements lourds. « Une double casquette inhabituelle », témoigne un membre du cabinet de l’époque, qui a aiguillé Mediapart vers cette piste. Or, c’est dans ce secteur des “équipements lourds” que nous avons recueilli les témoignages les plus précis sur d’éventuelles commissions illicites.
De quoi s’agit-il ? À l’époque, les hôpitaux, les cliniques et les cabinets de radiologie qui souhaitent s'équiper d'un scanner (environ 5 millions de francs pièce) ou d'une IRM (10 à 12 millions) doivent obtenir l'autorisation du ministre de la santé. Seulement, une carte sanitaire limite l’installation de ces machines, que tous rêvent d’acquérir. Pas plus de 50 à 100 autorisations sont délivrées chaque année pour bien plus de demandes, d'après les archives de l’époque que nous avons pu consulter au ministère.
En 1991, la France compte en moyenne sept scanners pour un million d’habitants. Et moins de deux IRM. Face à cette pénurie organisée, chaque demande est examinée au peigne fin. Il faut présenter de meilleurs arguments que l’établissement voisin.
À la direction des hôpitaux, une commission est chargée d’émettre un avis sur chaque demande. Dans les archives, on retrouve les dossiers déposés, les avis du rapporteur, le résultat des votes, l’avis de la commission et la décision finalement prise par le ministère. Résultat : « Dans un certain nombre de cas, difficiles à chiffrer, l'administration n'était pas suivie par le cabinet », explique Gérard Vincent, directeur des hôpitaux entre 1989 et 1995, et aujourd’hui délégué général de la fédération hospitalière de France. Clairement, le cabinet du ministre fait ses choix. Sans avoir besoin de les motiver.
Quand une clinique ou un cabinet de radiologie remplit un dossier de demande d’autorisation, il fait figurer la marque de l’appareil qu’il souhaite acquérir. Les fabricants doivent donc « draguer » les radiologues. Mais également faire valoir auprès d’eux les réseaux politiques qui leur permettront d’obtenir le précieux sésame, générateur d’un chiffre d’affaires qui s'élève à plusieurs millions de francs chaque année.
« Des gens ont extorqué, prévariqué »
La société Elscint France a dans un premier temps eu du mal à se faire une place au soleil. Mais au milieu des années 1980, l’entreprise recrute l’ancien patron de la CGR (Compagnie générale de radiologie), Serge Roger, au carnet d’adresses bien fourni, et aux méthodes rodées. Elscint décolle, décroche des autorisations pour quelques IRM, et surtout des scanners.
Comment ? En versant des pots-de-vin, selon un dirigeant de la société de l’époque, aujourd'hui retiré des affaires. Rencontré à de multiples reprises par Mediapart, celui-ci n’a pas souhaité témoigner à visage découvert, par crainte des répercussions médiatiques ou judiciaires, mais il nous a assuré, plusieurs fois, que « Serge Roger donnait les instructions nécessaires à ses services financiers ». L’argent allait-il à Jérôme Cahuzac ? « Oui. » Comment peut-il en être certain ? « J’en discutais avec Serge Roger. »
L'ancien dirigeant d’Elscint poursuit son récit en évoquant ses diverses rencontres avec Jérôme Cahuzac au ministère. Il raconte que le jeune conseiller lui a demandé un jour de lui souffler une liste d'établissements prêts à payer : « Un matin, six ou huit mois après son arrivée, j’arrive dans son bureau. Je pensais qu’on allait éplucher les dossiers. Mais il se lève, prend une feuille blanche, la pose devant moi, met un stylo dessus et me dit : “Mettez-moi les noms des hôpitaux ou cliniques privées qui, selon vous, accepteraient de verser une commission pour avoir leur autorisation.” Je me suis levé et je suis parti, parce que c’était un appel à la délation. C’est autre chose que de demander qu’Elscint paye directement. Il m’a regardé dans les yeux, et il m’a dit : “Écoutez, dans ce cas, vous pouvez annoncer à votre direction en Israël que vous ne vendrez pas de scanners et d’IRM en France.” »
Elscint vendra quand même des appareils. Le PDG Serge Roger est mort, et ne peut plus témoigner. Mais son successeur, Michel Meyer, entré dans la société en 1996, raconte à Mediapart : « Quand je suis arrivé, j’ai dit aux Israéliens que mes méthodes ne seraient pas les mêmes ; que Serge Roger arrosait tout le monde, que les comptes de la société étaient bidon. Les Israéliens semblaient l’apprendre. » Il confie n'être pas en mesure, cependant, de rentrer dans les détails.
Dominique Freycenon, en charge de l'administration des ventes à Elscint de 1986 à la fin des années 1990, témoigne du « grand ménage » qui a été fait à l'arrivée de Michel Meyer. « Des coffres entiers ont été brûlés. » Pour elle, le fait qu'Elscint « arrosait » le ministère « était un secret de Polichinelle. J'imagine que la direction israélienne savait très bien comment nous fonctionnions. Mais pas les auditeurs israéliens qui venaient chaque année éplucher nos comptes et qui tiquaient sur certains mouvements financiers ».
Vu de loin, on peut croire que le cabinet du ministre n'a alors pas un rôle décisif. On l'imagine suivre les avis impartiaux rendus par la commission de la direction des hôpitaux, complétés par l'avis technique d'un fonctionnaire, ingénieur de formation. Retrouvé par Mediapart, celui-ci relativise cependant grandement son influence : « Mon avis technique n’était qu’un habillage. Tout comme l'avis de la commission de la direction des hôpitaux, à laquelle j'assistais. En réalité, il fallait cracher au bassinet. Celui qui voulait l’autorisation devait payer. De Cahuzac, à l’époque, on disait qu’il faisait rire les dames et pleurer les messieurs. Il les passait au presse-purée pour qu’ils allongent l’argent. »
Ce fonctionnaire à présent retraité poursuit : « J’ai travaillé pendant 30 ans dans ce milieu. Je connaissais tous les acteurs du système, qui me racontaient. Les pots-de-vin à verser étaient de l’ordre de 200 000 francs pour un scanner, de 500 000 francs pour une IRM. Que voulez-vous ? Des gens ont eu du pouvoir et ils ont profité du système. Ils ont extorqué, prévariqué. »
L’homme confirme que le directeur financier d’Elscint, également décédé, lui avait parlé des sommes versées au cabinet.
Le précédent Georgina Dufoix
Un ancien très haut fonctionnaire de l'administration de la santé, qui travaille aujourd’hui dans un autre secteur, dit avoir eu connaissance du système par des radiologues et des pneumologues : « Avant l'époque Cahuzac, le système d’attribution donnait lieu à des commissions, le plus souvent payées par les établissements de santé. Ensuite, la nouveauté c’est que les fabricants de scanners payaient directement. Cela évitait de prendre le risque qu’un radiologue s'épanche une fois le matériel acquis, qu’il dénonce un racket. Les fabricants, eux, ne pouvaient rien dire. Ils attendaient l’autorisation suivante. C’était sans risques. »
D’autres acteurs de l’époque, qui dénoncent également des pots-de-vin, se montrent cependant mois catégoriques sur leurs cheminements. « Cela pouvait varier, explique un fonctionnaire. Soit les cliniques et les cabinets de radiologie payaient directement au cabinet. Soit c’étaient les fabricants de scanners qui corrompaient, et qui, ensuite, répercutaient la commission sur le prix demandé à l'acquéreur. »
Le cabinet Évin n’est pas le premier à être mis en cause pour ce type de pratiques. Georgina Dufoix, ministre de la santé (PS) de 1984 à 1986, a échappé à une comparution devant la Haute Cour de justice dans les années 1990 parce que les faits étaient prescrits quand ils ont été découverts. Mais un conseiller de l’époque à la cour d'appel de Rennes avait mené une enquête très précise : il avait établi que pendant la campagne législative de Georgina Dufoix dans le Gard, à l’occasion de l’acquisition d’une IRMN par l’hôpital de Nîmes, un intermédiaire clandestin, René Trager, avait touché et reversé des commissions en provenance d’une société américaine.
Le conseiller qui avait mené l’enquête est devenu juge d’instruction au pôle financier à Paris. Il s’appelle Renaud Van Ruymbeke. Il est aujourd’hui en charge de l’affaire Cahuzac. Nul doute qu’il a dû garder quelques souvenirs des mœurs et des systèmes de financement de l’époque.
Mediapart a retrouvé l’intermédiaire alors mis en cause, René Trager, qui avait reconnu les faits. « Pendant toutes ces années, les attributions de scanners et d’IRM se faisaient en fonction de critères de copinage : on favorisait par exemple un maire ami qui dirigeait un conseil d’administration d’hôpital. Mais il n’y avait pas que ça. Il y avait un système de bakchichs, et même si ce n'est pas moi qui avais les marchés, il me paraît évident que ça s’est poursuivi sous Claude Évin. »
Pendant ces années 1980 et 90, d’autres types de corruption sont pointés. L’ancien dirigeant d’Elscint cité précédemment raconte – sans certitude que cela se soit passé à l’époque Cahuzac – avoir lui-même remis des valises de billets à deux décideurs d'un établissement de Marseille pour qu'ils choisissent son matériel.
Et aucun chaînon n’était négligé si l'on en croit le témoignage d'un ancien fonctionnaire qui raconte qu’au milieu d’un déjeuner, « le PDG Serge Roger (lui) a proposé de se retrouver à Genève ».
Les fonctionnaires, salariés des fabricants et radiologues ne dénoncent cependant pas les méthodes d'une entreprise, mais « un système ». Après que la Compagnie générale de radiologie (CGR), entreprise française qui bénéficiait de la préférence de l'État, a été absorbé par l’américain General Electric en 1987, l’allemand Siemens ou le hollandais Philips se battaient également pour obtenir une part importante du gâteau. Beaucoup des acteurs clés de l'époque, qui dirigeaient ces entreprises en France, sont aujourd'hui morts.
Les parts d'ombre restent donc grandes. Si la justice arrivait à prouver que de l'argent a bel et bien été versé, il lui resterait à déterminer la destination finale : un compte personnel de Jérôme Cahuzac ou l'éventuelle caisse noire d'un courant politique.