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Jean-François Kahn: En finir avec le manichéisme infantile
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Source : Le Monde
A l’évidence, on n’en a tiré aucune leçon. Il y a neuf ans, les Français étaient invités à ratifier ou à rejeter le traité constitutionnel européen. Les grands médias, massivement favorables au « oui » – et j’en étais – défendirent leur choix, qui correspondait à une honorable conviction, de façon tellement univoque, tellement agressive, tellement peu ouverte aux arguments de l’autre, tellement binaire, que le « non », d’abord donné vaincu, l’emporta largement. Il y aurait eu alors quelques questions à se poser. On s’en garda bien. On se contenta d’injurier, après coup, ceux qui avaient mal voté. Et, d’ailleurs, on fit adopter ce que les Français avaient refusé sans, cette fois, leur demander leur avis. Est-on conscient à quel point, ce faisant, on a porté un coup terrible à l’esprit civique et grossi les rangs des abstentionnistes comme ceux des électeurs du Front national ?
C’est à un phénomène comparable que l’on assiste aujourd’hui. La sphère médiatique, au sens le plus large, fait preuve, à propos des événements d’Ukraine, de Crimée et de Russie, d’un tel binarisme, d’un tel simplisme, d’un tel infantilisme, que l’on assiste à une autre aberration : le retournement pro-Poutine d’une bonne partie de l’opinion. Cela fait des années que l’on perçoit cette déplorable évolution : une approche de plus en plus bichromique, bicolore et, incidemment, néoconservatrice, des grandes questions internationales, un partage du monde entre des gentils qui ne peuvent se conduire que de façon séraphique et des méchants qui ne constituent qu’un ramassis de Belzébuth : un manichéisme de plus en plus puéril qui n’est pas étranger à la redoutable désaffection du public envers ce qui devrait constituer le coeur et l’âme de la démocratie : les médias.
Cette régression a atteint, ces derniers jours, un record. Dans certains reportages, les bons deviennent tous beaux et les mauvais tous laids. Ceux-ci sont de jeunes athlètes au regard lumineux, ceux-là de vieux chnoques alcooliques au regard terne. Ce qui s’écrit ou se dit dans les médias russes se dit de façon quasi identique chez nous, mais à l’envers. Des « correspondances » deviennent des éditos au vitriol, des reportages d’ardentes professions de foi. Ce qui n’est pas, parfois, sans rappeler la presse communiste des années 1950. Laquelle parlait des Etats-Unis.
Allons plus loin : si comparer Poutine à Hitler (certains ont osé) est d’une confondante idiotie, l’homme s’apparente plus, en effet, à un nouveau tsar qu’à un démocrate moderne. On peut à cet égard se demander, d’ailleurs, pourquoi Eltsine, lui qui était bien pire, bénéficia d’une telle indulgence : parce qu’une Russie en voie de quart-mondialisation plaisait ? Or, si un envoyé spécial à Berlin, du temps du nazisme, avait systématiquement décrit, pour complaire, une Allemagne dévaluée, dévalorisée, minable, aux abois, il aurait, fût-ce inconsciemment, péché à la fois contre l’objectivité journalistique et contre la cause du camp démocratique. A-t-on le droit de poser cette question : un pays où la plupart des éditoriaux, parlés ou écrits, paraissent avoir été rédigés par Bernard-Henri Lévy (membre du Conseil de surveillance du Monde) constitue-t-il un exemple de pluralisme ?
Oui, la brutalité avec laquelle a été bousculée, en Crimée, la légalité internationale est inadmissible. Mais pourquoi, lorsque les nouvelles autorités de Kiev ont décidé, dans un premier temps, d’abolir le statut de la langue russe dans les territoires russophones, nos médias n’ont-ils pas mis en garde contre cette décision provocatrice et aventureuse ? Pourquoi le non-respect de l’accord signé par les ministres européens, dont Fabius, à Kiev n’a-t-il suscité dans les médias aucun regret ? Pourquoi aucune prise de distance à l’égard de certains propos extrémistes (c’est une litote) tenus par les leaders radicaux de la révolution de Maïdan, alors que ces outrances faisaient évidemment le jeu de la Russie, qui les a instrumentalisés ?
INTÉGRITÉ TERRITORIALE OU DROIT DES PEUPLES À DISPOSER D’EUX-MÊMES
Oui, la majorité des révoltés de Maïdan étaient des démocrates dégoûtés par une gouvernance absolument calamiteuse. Mais pourquoi Stepan Bandera (1909-1959), cet antisémite fanatique qui combattit aux côtés des Waffen-SS et qu’exalte l’aile radicale du mouvement, est-il désormais présenté pudiquement chez nous comme un « nationaliste controversé » ? Dans ce cas, il ne fallait pas appeler au boycottage de l’Autriche parce que le parti de Haider avait été intégré au gouvernement. Il est temps de rompre avec une incohérence qui confine au zozoïsme.
Il y a deux principes aussi défendables l’un que l’autre. Le premier, c’est le respect de l’intégrité territoriale des nations. En fonction de quoi, une sécession de la Crimée, même votant son rattachement à la Russie, est incontestablement condamnable. L’autre principe est le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. En fonction de quoi l’OTAN est intervenue militairement pour aider le Kosovo à s’émanciper de la Serbie, ce que souhaitait la majorité de sa population. Les deux principes étant souvent contradictoires, il convient, en droit international, de privilégier une fois pour toutes l’un ou l’autre. Soit l’intégrité territoriale, soit le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Ce qui, en revanche, n’est pas soutenable, c’est de se réclamer de l’un de ces principes les jours pairs et de l’autre les jours impairs. Par exemple, proclamer illégale une sécession de la Crimée, même si ses habitants l’appellent majoritairement de leurs voeux, après avoir fait une guerre pour permettre la sécession du Kosovo, parce que ses habitants l’appelaient majoritairement de leurs voeux. Il est éminemment respectable, et sans doute juste, de stigmatiser le jeu russe qui a consisté à encourager le mouvement sécessionniste en Crimée.
Mais il est étrange que parmi les plus virulents censeurs se trouvent ceux qui, depuis des décennies (ce fut parfois à leur honneur), soutiennent toutes les luttes sécessionnistes : au Biafra, au Bangladesh, dans le sud du Liban, en Tchétchénie, au Kurdistan ou ailleurs, quand ils n’ont pas affiché leur sympathie pour la cause basque ou irlandaise. Des sanctions pour imposer un respect du droit international ? Chiche ! Mais Chypre ? Mais les territoires palestiniens ?
Ce sont toutes ces contradictions et incohérences qui affaiblissent la position occidentale face à Poutine. Mieux eût valu les pointer à temps que de noyer toute complexité dans l’hystérie.