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Brésil: "Je chie sur le Mondial !"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
(Mediapart)
À trois semaines de la Coupe du monde de football, les protestations se multiplient contre les coûts démesurés de l'événement alors que les services de base manquent.
Rio de Janeiro, de notre correspondante. « Traître du siècle ». La légende, sous la photo de Pelé, est devenue omniprésente dans les manifestations. À trois semaines de l'ouverture du Mondial de football, elle en dit long sur le sentiment de beaucoup de Brésiliens, à l’égard de ce qu’on leur promettait être « la Coupe des Coupes ». Pelé est le « roi du football», l’idole incontestée de générations de supporters, mais la rue ne supporte pas qu’il se soit rangé aux côtés des puissants, de la Fédération international de Football (Fifa) et de ses sponsors.
Les Brésiliens vénèrent le ballon rond, cela ne les empêche pas d’être amers lorsqu’ils perçoivent que ce Mondial sera le plus cher de l’histoire, alors que leurs besoins, en termes de services de base, sont loin d’être satisfaits. Depuis un an, le slogan « Nao vai ter copa »,« la coupe n’aura pas lieu », agit comme une incantation, même si tout le monde sait que les 32 équipes s’affronteront bien au Brésil entre le 12 juin et le 13 juillet.
Élevant la voix pour se faire entendre malgré le grondement des tambours qui couvrait une récente manifestation à Rio, Adriano Barbosa, un jeune étudiant, explique. « Je suis un passionné de football comme la majorité des Brésiliens, et la Coupe, j’en rêvais, mais si l’État avait d’abord écouté les revendications de la population, ce serait différent. » Pour se rendre à cette manifestation du 15 mai, baptisée dans tout le Brésil « Journée internationale de lutte contre la Coupe », il a fait spécialement imprimer sur son t-shirt la devise « Je chie sur la Coupe ».
« Nous sommes nombreux à penser de la sorte, et si les autres n’ont pas fait le déplacement, c’est parce qu’ils ont peur de la répression », insiste-t-il, en montrant la rangée de policiers prêts au combat. De fait, moins de 10 000 personnes se sont mobilisées dans tout le Brésil ce jour. Ceux qui ont fait le déplacement comptent sur le pouvoir des réseaux sociaux, et sur la presse internationale, beaucoup plus présente que les journaux locaux, pour se faire voir, et entendre.
La star, c’est une fois de plus Batman. Masque intégral laissant à peine voir ses yeux, pantalon moulant, cape noire claquant au vent : la première fois qu’Eron Morais de Melo, un jeune homme de 32 ans, a enfilé le fameux déguisement, c’était le 20 juin 2013, « le jour où plus d’un million de personnes ont défilé à Rio », tient-il à rappeler. À l’époque, le maire Eduardo Paes était représenté en Joker, maître du crime et du mensonge. « Pour faire face à Joker, il fallait Batman, et Rio de Janeiro ressemble beaucoup à Gotham City, avec sa violence et sa corruption », précise Eron Morais de Melo.
Fabricant de prothèses dentaires le jour, il se glisse dans son costume à chaque manifestation, et prend le train à partir de Marechal Hermes, le quartier de petite classe moyenne où il habite – le Batman carioca n’a pas de Batmobile. À chaque fois, il arrive, impassible, et brandit une pancarte sur laquelle il revendique des écoles et des hôpitaux « niveau d’exigence Fifa », en référence au cahier des charges de l’institution.
Des budgets explosés
Ce cahier des charges, de plus en plus lourd – en termes de sécurité, d’accès au stade, d’écrans ou d’installations sanitaires – n’explique toutefois pas seul le coût du Mondial. Outre les surfacturations, les retards de construction, et l’éventuelle corruption, on soulignera que la Fifa n’exigeait que huit stades. Le gouvernement en a finalement promis douze. De passage à Rio de Janeiro, Stéphane Monclaire, spécialiste du Brésil et enseignant de sciences politiques à la Sorbonne-Paris I, précise : « Promettre douze stades permet de satisfaire plus de clientèles d’élus locaux, un stade, c’est aussi une monnaie politique. À travers eux, Lula, à l’époque, a acheté des soutiens. »
Seul le pacte fédéral brésilien peut expliquer pourquoi, par exemple, les autorités ont décidé de raser le vieux stade de Manaus, au cœur de l’Amazonie, pour en construire un nouveau (757 millions de reais, 250 millions d'euros) dans une ville qui ne dispose d’aucun club en première division, alors que 90% de la population n’a pas accès au tout-à-l’égout.
Présentés par le président Lula à la Fifa en 2006, les stades devaient revenir à 2,8 milliards de reais (910 millions d'euros). En euros, à l’époque, cela équivalait à un peu plus d’un milliard. Depuis, la monnaie s’est dévalorisée (aujourd'hui, 1 real = 0,33 euro), ce qui peut donner la sensation en devise étrangère, d’un coup moindre, mais en real, l’escalade s’est poursuivie. En janvier 2010, le tribunal brésilien des comptes tablait sur 5,66 milliards de reais. La facture sera finalement de 8,05 milliards (2,7 milliards d'euros), près du triple de ce qui était annoncé. Cela revient environ à un tiers du budget des allocations sociales du programme Bolsa Familia, versé à 14 millions de foyers, copié dans le monde entier pour son efficacité.
Et il n’y a pas que les stades. Les infrastructures reviennent déjà à 14,7 milliards de reais (près de 5 milliards d'euros). Et selon le syndicat des architectes et ingénieurs, à peine 45 % de ce qui devait être livré, entre mobilité urbaine, aéroports et télécommunications, sera prêt à temps. Bien sûr, ces travaux ne sont pas tous directement liés à la Coupe, et certains étaient nécessaires, notamment la rénovation des aéroports au bord de la saturation. Mais la communication des autorités rappelait le terme « Coupe » comme une litanie. À l’heure des bilans, il est donc logique qu’on retrouve le Mondial. Il faut ajouter les dépenses de promotion touristique, près de 600 millions de reais, la sécurité, 1,9 milliard, et les équipements temporaires imposés par la Fifa, comme les portiques détecteurs de métaux. Et comme l’argent frais n’était pas toujours disponible, il a fallu emprunter…
Ce n’est pas la première fois que les autorités brésiliennes dépensent trop, faisant des choix discutables. Le barrage et l’usine hydro-électrique de Belo Monte, dans le Para, au cœur de l’Amazonie, devait initialement coûter 16 milliards de reais, et satisfaire un cinquième des nouveaux besoins énergétiques du pays. Loin d’être achevé, le projet dépasse déjà les 30 milliards (près 10 milliards d'euros !), avec un impact colossal sur l’environnement et les tribus indiennes. Si le thème est polémique entre une poignée de spécialistes et de militants de droits de l’homme, il est ignoré par la majorité de la population. Il n’en est pas de même pour la Coupe.
Les Brésiliens aiment le football, passionnément, ils sont donc beaucoup plus sensibles aux préparatifs de la coupe. Ici, on ne crie pas, comme en France « Allez les Bleus ». Dans les stades, les enfants, dès trois ans, hurlent « Brasil ». L’équipe du Brésil est un puissant vecteur de lien social, elle réactive le sentiment national, pour le meilleur et pour le pire. La dictature a d’ailleurs puissamment joué sur cette corde.
« Bien sûr que les sommes dépensées pour la Coupe de monde ne sont pas énormes si on les compare à d’autres budgets, mais c’est tout de même le moment de se demander quelles sont les vraies valeurs de notre pays », pointe ainsi Paulo Ito, un artiste connu pour ses graffitis dans les rues de Sao Paulo (voir ici). Le 10 mai dernier, le jeune homme a peint sur les murs d’une école du quartier de Pompéia un enfant en larmes, désespéré de voir qu’à la place de la nourriture, dans son assiette, se trouve un ballon de football. Tout en soulignant qu’il n’attaque pas spécifiquement le gouvernement de Dilma Rousseff, qui comme celui de Lula, « a fait beaucoup plus pour les pauvres que les précédents », Paulo Ito tient ainsi à critiquer « cette classe politique qui nous fait honte et ses priorités ». La photo de la fresque a depuis fait le tour du monde, devenant le symbole des exclus de la Coupe.
« La colère des Brésiliens est d’autant plus forte que les grands médias, majoritairement liés à l’opposition, ont vu dans le surcoût de la Coupe une aubaine à exploiter à la veille des élections », explique Stéphane Monclaire. La présidence – que Dilma Rousseff brigue pour un second mandat – mais aussi les postes de gouverneurs, députés fédéraux et d’État et une partie de ceux des sénateurs seront en effet en jeu lors des élections du mois d'octobre. Cela fait vingt ans tout juste qu’élection présidentielle et Mondial coïncident parfaitement. Même si l’échec ou la réussite de l’équipe nationale n’a jamais garanti le résultat politique, le clivage politique entre droite et gauche apparaît de façon radicale sur la scène footballistique. Dans l’État de Sao Paulo, où l’opposition est majoritaire, il est désormais de bon ton de se dire contre la Seleçao, la mythique équipe nationale brésilienne.