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Comment l’armée a pris le pouvoir en Thaïlande
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
(Le Monde) « Eh bien, si c'est comme ça, je prends le pouvoir ! », s'exclama Prayut Chan-ocha, chef de l'armée thaïlandaise, en tapant sur la table du plat de la main. A Bangkok, en ce début d'après-midi du jeudi 22 mai, des pourparlers réunissant les représentants des deux principaux camps politiques rivaux venaient de tournercourt. Une fois de plus, c'était le blocage.
Plusieurs ministres d'un gouvernement fantomatique, dont les pouvoirs avaient été un peu plus rognés, mardi, après l'imposition de la loi martiale, venaient de refuserde démissionner. L'échec des négociations entre adversaires consommé, l'affaire a été rondement menée. Sénateurs et membres de la Commission électorale, qui participaient à la réunion, ont été priés de quitter les lieux par les soldats tandis que les responsables politiques des deux bords étaient aussitôt arrêtés.
Les membres du gouvernement renversé, y compris l'ex-première ministre Yingluck Shinawatra, destituée le 7 mai par la Cour constitutionnelle pour « abus de pouvoir », ont été invités à « se présenter vendredi matin aux autorités militaires ». Le premier ministre par intérim, ex-ministre du commerce, Niwattumrong Boonsongpaisan, qui assurait les fonctions depuis le départ de la chef de gouvernement s'est, quant à lui, rendu vendredi matin.
L'armée a dressé une liste de 155 personnes comprenant des responsables politiques des deux camps, des officiers de police ou des hauts fonctionnaires. Ils devaient « se présenter » aux forces militaires, vendredi avant 10 heures.
Lire aussi : La crise en Thaïlande expliquée en 5 questions
Le général Prayut a officialisé, jeudi à la télévision, que les forces armées s'étaient emparé du pouvoir. Après presque sept mois de troubles qui ont fait 28 morts et des centaines de blessés, de défilés à répétition par des manifestants antigouvernementaux dans les rues de Bangkok, des attaques à la grenade contre ces derniers et, plus récemment, l'arrivée aux portes de la capitale de partisans du gouvernement aujourd'hui déchu, le chef de l'armée a estimé qu'il était temps de «ramener rapidement la situation à la normale ». Il a ajouté qu'il fallait « réformer la structure politique, l'économie et la société ».
Le général chef de l'armée thaïlandaise Prayuth Chan-ocha, le 20 mai. | REUTERS/ATHIT PERAWONGMETHA
Prayut, un général de 60 ans proche de la retraite, a ajouté, pour faire bonne mesure : « Je suis prêt à faire face à mes responsabilités, que j'aie tort ou raison. » Le 12e putsch depuis 1932 – sans compter sept autres ratés – a immédiatement mis en marche la machine à supprimer les libertés. Tout rassemblement de cinq personnes pour « motifs politiques » est interdit. Les télévisions, y compris les chaînes étrangères câblées, ne peuvent plus diffuserd'informations autres que celles données par l'armée. Pourquoi ? Pour garantir la« fiabilité » de ces dernières…
COUVRE-FEU
Les seules informations télévisuelles disponibles vendredi matin étaient celles de la Chaîne 5, qui appartient aux militaires. Sur les écrans des autres stations, où apparaissent les différents emblèmes des forces armées, la junte annonce la couleur en signant, en un sous-titre d'inspiration très orwellienne : « Conseil national pour le maintien de la paix et de l'ordre ».
Le couvre-feu a été imposé entre 22 heures et 5 heures du matin dans 23 des 76 provinces du royaume. A la radio, des chants martiaux exaltant l'amour de la patrie passent en boucle. Les réseaux sociaux qui oseraient diffuser des informations critiquant les instigateurs du coup d'Etat ont été avertis qu'ils seraient bloqués. La Constitution est suspendue, sauf le paragraphe concernant la monarchie.
L'annonce du coup d'Etat a provoqué, jeudi soir, les embouteillages les plus spectaculaires de mémoire de Bangkokiens. Toute la population a pris d'assaut taxis, bus et métros aériens et souterrains pour rentrer chez elle avant l'instauration du couvre-feu. Le putsch a été salué par les « chemises jaunes », partisans des élites traditionnelles du royaume, notamment le Palais royal et l'armée. Leur chef de file, l'ancien vice-premier ministre Suthep Thaugsuban, a cependant lui aussi été arrêté pour donner au putsch un parfum d'impartialité.
Lire aussi le décryptage : Le coup d'Etat militaire, vieille tradition thaïlandaise
De nombreux analystes estiment que le putsch n'est en fait qu'une réponse aux attentes des « jaunes », dont l'obsession était de se débarrasser du gouvernement de Yingluck et de son successeur. La dame est l'héritière politique de son frère honni, l'ex-chef de gouvernement Thaksin Shinawatra qui, lui, avait été renversé en 2006 lors d'un précédent coup d'Etat. Il est aujourd'hui en exil à Dubaï et personnifie tout ce que haïssent les élites de Bangkok. Ce milliardaire fut le chantre d'une économie mondialisée et reste le héros des gens des campagnes, ces « buffles d'eau », souvent méprisés par les classes supérieures. Cette partie de la population est désormais redoutée pour son engagement politique qui risque de préfigurer une nouvelle Thaïlande, moins inégalitaire où aura été instauré un nouveau rapport de force entre classes sociales.
« Je pense que l'intention de l'armée était de forcer le gouvernement à la démission, et puisque cela ne s'est pas passé ainsi, les militaires ont pris lepouvoir », a commenté le professeur de sciences politiques Thitinan Pongsudhirak, de l'université de Chulalongkorn.
Les chefs des « chemises rouges », le mouvement rassemblant les partisans de Thaksin et dont les militants s'étaient installés par milliers depuis des jours dans la banlieue de Bangkok d'où ils menaçaient de déferler en ville pour en découdreavec leurs adversaires, ont, naturellement, été, eux aussi, placés en détention.
Le putsch a été condamné à l'étranger, notamment par les Etats-Unis, la Franceet la Grande-Bretagne. En Thaïlande, il est déjà sévèrement critiqué, y compris par certains que l'on ne pourrait guère soupçonner de défendre Thaksin et « madame soeur », symboles récurrents de la corruption pour certains et figures de proue d'un mouvement aux sentiments antimonarchiques croissant, pour les autres.
« Le coup d'Etat va provoquer une nouvelle détérioration de la situation », prévient, vendredi, le quotidien anglophone Bangkok Post dans un éditorial. « On se prépare probablement à des jours très noirs », redoute, pour sa part, le professeur de sciences politiques Thitinan Pongsudhirak.
LA SUCCESSION DU ROI BHUMIBOL ADULYADEJ, 86 ANS, EN QUESTION
Le think tank indépendant Siam Intelligence Unit (SIU) a publié sur son site des remarques condamnant – mais pour combien de temps encore ? – le coup de force : « Des généraux extrémistes sont au pouvoir et le pire est à prévoir », écrit-il.
Ces analystes remarquent que le Sénat – majoritairement pro-armée –, concentre désormais beaucoup de pouvoirs. Selon le SIU, les sénateurs devraient nommerbientôt un nouveau premier ministre, pour donner une façade de légalisme au nouveau gouvernement. Il pourrait s'agir de l'ancien chef d'état-major des armées, le général Prawit Wongsuwan, qui est très proche du palais.
Ce même site prédit que les chefs « jaunes » seront bientôt relâchés tandis que les membres du parti Pheu Thai (« Pour les Thaïlandais ») de la première ministre destituée, ainsi que les dirigeants « rouges » qui la soutiennent, pourraient resterdétenus plus longtemps. Et de conclure : « Si l'armée promulgue une Constitution non démocratique et que les prochaines élections sont reportées sine die, une insurrection des provinces du Nord et du Nord-Est pourrait éclater. »
Derrière ces événements se cache une réalité dont personne n'ose parlerouvertement dans un royaume qui punit avec une extrême sévérité tout crime de lèse-majesté : la succession du roi Bhumibol Adulyadej. Agé de 86 ans, monté sur le trône en 1946, ses forces déclinent. Souverain révéré par son peuple, il sera remplacé après sa disparition par le prince héritier Maha Vajiralongkorn, 61 ans, dont la rumeur publique le disait parfois proche de Thaksin lorsque ce dernier était au pouvoir. Raison de plus, avancent des analystes, pour que les élites aient tout fait, avec le concours de l'armée, pour se débarrasser le plus tôt possible du « clan » des Shinawatra avant le couronnement du prochain souverain.