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L’hôpital public, fossoyeur des lanceurs d’alerte
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
(Mediapart) Le médecin DIM de l’hôpital de Saint-Malo est « au placard », le responsable de la filière AVC du CHU de Strasbourg est devenu « transparent » : nous avions enquêté il y a quelques mois sur ces deux lanceurs d’alerte. Leurs carrières sont aujourd’hui ruinées. Les dysfonctionnements dénoncés ont été étouffés et des patients se retrouvent pris dans cette spirale de défiance et de discrédit.
Le professeur Christian Marescaux a cette définition du cynisme : « Je n’ai pas cette manière d’être cool, supposément équilibré, qui permet de tout relativiser. » Et cet autoportrait, presque désobligeant : « Il faut avoir une certaine rigidité de caractère pour ne pas supporter l’injustice. » Voilà ce qui distingue, et isole, le lanceur d’alerte. L’ancien responsable de la filière AVC (accident vasculaire cérébral) du CHU de Strasbourg en fait aujourd’hui l’expérience douloureuse. En janvier dernier, il dénonçait dans Mediapart un accès problématique des urgences aux IRM (imagerie par résonance magnétique) du CHU de Strasbourg, en partie occupées par les consultations privées des radiologues. Les alertes du professeur Marescaux sont restées sans effet, comme les plaintes de trois patients.
Christian Marescaux est aujourd’hui « transparent. Je n’existe plus. Je n’ai plus aucune autorité sur mon service. Je me contente de mes consultations et de cours à l’université. L’hôpital peut dire que c’est mon choix, puisque j’ai accepté de prendre du recul. Si j’avais continué à gérer la filière AVC, cela aurait été un handicap pour les patients. Mais cela n’a rien réglé : les difficultés d’accès aux IRM ont encore augmenté ! » Plus grave, « les internes refusent de rejoindre le service, trois postes sont vacants ».
C’est toute la filière neurologique du CHU qui est désormais fragilisée. Car elle vient aussi de perdre son chef du service de neurochirurgie*, décédé à la fin du mois de mai d’un malaise cardiaque. En janvier dernier, il nous avait confié sa « souffrance professionnelle » : « Il faut sans cesse se déplacer, discuter, insister, pour obtenir une IRM. Pour une tumeur, on nous propose un rendez-vous dans 15 jours ou 3 semaines : c’est trop tard ! Et après une opération, on nous refuse des IRM de contrôle. Cela fait des années qu’on travaille ainsi, en mode dégradé, alors qu’on livre de vraies batailles pour nos patients. Depuis un an, la situation est encore plus difficile, c’est insoutenable. » En janvier, ce professeur était à la fois « désolé et content » que ce conflit entre les services de neurologie et de radiologie soit rendu public : « Au moins, ça va bouger », a-t-il espéré, en vain.
À Saint-Malo non plus, rien ne bouge. « Je suis au placard depuis janvier. J’ai un poste de médecin hygiéniste, un bureau, mais rien à faire. Je ne reçois aucun coup de fil, aucun courrier, je n’ai aucune relation professionnelle », raconte Jean-Jacques Tanquerel. Il a été longtemps été le chef du département d’information médicale (DIM) de l’hôpital. Il a même été chef de pôle, le poste médical le plus important à l’hôpital. En septembre dernier, après des tentatives répétées d’alerte en interne, auprès de la direction comme du corps médical, il a publiquement dénoncé l’exploitation par une société privée des dossiers des patients, au mépris du secret médical. Nous lui avions alors consacré une enquête. Il pouvait s’appuyer sur le soutien de l’Ordre des médecins et sur un avis de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), mettant en demeure l’hôpital de mettre fin à ces pratiques. Neuf mois plus tard, la société privée dont il a dénoncé les pratiques continue à travailler à Saint-Malo, sous l’autorité d’un médecin DIM plus arrangeant. L’administration a tenté d’exfiltrer Jean-Jacques Tanquerel de Saint-Malo en lui proposant des postes qu’il a refusés, puisque« aucune justification n’a été donnée à mon éviction du poste de DIM, aucune faute ne m’a été reprochée ».
Il a mis à profit ses heures vides à l’hôpital pour écrire un livre, Le Serment d’Hypocrite. Il y parle du rôle central des médecins DIM, de la pression qu’ils subissent en période de disette budgétaire puisque, dans le système de tarification à l’activité, de leur travail de codage informatique des actes médicaux dépend le budget de l’hôpital. Il décrit cette spirale qui pousse la plupart des établissements français, publics et privés, à s’asseoir sur une règle éthique élémentaire, le secret médical. La limite est aussi mince, explique-t-il, entre l’optimisation et le surcodage, qui est une fraude à l’assurance maladie. Il ne cache pas non plus les menaces et les intimidations qu’il subit, et même sa « mise à mort » professionnelle. L’hôpital a porté plainte pour diffamation, et perdu le 30 mai dernier, condamné à payer 1 500 euros à Jean-Jacques Tanquerel et 1 500 euros à sa maison d’édition. Et voilà que le conseil départemental de l’Ordre des médecins porte à son tour plainte pour« propos mensongers et manquement à mon devoir de confraternité. C’est la loi du plus fort, je suis découragé », souffle-t-il.
Ne « jamais aborder le problème de fond »
À Strasbourg, contre Christian Marescaux, il n’y a aucune plainte. Il le regretterait presque : « Les menaces ne sont jamais frontales. On cherche à ancrer l’idée d’une fragilité psychologique, d’une paranoïa. On dit de moi que j’ai été interné à l’hôpital psychiatrique de Rouffach. En réalité, j’y ai travaillé trois ans, nuance… Mais les rumeurs tournent très bien. »
Quant à la jeune Alexandra Belhadj, 24 ans, elle se veut au-dessus de ça, mais tout de même : « Mon père commence à en avoir assez d’entendre dire que sa fille a des problèmes psychologiques. »Dès la prise en charge d'Alexandra Belhadj aux urgences du CHU, le 13 avril 2010, le diagnostic psychiatrique est privilégié pour expliquer ses forts maux de tête et ses fourmillements dans tout le corps, qui évoluent très vite vers une tétraplégie. Elle présente pourtant tous les signes cliniques d’un AVC. Mais elle attendra 16 heures avant de passer une IRM, l’examen de référence, qui aurait dû être réalisé en urgence. Parce que le cliché est d’abord mal lu, elle passe une « nuit d’enfer » à l’hôpital, seule dans une chambre, entièrement paralysée et en détresse respiratoire. Ce n’est que le lendemain qu’un neurologue repère enfin l’AVC sur le cliché de l’IRM. Alexandra sera alors immédiatement envoyée en réanimation et mise sous assistance respiratoire. Elle mettra de longs mois à récupérer une partie de sa motricité.
Aujourd’hui handicapée à 79 %, elle doit se réinventer une vie de jeune femme. Mais quatre ans après, elle attend toujours une reconnaissance de son accident médical par la chambre régionale de conciliation et d’indemnisation (CRCI). « Cet hôpital nous traite comme des malpropres, s’emporte Noredine Belhadj, le père d’Alexandra. Ils veulent nous avoir à l’usure. » La première expertise lui était défavorable, mais Christian Marescaux est intervenu pour la faire casser. Depuis, Alexandra est ballottée d’expertise en expertise, plus ou moins favorables. La dernière, rendue en avril, reconnaît le retard dans la prise en charge (il était d’abord nié). Mais l’expert, qui a suivi l’avocat de l’hôpital, estime qu’une prise en charge immédiate « n’aurait, en rien, changé l’importance des troubles, et l’importance des séquelles ». Au cours de l’expertise, un médecin extérieur à l'affaire a déclaré « sentir la magouille à plein nez » devant l’ensemble de la commission, Alexandra, son avocat et sa famille…
Alexandra vient de recevoir l’avis de la CRCI : elle lui refuse toute indemnisation. « C’est hallucinant », se désole Christian Marescaux. « C’est incroyable, injuste, mais tellement prévisible, soupire Alexandra. Tout le monde sait que ma prise en charge est allée de catastrophe en catastrophe, de nombreux médecins l’ont reconnu, assure-t-elle. Il n’y a eu aucune humanité lors de ma prise en charge aux urgences. Mais depuis qu’on demande des comptes à l’hôpital, c’est de pire en pire. Qui accepterait que son enfant soit traité ainsi par le service public ? » Elle est aujourd’hui prête à aller au tribunal administratif, même si elle n’y croit « plus vraiment ».
Pour Christian Marescaux, l’hôpital le disqualifie et entrave les procédures d’indemnisation des patients pour ne « jamais aborder le problème de fond ». Même constat à Saint-Malo : « La direction essaie de faire croire que le recours à cette société privée, donc ma mise à l’écart, est la seule manière pour l’hôpital de redresser ses comptes, estime Jean-Jacques Tanquerel. Mais c’est faux, ces sociétés coûtent horriblement cher. Il faut donner des moyens au médecin DIM, qui doit rester le garant du secret médical. »
Le directeur général des hôpitaux universitaires de Strasbourg, Jean-François Lanot, a refusé notre demande d’interview et semble incapable de trancher le conflit qui gangrène les services neurologie et de radiologie. L’Agence régionale de santé (son directeur, Laurent Habert, a lui aussi refusé de répondre à nos questions), tutelle de l’hôpital, semble atteinte par la même paralysie. À Saint-Malo, devant la communauté médicale, le directeur, Jean Schmid, a été clair : « C’est lui ou moi », rapporte Jean-Jacques Tanquerel.
« Le venin et la boue »
Une histoire a « fortement impressionné » Christian Marescaux. C’est la pneumologue Irène Frachon qui la lui a racontée. En 1978, le médecin Olivier Roujansky a le premier porté plainte contre le laboratoire Servier pour publicité mensongère pour son coupe-faim, Pondéral, l’ancêtre du Mediator. Le Dr Roujansky a publié ses recherches sur la véritable nature de ce coupe-faim, un dérivé de l’amphétamine. « Quand j’ai débuté au CHU de Strasbourg, il était considéré comme un fou, personne ne voulait travailler avec lui », souffle Christian Marescaux, ahuri. Irène Frachon, qui a dénoncé en 2010 l’escroquerie du Mediator, a apporté son soutien à Christian Marescaux, non pas sur le fond – « Je ne connais pas le détail de cette histoire » –, mais parce qu’elle recueille sans cesse « des histoires de médecins qui mettent en cause l’institution hospitalière et le corps médical, qui sont intimidés, ligotés, mis au placard. On en arrive très vite à des techniques de harcèlement. C’est d’une violence absolue ». Le monde médical et hospitalier a, explique-t-elle, « des réactions de corps, collectives et synergiques. Individuellement, ce sont souvent des gens bien. Mais ils se défendent ainsi contre la violence de ce métier, qui peut avoir des conséquences très graves sur le plan médico-juridique. Quand l’affaire du Mediator a éclaté, la majorité des médecins se souciaient moins des patients que de leurs plaintes. Beaucoup de médecins considèrent que les accidents sont le prix à payer : on ne peut pas faire d’omelette sans casser des œufs ».
William Bourdon, auteur de la tribune Une plate-forme de protection des lanceurs d’alerte, co-écrite avec Edwy Plenel et parue dans Le Monde, a récemment publié un Petit manuel de désobéissance civile, pensé comme un vade-mecum à l’intention du lanceur d’alerte. D’Irène Frachon à Edward Snowden, il décrit « le venin et la boue » jetés pour les disqualifier, l’expérience qu’ils font « dans leur chair, leur vie familiale, de ces campagnes de discrédit ». Il les incite à la « vigilance », à « évaluer par tous les moyens l’impact » de leurs révélations. William Bourdon a accepté de défendre le médecin DIM de Saint-Malo, Jean-Jacques Tanquerel. Il constate « le raidissement dramatique de la hiérarchie hospitalière. On est dans une spirale de défiance ». Face à de telles situations de blocage, et d’isolement des lanceurs d’alerte, il est convaincu qu’il faudra « créer une autorité indépendante ».
Il n’est pas le seul. Les Assises du médicament, réunies en 2012 à la suite du scandale du Mediator, proposaient de « créer un statut du lanceur d’alerte », de « donner un délai de réponse impératif aux autorités sanitaires », et de créer « une instance d’appel ». Ces préconisations n’ont pas été mises en œuvre. La loi du 16 avril 2013, à l’initiative des Verts, créée une Commission nationale de la déontologie et des alertes en matière de santé publique et d'environnement. Faute de décret d’application, la loi reste pour l’instant lettre morte.