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La police en roue libre : le refus d’obtempérer ne doit donner aucun permis de tuer !
Dans la matinée du samedi 4 juin à Paris, dans des rues fréquentées du XVIIIe arrondissement, Rayana, jeune femme de vingt-et-un ans, a été tuée par la police d’une balle dans la tête. Contrairement à ce qu’essaient de faire maladroitement croire les syndicats de police et une large partie des éditorialistes et chroniqueurs politiques sur les chaînes d’info en continu, cette mort est à tout point de vue insupportable, et elle témoigne une nouvelle fois, de la façon la plus tragique, de la violence injustifiée que ne cesse d’exercer la police française, parce qu’on lui en donne (toujours plus) les moyens. Or, tout le point est là : derrière ce qu’on nous présente comme des bavures, ce qui est en jeu, c’est tout un système institutionnel et politique qui rend possible cette disproportion dans l’usage de la violence – disproportion dont on s’émeut (un peu) quand elle conduit à des extrémités telles que l’homicide, mais qui est en vérité, pour toute une série d’interventions au moins, le régime normal de fonctionnement de la police dans ses activités de maintien de l’ordre.
La mort de Rayana est injustifiable
La mort par balle de Rayana intervient suite au contrôle par la police d’une voiture dont le conducteur ne portait pas de ceinture. Le conducteur se serait d’abord arrêté mais aurait refusé d’ouvrir les vitres. D’après le témoignage d’Inès, une autre passagère du véhicule et amie de Rayana, les policiers, eux-mêmes à vélo, brisent les vitres avec leur arme tandis que le conducteur redémarre. C’est dans ce contexte que plusieurs coups de feu sont tirés, dont l’un qui touche le conducteur lui-même à la poitrine, et l’autre la tête de Rayana qui occupait le siège passager. Selon la version des policiers, le conducteur fonçait vers eux, et c’est pour se protéger qu’ils ont tiré : « Sur ces entrefaites, les trois policiers et un autre équipage arrivent alors sur place. C'est à ce moment que la voiture redémarre brusquement et "fonce sur les fonctionnaires" selon ces derniers. Les trois policiers dégainent leur arme de service et tirent simultanément à de multiples reprises, des tirs qui mettent fin à cette course-poursuite »
Suite à l’indignation légitime que ces événements ont provoqué, le système médiatique et politique s’est rapidement mis en branle pour venir au secours de la police. On a abondamment donné la parole aux syndicats de policiers et aux éditorialistes/chroniqueurs les plus droitiers, qui ont d’abord essayé de faire du refus d’obtempérer le cœur de cette affaire. On a beaucoup entendu que si l’on ne veut pas de problème, il faut s’arrêter quand il y a la police : dans un tweet, le Syndicat des commissaires de la police nationale juge par exemple pertinent de rappeler que « quand la police ou la gendarmerie veut vous contrôler, on s’arrête, [car] ça évite les drames, les morts ou les blessés, les avis indignes ou débats déplacés ». C’est le refus d’obtempérer, ou de façon plus générale encore le mépris de la police, qui serait ici en cause. Les représentants du syndicat Alliance ont tenu des propos dans la même veine, et ne cessent depuis les événements de relayer tous les refus d’obtempérer qui leur tombent sous la main (si possible, en précisant qu’ils ont entraîné des accidents) afin de démontrer la dangerosité d’un tel comportement, et de légitimer qu’on les empêche par tous les moyens. Tout est bon à récupérer pour justifier a posteriori la mort de la victime. Il faudrait donc désormais penser que le refus de s’arrêter à un contrôle de police peut légitimement entraîner une mise à mort immédiate, sans qu’il n’y ait rien d’anormal dans cette situation… Et peu importe, du reste, que Rayana n’ait jamais elle-même refusé d’obtempérer : ce n’était en effet pas elle qui conduisait le véhicule, en sorte que, contrairement à ce qui a beaucoup été dit dans les médias, elle n’est absolument pas coupable du refus de s’arrêter. D’après le témoignage de son amie, elle ne connaissait même pas le conducteur en question, rencontré le matin même à la sortie d’une soirée.
On a ensuite voulu, selon une stratégie désormais bien éprouvée, salir la victime pour la rendre suspecte. Des articles approximatifs, renseignés auprès de sources exclusivement policières, n’ont pas tardé à faire le portrait du conducteur et de la jeune femme. Le premier traîne un casier judiciaire. Dans certaines versions, on a d’abord commencé par dire qu’il était même recherché des services de police : c’était inexact, car si son nom figurait effectivement au FPR – un fichier qui regroupe toute une liste de personnes dont les autorités estiment, pour une raison ou une autre, qu’ils méritent une attention particulière lors d’un contrôle –, c’était simplement en raison de son interdiction de port d’arme. Quant à la victime, qui n’a aucun casier, la police a quand même réussi à communiquer sur ses antécédents judiciaires (des procédures dans lesquelles la jeune femme a été impliquée, parmi lesquelles un vol à l’arraché et une affaire manifestement mineure liée à des stupéfiants, procédures dont on ne sait même pas si elles ont entraîné quelque condamnation que ce soit). Non seulement, il y a quelque chose d’abject à essayer de justifier la mort de Rayana à partir d’antécédents judiciaires qui n’ont absolument rien à voir avec les événements, mais, au vu des faits avancés, on peine en plus à se convaincre qu’elle était une dangereuse criminelle…
Finalement, réalisant sans doute qu’un refus d’obtempérer ne suffisait pas à justifier un tir par balle dans la tête, le syndicat Alliance a expliqué que « les policiers ne tirent pas pour un refus d’obtempérer, mais pour protéger leur vie ». Leur propre vie, ou potentiellement celle des autres, puisque la loi de 2017 élargissant les conditions de l’usage des armes autorise désormais les policiers à ouvrir le feu sur tout véhicule « dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui ». On notera qu’il s’agit là d’être simplement susceptible, et pas d’être sur le point, de porter atteinte. Le cadre légal laisse manifestement aux policiers une marge de manœuvre beaucoup trop grande pour utiliser son arme en cas de refus de s’arrêter – toute fuite, comme aime à le rappeler Alliance ces derniers jours, n’est-elle pas après tout susceptible d’engendrer des accidents graves ? Faut-il pour autant accepter qu’on tire, au risque de tuer, par prévention ? Notons également que la version des policiers diffère pour l’instant sensiblement de celle d’Inès, autre passagère du véhicule : d’après elle, les policiers ont commencé par briser les vitres du véhicule sans sommation avant même que le véhicule ne redémarre, et les policiers qui ont sorti leur arme étaient sur les côtés du véhicule. Elle insiste sur le fait que la circulation était ralentie, ce qui aurait empêché le véhicule d’aller très loin dans sa fuite, et que dans son souvenir, il n’y avait pas de policiers situés directement dans la trajectoire du véhicule au moment où celui-ci a redémarré :
« Les policiers sont arrivés à notre hauteur, ils ont frappé à la vitre. Mohamed n’a pas ouvert et gardait ses mains sur le volant. Là, deux policiers brisent les vitres latérales avec leur arme. À aucun moment, je n’ai entendu de sommation, pourtant les vitres qui avaient fini par se briser sous le choc des coups de crosse laissaient passer le son de leur voix. Mohamed, le conducteur, lui, a été touché au thorax, c'est le même policier qui a tiré. Moi, j’ai compté près d'une dizaine de coups de feu. La circulation était ralentie, on n'aurait pas pu aller bien loin. […] Je ne vois pas à quel moment les policiers ont risqué leur vie. Les policiers étaient sur les côtés, leurs collègues sont arrivés à l'arrière. Dans mes souvenirs, il n'y avait personne sur la trajectoire avant de la voiture. Ni policiers, ni piétons, ni cyclistes. Il y a un bus qui nous ralentissait. » (Le Point)
Derrière les bavures, un système qui les autorise
Il aura fallu un tweet polémique de Mélenchon pour que l’affaire commence enfin à susciter largement des interrogations dans l’opinion publique. Pas dans le bon sens toutefois : plutôt que de faire le procès de la police, on a fait le procès de Mélenchon, qui a osé déclarer – comme l’avait déjà fait Philippe Poutou avant lui au début de la campagne présidentielle, ce qui lui avait déjà valu une plainte de Darmanin – que « la police tue ». Le slogan a eu le mérite de contribuer à faire passer la question des violences policières sur le devant de la scène, mais il n’est pas certain qu’il oriente l’examen dans le bon sens. Comme nous l’expliquions déjà après la prise de parole similaire de Philippe Poutou, que la police tue, c’est un fait empirique incontestable. La vraie question est celle du sens politique de cette violence policière, qui va parfois jusqu’à tuer. De ce point de vue, Mélenchon manque l’essentiel du problème quand il continue d’analyser les violences excessives de la police comme une regrettable dérive par rapport à ses fonctions républicaines. En effet, quand la police tue, cela ne relève pas de simples bavures, d’une part parce que l’usage disproportionné de la violence, même quand il ne prend pas des tours aussi tragiques, est largement répandu et dans certains cas normalisé, d’autre part parce que l’État, par toute une série de dispositions politiques, juridiques et institutionnelles, donne aux policiers les moyens d’être excessivement violents – au point que, nécessairement, cela entraîne parfois des homicides. Par exemple, l’adoption de la loi de 2017 qui élargit les conditions du recours à leur arme par les policiers (et qui favorise donc ce recours dans les cas de refus d’obtempérer, y compris quand la vie de l’agent n’est pas directement et immédiatement menacée) est une disposition juridique parmi tant d’autres qui tend à encourager l’exercice d’une violence potentiellement mortelle plutôt qu’elle ne vise à la limiter : ainsi, un an après l’adoption de cette loi, les tirs de policiers avait augmenté de plus de 54% (tendance qui s’est un peu estompée avec le temps : la hausse reste néanmoins de 32% entre les trois années précédant l’adoption de la loi et les années suivantes).
Les homicides policiers peuvent donc bien être le plus souvent, du point de vue subjectif de ceux qui les commettent, des bavures ; mais du point de vue politique, elles s’inscrivent dans un système qui les autorise, les tolère et les couvre. Comme nous le disions, ce qui est en cause, c’est que la police tue parce qu’on lui laisse les moyens de faire un usage disproportionné de la violence, et qu’on la protège autant que possible quand les choses tournent mal. Il s’agit de moyens matériels (armement toujours plus lourd), de moyens institutionnels (brigades hors de contrôle comme la BAC, techniques d’immobilisation dangereuses, stratégies de maintien de l’ordre particulièrement agressives), de moyens juridiques (en amont, des lois qui encadrent de moins en moins l’usage de la violence, et en aval une quasi impunité assurée aux flics violents), mais aussi plus largement de ressources idéologiques (racisme d’État, idéologie sécuritaire, etc.). C’est tout ce système qui produit la violence policière, dans ses aspects quotidiens les moins visibles aussi bien que dans les cas qui défraient la chronique.
Renverser l’institution policière bourgeoise
Pour renverser ce système, l’enjeu doit être, pour le dire de la façon la plus générale, de dépasser la séparation de la police (corps au service de l’État) et de la population (société civile). On ne peut pas compter sur la hiérarchie pour contrôler la police, puisque la hiérarchie est elle-même en cause, et que c’est en définitive la politique de l’État bourgeois qui produit structurellement la violence policière. C’est dans cet esprit que nous avons critiqué sur cette question le programme de Mélenchon, cohérent avec sa représentation des violences policières comme de simples dérives. Le fond du problème est la façon dont la police échappe aujourd’hui à tout contrôle populaire, et cela parce que l’État en a besoin. Nous écrivions ainsi :
« Le programme AEC ne propose aucune réforme systémique ou même simplement structurelle de la police et il n’envisage pas que les missions de police puissent être assurées pour l’essentiel par les citoyen-ne-s eux/elles-mêmes plutôt que par des corps spéciaux au service du pouvoir et indépendants du peuple. Il ne conteste même pas qu’elle échappe de fait à tout contrôle populaire, même indirect, alors qu’elle a de très grands pouvoirs, du monopole du « maintien de l’ordre » à des fonctions de justice en passant par l’enregistrement des plaintes, etc. Alors que le programme AEC veut que le parlement contrôle le système judiciaire, il ne fait même pas de proposition similaire pour la police. […]
Ce qu’il faut, c’est, tout d’abord, qu’une partie des fonctions actuelles de la police passent immédiatement aux services de la justice, à commencer par les dépôts de plainte : il n’y a aucune raison que les victimes soient reçues par les mêmes personnes qui exercent directement la répression (alors que ce n’est pas le cas quand la plainte arrive aux tribunaux), mais elles doivent l’être par des personnes à la fois compétentes et accueillantes. Ensuite et surtout, beaucoup des fonctions actuelles de la police pourraient être exercées par les citoyen-ne-s, et non plus par des corps spéciaux coupés du peuple (on ne parle pas ici des tâches administratives, dont une partie devraient d’ailleurs revenir aux collectivités territoriales). Les tâches proprement policières de maintien de la paix et d’accès aux services de la justice relèvent en effet de l’intérêt général et, pour la plupart, elles ne requièrent pas beaucoup de formation (il faut un an actuellement pour être gardien de la paix, même si le programme AEC en demande deux...) : celle-ci peut être fournie à tout le monde par un système de cours, d’entraînements, de cycles et de stages débouchant sur une certification. En ce sens, il faut (contrairement aux autres secteurs de la fonction publique) assécher une grande partie du recrutement, diminuer le nombre de policier/ère-s professionnel-le-s, et soumettre ceux et celles en poste actuellement, ainsi que les spécialistes qui resteront nécessaires, au contrôle démocratique des citoyen-ne-s policier/ère-s exerçant dans le même service et des usager/ère-s du quartier. » (https://tendanceclaire.org/article.php?id=1741)