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Un extrait de "Vers l’automatisme social" de Pierre Naville

Lien publiée le 13 mai 2016

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/lectures/lire-extrait-vers-lautomatisme-social-pierre-naville

Pierre Naville, Vers l'automatisme social. Machines, informatique, autonomie et liberté, Paris, Syllepse, "Mille marxismes", avril 2016, 18 euros.

Chapitre 15 : Marx et l’automatisme

J’ai eu l’occasion de citer plusieurs fois le nom de Karl Marx comme celui de l’auteur qui a le mieux saisi, à son époque, ce qui faisait l’importance du principe de l’automatisme dans le développement de l’industrie, et par suite dans l’économie et les rapports sociaux. On trouve dans son œuvre une analyse parfaitement nette des diverses phases de l’évolution du machinisme, depuis l’outillage artisanal jusqu’aux vastes systèmes automatiques autosurveillés. Toutefois, cette évolution déborde la simple technologie, ou le rapport immédiat entre la machine et l’ouvrier, et ne prend tout son sens que dans le cadre de rapports sociaux déterminés, ceux du capitalisme pour l’époque considérée.

La machine qui est au point de départ de la révolution industrielle, écrit Marx dansLe Capital, en suivant Babbage, « remplace le travailleur qui manie un outil par un mécanisme qui opère à la fois avec plusieurs outils semblables, et reçoit son impulsion d’une force unique, quelle qu’en soit la forme ». De là, on passe au système de machines proprement dit « qui ne remplace la machine indépendante que lorsque l’objet de travail parcourt successivement une série de divers procès gradués exécutés par une chaîne de machines-outils différentes, mais combinées les unes avec les autres ». Et finalement, le système combiné s’étend à la mesure de la source d’énergie centrale qui l’anime :

Un système de machinisme forme par lui-même un grand automate, dès qu’il est mis en mouvement par un premier moteur qui se meut lui-même. […] Le système des machines-outils automatiques recevant leur mouvement par transmission d’un automate central est la forme la plus développée du machinisme productif. La machine isolée a été remplacée par un monstre mécanique qui, de sa gigantesque membrure, emplit des bâtiments entiers ; sa force démoniaque, dissimulée d’abord par le mouvement cadencé et presque solennel de ses énormes membres, éclate dans la danse fiévreuse et vertigineuse de ses innombrables organes d’exécution.

Dans ces conditions, c’est le système automatique, et non le travailleur, qui devient le sujet réel de la production :

C’est l’automate même qui est le sujet et les travailleurs sont tout simplement adjoints comme organes conscients à ses organes inconscients, et, avec eux, subordonnés à la force motrice centrale.

Telle était la situation vers 1860. Un siècle plus tard, elle a manifesté toutes ses virtualités dans un champ industriel beaucoup plus étendu et plus complexe, mais toujours dans la même voie. Cependant, l’automatisme des systèmes, par son extension même à des processus inaccessibles et insoupçonnables à l’origine, commence à susciter un renversement, que l’on peut qualifier de dialectique, du rapport entre sujet et objet  : il se dessine entre eux une relation d’autonomie, ou d’indépendance mutuelle relative. Dans la mesure où l’auto-asservissement devient un des principes internes du fonctionnement des systèmes automatiques, les travailleurs sont eux-mêmes beaucoup moins asservis à leur sujet. Ils ne sont plus les simples « objets » du système de la même façon qu’auparavant, c’est-à-dire aussi qu’ils commencent à s’émanciper de la tutelle directe du capital matérialisé dans ces systèmes. Quant au système mécanique, on peut se demander si, de sujet omnipotent qu’il était, il ne devient pas un objet d’un genre tout nouveau, dont M. Simondon a donné récemment une description saisissante.

Pour comprendre la signification lointaine de cette tendance, il faut en revenir aux premières réflexions de Marx à ce propos, formulées dans le premier brouillon duCapital en des termes encore empreints d’hégélianisme et d’autant plus intéressants. Nous en citerons d’assez longs passages, malgré leur style quelque peu embrouillé, car ils sont inédits en français et nous permettront d’y ajouter quelques réflexions complémentaires.

[1] La nature ne construit ni machines, ni locomotives, ni trains, ni télégraphe électrique, ni navette automatique, etc. Ce sont des produits de l’industrie humaine, du matériel naturel transformé en organes de la volonté humaine agissant sur la nature, ou des produits de son exercice au sein de la nature.Ce sont des organes du cerveau humain créés par la main de l’homme  ; de l’énergie scientifique objectivée. Le développement du « capital fixe » indique jusqu’où les connaissances sociales générales, la connaissance, sont devenues de la force productive immédiate, et combien par conséquent les conditions du processus de vie sociale elles-mêmes sont tombées sous le contrôle de l’intellect général et façonnées de manière à s’y adapter. Jusqu’où les forces productives sociales sont produites, non seulement sous forme de connaissances, mais d’organes immédiats de la pratique sociale, du processus de vie réelle.

[2] En ce sens également, l’appropriation du travail vivant par le capital se concrétise de façon immédiate dans la machinerie : d’une part, c’est l’analyse issue directement de la science, et l’application de lois mécaniques et chimiques, qui permet à la machine d’effectuer le même travail qu’accomplissait autrefois l’ouvrier. Cependant, le développement de la machinerie dans cette voie n’intervient que lorsque la grande industrie a déjà atteint un niveau supérieur et que l’ensemble des sciences est prisonnier du capital et à son service ; d’autre part, quand la machinerie existante offre déjà elle-même de grandes ressources. L’invention devient alors une affaire et l’application de la science à la production immédiate elle-même, un point de vue qui détermine et sollicite celle-ci. Ce n’est pourtant pas par cette voie que la grande machinerie a pris naissance, et encore moins par elle qu’elle progresse en détail. Cette voie, c’est l’analyse  ar division du travail, qui déjà transforme toujours davantage les opérations des travailleurs en travail mécanique, de sorte qu’un certain point étant atteint, le mécanisme peut se substituer à lui (c’est une économie d’énergie). Ici apparaît donc directement le mode de travail déterminé, transféré du travailleur au capital sous forme de machine, et sa propre capacité de travail dévaluée par cette transposition. D’où la lutte des ouvriers contre la machinerie. Ce qui fut activité du travailleur vivant devient activité de la machine. Ainsi l’appropriation du travail par le capital, le capital absorbeur de travail vivant, se dresse de façon matérielle grossière en face du travailleur   comme s’il était doué de parole ».

[3] Intégré au processus de production du capital, le moyen de travail connaît cependant diverses métamorphoses dont la dernière est la machine, ou plutôt un système automatique de machinerie (système de la machinerie ; le système automatique n’en est que la forme la plus accomplie, adéquate ; et c’est elle seule qui transforme la machinerie en système), mû par un automate, force motrice, qui se meut elle-même, cet automate consiste en un grand nombre d’organes mécaniques et intellectuels, si bien que les ouvriers eux-mêmes n’en sont que les articulations conscientes. Dans la machine et plus encore dans la machinerie en tant que système automatique, le moyen de travail se transforme en fonction de sa valeur d’usage, c’est-à-dire comme existence matérielle, en une existence adaptée au capital fixe et au capital en général, et la forme sous laquelle, en tant que moyen de travail immédiat, il fut intégré au processus de production du capital est supprimée (aufgehoben) dans une forme posée par le capital lui-même et qui lui correspond. La machinerie ne se présente sous aucun rapport comme moyen de travail du travailleur individuel. Sa differentia specifica ne consiste nullement, comme c’est le cas pour le moyen de travail, à intervenir entre l’activité du travailleur et l’objet ; cette activité se pose au contraire de telle manière qu’elle n’intervient plus que dans le travail de la machine, dans son action sur la matière première, qu’elle surveille et dont elle prévient le dérangement. Non pas comme lorsqu’il s’agit d’un instrument que l’ouvrier, en tant qu’organe de celui-ci, anime de son habileté et de son activité propres, et dont le maniement dépend donc de sa virtuosité. La machine, au contraire, qui possède l’habileté et la force à la place de l’ouvrier, est elle-même un virtuose doué d’une âme représentée par les lois mécaniques qui agissent en elle, et qui pour maintenir son automatisme (Selbstbewegung) constant consomme du charbon, de l’huile, etc., comme l’ouvrier consomme des aliments (matières instrumentales). L’activité de l’ouvrier, réduite à une simple abstraction de l’activité, est déterminée et réglée sur tous les plans par le mouvement de la machinerie, non le contraire. La science qui oblige les articulations inanimées de la machinerie construite à cette fin à agir comme un automate, n’existe pas dans la conscience de l’ouvrier ; à travers la machine, elle agit sur lui comme puissance de la machine elle-même. L’appropriation du travail vivant objectivé  u travail ou de l’activité qui réalise de la valeur par la valeur existant en soi  ui définit la notion de capital, est posée dans la production fondée sur la machinerie comme caractère du processus de production lui-même, même en ce qui concerne ses éléments matériels et ses mouvements matériels.

Le processus de production a cessé d’être processus de travail au sens où le travail, comme unité qui le domine, empiéterait sur lui. Il ne se présente plus que comme organe conscient sur de nombreux points du système mécanique, en la personne d’ouvriers vivants, dispersés, soumis au processus global de la machinerie, simple articulation du système, dont l’unité ne réside pas dans les ouvriers vivants, mais dans la machinerie vivante (active) qui, par rapport à ses opérations particulières insignifiantes, se présente comme un organisme colossal.

Dans la machinerie, le travail objectivé du travail vivant effectué dans le processus de travail lui-même, apparaît comme puissance qui domine ce travail, et c’est ce qu’est le capital selon sa forme, en tant qu’appropriation du travail vivant. L’intégration du processus de travail comme simple moment du processus de mise en valeur du capital figure aussi sous son aspect matériel dans la transformation des moyens de travail en machinerie et du travail vivant en simple auxiliaire vivant de cette machinerie ; comme simple moyen de son action. L’accroissement de la force productive du travail et la négation suprême du travail nécessaire est, nous le voyons, la tendance nécessaire du capital. La transformation du moyen de travail en machinerie traduit la réalisation de cette tendance.

Dans la machinerie, le travail objectivé s’oppose matériellement à titre de puissance dominante au travail vivant, qu’elle se soumet et s’intègre de façon active, non seulement en se l’appropriant, mais au cours du processus de production réel lui-même ; le rapport du capital en tant que valeur qui s’approprie l’activité créatrice de valeur, est en même temps posé dans le capital fixe, existant sous forme de machinerie, comme rapport entre la valeur d’usage du capital et la valeur d’usage de la capacité de travail ; la valeur objective dans la machinerie se présente en outre comme condition, tandis que la force valorisante de la capacité de travail individuelle disparaît comme un infiniment petit ; la production en masses énormes qui accompagne la machinerie fait disparaître de même dans le produit tout rapport au besoin immédiat du producteur, et en conséquence à la valeur d’usage immédiate ; par la forme sous laquelle le produit est produit et les conditions dans lesquelles il est produit, il apparaît qu’il n’est produit que comme porteur de valeurs, et sa valeur d’usage seulement en tant que condition. Le travail objectivé apparaît immédiatement dans la machinerie elle-même, non seulement sous forme de produit, ou de produit employé comme moyen de travail, mais de force productive même. Le changement du moyen de travail en machinerie n’est pas un fait du hasard pour le capital, c’est la transformation historique du moyen de travail traditionnel, convertie, raison de son adaptation au capital. L’accumulation du savoir et de l’habileté, des forces productives générales du cerveau social, se trouve ainsi en face du travail absorbé dans le capital et apparaît donc comme propriété du capital, plus précisément du capital fixe, dans la mesure où il intervient comme moyen de production proprement dit dans le processus de production.

La machinerie apparaît donc comme la forme la plus adéquate au capital fixe et le capital fixe, dans la mesure où l’on considère le capital par rapport à lui-même, comme la forme la plus adéquate du capital en général.

D’autre part, dans la mesure où le capital fixe se trouve ancré dans son existence comme valeur d’usage déterminée, il ne correspond pas au concept de capital qui, en tant que valeur, est indifférent à toute forme déterminée de la valeur d’usage et peut, en tant qu’incarnation indifférente, revêtir ou quitter n’importe laquelle. Sous ce rapport, celui du capital orienté vers le dehors, le capital circulant apparaît comme la forme adéquate du capital, en face du capital fixe.

Il y a ici plusieurs choses à considérer.

Tout d’abord, Marx apprécie très clairement la signification technologique lointaine de l’automation. On pourrait multiplier les analyses du Capital qui s’y réfèrent. Nous en avons déjà cité plusieurs et il nous suffira d’y ajouter les suivantes :

Dès que la machine-outil exécute tous les mouvements nécessaires au façonnement de la matière première sans le secours de l’homme et ne le réclame qu’après coup, écrit Marx, dès lors il y a un véritable système automatique, susceptible cependant de constantes améliorations de détail.

De plus, la caractéristique de la fabrique automatique, c’est la continuité non interrompue :

La machine d’opération combinée, qui forme maintenant un système articulé de différentes machines-outils et de leurs groupes, est d’autant plus parfaite que son mouvement d’ensemble est plus continu c’est-à-dire que la matière première passe avec moins d’interruption de sa première phase à sa dernière, d’autant plus donc que le mécanisme et non la main de l’homme lui fait parcourir ce chemin.

Les grands cycles automatiques d’aujourd’hui ne font qu’appliquer ces principes avec plus de perfection, et dans des domaines productifs inconnus en 1850 (électricité, chimie, pétrole, etc.).

Cependant, l’automatisme moderne a ajouté des principes nouveaux à l’autonomie et à la continuité : ceux de commande et d’autorégulation, dont nous avons longuement parlé. A partir de là, il est devenu de plus en plus évident que les systèmes techniques avancés jouissent de propriétés nouvelles. Ce que la main de l’homme crée, ce n’est plus un sujet technique qui l’opprime directement, c’est unobjet technique vivant, mais dont la transduction des opérateurs à lui et de lui aux opérateurs n’est encore assurée que dans des conditions précaires et rudimentaires. De ce point de vue, si bien mis en valeur par M. Simondon, la relation entre opérateur et machine cesse d’être une relation de travail au sens traditionnel ; elle devient une relation technique dans un sens nouveau, qui implique association cultivée, symbiose, et peut-être liberté. Tout ce qu’on a magnifié sous le nom de travail n’était jusqu’à présent qu’un amalgame confus de contraintes exigées par les rapports sociaux et de relations pratiques à peine conscientes. Mais derrière cette signification obscure et malheureuse, il y a autre chose, dont seule l’industrie automatisée d’aujourd’hui nous donne le pressentiment : une relation technique qui est une utilisation réciproque conforme à l’ordre profond de la nature. Il me semble que cette perspective surgit assez naturellement de l’analyse de Marx, en la prolongeant.

En second lieu, Marx associe le principe de l’automatisme à l’incarnation du capital, comme puissance dominatrice, dans un « sujet » hostile aux opérateurs. Le capital fixe, c’est-à-dire la machinerie, absorbe les forces vivantes du travailleur qu’il se soumet : du travail vivant, il fait du travail mort,qui saisit le vif. Mais, comme le fait remarquer M. Simondon, même un changement de signe du capital, qui de propriété étrangère au travailleur deviendrait une propriété commune (ou d’État), ne suffirait pas à transformer la fonction du travail. C’est de cette incapacité que les travailleurs de l’URSS font encore l’expérience. Il faut que la nature technique de l’industrie ait atteint un niveau qui permette une coopération d’un nouveau genre non seulement entre hommes, mais aussi entre hommes et systèmes techniques. La domination du capital fixe ne tient pas seulement au règne de la propriété ; elle dépend aussi des structures techniques des appareillages productifs. Sans doute la disparition des relations humaines d’asservissement dues au régime de propriété est-elle une condition de la floraison des possibilités qu’offrent les nouveaux rapports techniques ; mais cette condition ne peut se manifester que si la technique nouvelle est devenue un fait général dans la société. Marx n’a jamais pensé autrement. On a voulu voir en lui un technologue d’occasion, alors qu’il est le premier a avoir su montrer dans une tradition héritée de la pensée anglaise et française de la fin du 18e siècle, tout ce que les formations sociales et les psychologies individuelles devaient d’essentiel au niveau et à la nature des techniques employées. Nous pouvons dire aujourd’hui que la technique est devenue un facteur beaucoup plus important de la vie qu’on ne pouvait l’imaginer il y a un siècle, mais c’est aussi parce que la technique s’est métamorphosée : plus que les hommes peut-être, c’est elle qui ébranle aujourd’hui les rapports sociaux et politiques cristallisés dans le capitalisme traditionnel.

Enfin, le principe d’aliénation, caché comme un mystère essentiel dans l’industrie naissante, subit à son tour des altérations qui en changent la nature et en désactivent la virulence. Nous avons déjà insisté sur ce point au cours des chapitres précédents. La triple aliénation du travailleur dans la soumission à un outillage étranger, à un produit séparé, et à une classe sociale adverse, cède peu à peu le pas à de nouvelles relations sous la poussée d’une technique qui ressuscite la coopération intelligente entre les œuvres et les opérateurs, qui restitue au produit un caractère commun et qui bat en brèche une classe capitaliste dont le dernier refuge est la bureaucratie. Il s’en faut que cette évolution se fasse toujours en pleine conscience et partout à la fois, ni qu’elle soit dépourvue de crises pénibles. Mais il revient à Marx de l’avoir pressentie avec plus de force que tout autre.

Dans cette perspective, l’automatisme apparaît en somme beaucoup moins comme un écrasement mécanique de tout effort de libération, que comme un ressort essentiel aux structures de la vie sous toutes ses formes. Ses contempteurs ne sont-ils pas des gens qui confondent la contrainte et la volonté ?