[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Newsletter

Ailleurs sur le Web [RSS]

Lire plus...

Twitter

Le peuple chez Marx, entre prolétariat et nation

Marx

Lien publiée le 17 mai 2016

Tweeter Facebook

Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/interventions/peuple-chez-marx-entre-prol%C3%A9tariat-nation

La question européenne a relancé les débats, au sein de la gauche radicale, sur l'internationalisme. S'est progressivement affirmé en son sein la nécessité de repenser un internationalisme concret, refusant l'alternative ruineuse entre le nationalisme raciste porté par l'extrême droite et l'internationalisme du capital incarné par l'Union européenne, mais renonçant également aux facilités d'un internationalisme abstrait.

Celui-ci postule notamment que seraient résolues, en raison même de l'internationalisation du capitalisme, les questions stratégiques de l'articulation des espaces - locaux, nationaux et internationaux - dans la définition d'un projet de rupture anticapitaliste, et de l'appartenance nationale du prolétariat. C'est à cette dernière question qu'Isabelle Garo cherche notamment à répondre dans ce texte en interrogeant le concept de peuple chez Marx et les prises de position de ce dernier concernant les mouvements de libération nationale.

Isabelle Garo est une philosophe marxiste et a notamment publié L’idéologie ou la pensée embarquée (La fabrique, 2009), Foucault, Deleuze, Althusser. La politique dans la philosophie (Demopolis, 2011) et L'or des images. Art - Monnaie - Capital(La ville brûle, 2013).

La question du peuple chez Marx est une question complexe, en dépit des thèses tranchées qu’on lui prête volontiers sur ce sujet. Au premier abord en effet, on a tendance à penser que Marx construit la catégorie politique de prolétariat précisément contre la notion classique de peuple, trop englobante et surtout trop homogénéisante, qui gomme les conflits de classe. En ce sens, la notion de peuple serait illusoire, voire dangereusement illusionnante lorsqu’elle est politiquement instrumentalisée.

Pourtant, si Marx se défie bien de toute conception organique du peuple, il reprend le terme à plusieurs occasions et, en particulier, pour penser les luttes nationales de son temps, lorsqu’elles visent à conquérir l’indépendance contre des puissances colonisatrices. Il l’utilise également pour désigner les spécificités nationales, qui caractérisent les rapports de force sociaux et politiques toujours singuliers et que, selon lui, il faut toujours analyser dans un tel cadre national. Enfin, le terme de peuple désigne un certain type d’alliance de classes dans le cadre de conflits sociaux et politiques de grande ampleur.

Lors de ces trois usages, le terme de « peuple » n’est jamais détaché par Marx de tout clivage social, bien au contraire. Il faut rappeler qu’il est, chez lui, directement hérité de la Révolution française et des œuvres politiques qui l’encadrent, de Rousseau jusqu’à Babeuf et Buonarroti : selon cette tradition, le terme de peuple désigne les groupes sociaux opposés à l’aristocratie, et il n’est pas le substantif indifférenciant que des usages postérieurs valoriseront.

Je voudrais aborder ici successivement ces différents usages marxiens, en les confrontant à la question du prolétariat, que Marx élabore parallèlement. Au cours de cette élaboration, et surtout à partir de la fin des années 1850, Marx va s’intéresser de façon précise aux luttes d’émancipation et à la colonisation, en Inde et en Chine, s’engageant activement dans le soutien à l’Irlande et à la Pologne, tout particulièrement.

I. Peuple et prolétariat, des concepts antagonistes ?

Il faut rappeler que l’apparition de la notion de prolétariat est ancienne. Dès l’origine, elle désigne non le peuple mais une fraction du peuple, fraction caractérisée par sa situation sociale. Cette situation peut-être définie de deux façons distinctes : soit comme dénuement et pauvreté ; soit comme situation d’exploitation et de domination, si l’on analyse un mode de production et donc une fonction sociale active, non pas seulement un statut économique subalterne. On peut dire, schématiquement, qu’avec Marx, le terme va transiter irréversiblement de son premier vers son second sens.

Reprenons rapidement cette histoire : dans le droit romain, les prolétaires, du latin « proles », « lignée », constituent la dernière classe des citoyens, dépourvus de toute propriété et considérés comme utiles seulement par leur descendance. C’est à ce titre qu’ils sont exemptés d'impôts. Repris dans le moyen français, le terme connaît un fort regain d'intérêt au XIXe alors que se développe la critique sociale, politique et économique du monde industriel naissant.

Dans ce contexte, le substantif « prolétariat » apparaît en 1832 pour désigner l'ensemble des travailleurs pauvres, dont la misère est perçue comme le résultat de l'égoïsme des classes dirigeantes. C’est la thèse défendue par celui qui est premier à l’utiliser, Antoine Vidal, dans le premier journal ouvrier de France, L’écho de la fabrique1. Et c’est en référence directe à la révolte des canuts lyonnais de 1831 qu’il invente le terme en 1832. Pour Vidal, la « classe prolétaire » est à la fois la plus utile à la société et la plus méprisée. Il est frappant qu’il revendique aussitôt qu’elle soit « quelque chose », reprenant ainsi les mots et la thématique de Sieyès, dansQu’est-ce que le Tiers-Etat ? (1789), tout en redécoupant les frontières sociales d’une classe populaire qui ne coïncide plus avec les contours juridiques du tiers-état d’Ancien régime.

Dans un second temps, le terme se trouve transposé en allemand en 1842 par l’économiste Lorenz von Stein qui étudie les courants socialistes, notamment français, tout en étant hostile au communisme. Puis il est repris par le Jeune Hégélien Moses Hess, alors proche d'Engels et de Marx, tous trois revendiquant leur adhésion au communisme. On le rencontre dès 1843 sous la plume de Marx, chez qui il acquiert un sens nouveau et une importance théorique centrale. Sa redéfinition marxienne s'élabore en trois étapes.

1/ D'abord, le terme apparaît fin 1843, au terme de la critique engagée par le jeune Marx concernant la philosophie hégélienne du droit. Dans la préface qu’il rédige pour le manuscrit de Kreuznach, qui engage la critique de la conception hégélienne de l’Etat, il désigne le sujet social enfin identifié de l'émancipation générale de la société civile moderne. Le prolétariat, parce qu'il est cette classe qui "subit l'injustice tout court", ne peut viser qu' « une reconquête totale de l'homme »2.

2/ Dans L'Idéologie allemande (1845) puis dans le Manifeste du Parti communiste(1848), Marx et Engels affirment le rôle historique moteur des luttes de classe et ils définissent l'antagonisme moderne qui oppose le prolétariat et la bourgeoisie. Ils précisent ainsi une analyse d'abord engagée par Engels dans son étude de la Situation de la classe laborieuse en Angleterre. Le prolétariat se définit par sa place au sein d'un mode de production et des rapports sociaux qui lui correspondent. Il est à la fois la classe qui produit les richesses sans posséder de moyens de production, et celle qui est appelée, de ce fait même, à la transformation radicale du capitalisme.

3/ Enfin, dans le Capital et dans le vaste ensemble des manuscrits préparatoires, la découverte de la survaleur et de son origine : la fraction de temps de travail non payé que s'approprie le capitaliste, permet à Marx de préciser cette notion et d'en exposer la dimension dialectique. Le prolétariat n’est pas avant tout pauvre, il est dépossédé de la richesse sociale qu'il crée. Par suite, son unité et son identité de classe se construisent en contradiction avec le caractère privé de l'appropriation bourgeoise et visent le communisme. Mais, d'un autre côté, le prolétariat subit aussi une concurrence vive entre ses membres, concurrence entretenue par la classe capitaliste et qui fait puissamment obstacle à sa prise de conscience unitaire et à son rôle révolutionnaire.

Le prolétariat au sens marxien est une notion qui se veut socialement descriptive mais qui présente toujours en même temps une dimension politique et philosophique constitutive. Je voudrais insister principalement sur le premier moment de cette construction.

En effet, dès l’Introduction de la contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, rédigée à partir de la fin 1843, Marx développe sa thèse concernant le rôle historique du prolétariat moderne, et plus particulièrement du prolétariat allemand. Or, loin de proposer de substituer le prolétariat au peuple, on y rencontre précisément la mise en relation dialectique des notions de prolétariat et de peuple. D’une part, Marx distingue deux histoires nationales et deux scénarios d’émancipation : « nous avons en effet partagé les restaurations des peuples modernes (die modernen Völker) sans partager leurs révolutions. Nous avons connu des restaurations, premièrement parce que d’autres peuples ont osé faire une révolution, et deuxièmement parce que d’autres peuples ont subi une contre-révolution »3.

Ici, les notions de peuple et de révolution (ou de contre-révolutions) se font immédiatement écho. Il existe des cultures politiques populaires, et ces cultures politiques conduisent à se déterminer pour ou contre la révolution, cette dernière ayant avant tout pour modèle la « grande » révolution anti-féodale française. En rapport avec cet horizon, qui lie peuple et révolution anti-féodale comme des entités politiques associées, indissociables même, Marx va utiliser la notion de prolétariat pour la relier à un nouveau type de révolution, plus avancée, qu’on peut qualifier d’anti-capitaliste ou de communiste, radicalisant la révolution précédente. Il en résulte, d’une part, que les luttes allemandes, aussi arriérées soient-elles, présentent pourtant une portée universelle, au même titre qu’en son temps la Révolution française.

On retrouvera par la suite, bien plus développée, l’idée que les luttes émancipatrices d’un peuple importent au sort de tous les autres. De ce point de vue, la solidarité avec les peuples opprimés est bien plus que de la philanthropie. Pour le dire autrement, elle n’est pas seulement de nature morale, elle est d’ordre fondamentalement politique : « Et même pour les peuples modernes, cette lutte contre le contenu borné du statu quo allemand ne peut être sans intérêt, car le statu quo allemand est l’accomplissement avoué de l’ancien régime et l’ancien régime est le défaut caché de l’Etat moderne »4

Ainsi, la notion de peuple conserve-t-elle sa validité, en dépit de ses limites, du fait du maintien de l’Ancien Régime, y compris au sein des nations qui ont réalisé leur révolution anti-féodale. En d’autres termes, cette révolution partielle et inachevée se fait matrice de révolutions plus radicales, de la même manière que les peuples se déterminent comme classes populaires elles-mêmes plus ou moins radicales, le prolétariat étant le nom de cette radicalisation populaire, à la fois sociale et politique.

C’est en ce point, qu’on rencontre une définition du prolétariat très originale : à la fois fraction du peuple, elle représente le peuple tout entier et tendanciellement l’humanité même, du fait de la condition qu’elle subit en même temps que des exigences politiques et sociales elle est porteuse. Loin de proposer une sécession sociale, qui isolerait le prolétariat des autres composantes et en ferait une avant-garde sociale et politique, c’est bien comme représentant universel, représentant de fait de la souffrance, de l’exploitation et de la volonté d’émancipation, que le prolétariat se découpe et se singularise, en tant que classe offensive, apte à s’organiser politiquement.

Mais il faut aussitôt préciser que c’est précisément en vertu de cette dimension universelle que la révolution à venir n’est pas, ne sera pas une simple révolution politique. « Où réside la possibilité positive de l’émancipation allemande ? » s’interroge Marx. Et il répond : « Dans la formation d’une classe aux chaînes radicales, d’une classe de la société civile qui ne soit pas une classe de la société civile, d’un état social qui soit la dissolution de tous les états sociaux, d’une sphère qui possède un caractère d’universalité par l’universalité de ses souffrances (…), qui ne puisse plus se targuer d’un titre historique mais seulement du titre humain (…), d’une sphère enfin qui ne puisse s’émanciper sans s’émanciper de toutes les autres sphères de la société et sans émanciper de ce fait les autres sphères de la société, qui soit, en un mot, la perte totale de l’homme et ne puisse donc se reconquérir sans une reconquête totale de l’homme. Cette dissolution de la société réalisée dans un état social particulier, c’est le prolétariat »5.

Marx ne changera jamais d’avis quant au caractère humain, c’est-à-dire universellement humanisant, de l’émancipation sociale. En revanche, après être entré dans ce qu’il nomme le « laboratoire de la production » c’est-à-dire après avoir engagé la critique de l’économie politique, il développera une conception plus complexe et moins optimiste du prolétariat comme classe offensive, faisant toujours davantage place aux contradictions qui le divisent d’avec lui-même. La concurrence ouvrière est à la fois inscrite dans les rapports de production capitalistes et systématiquement instrumentalisée par la bourgeoisie, en particulier par sa fraction industrielle. Mais il insistera également sur l’émergence, dans le cadre de la grande industrie naissante, du travailleur polyvalent, porteur d’une culture et de facultés humaines développées, loin de tout misérabilisme et de toute « victimisation ». Enfin, il fera place à la complexité du processus politique qui doit parvenir à l’abolition de l’appropriation privée des richesses socialement produites, au communisme donc.

Quoi qu’il en soit, la conception du rapport entre prolétariat et peuple se révèle dès le départ contradictoire, ou plus exactement : éminemment dialectique, ce qui est bien différent. Car Marx, qu’il traite de politique ou d’économie, ne cesse d’être philosophe. Ici, la singularité est le lieu où émerge l’universel, non le lieu de formation d’une identité séparée et close sur elle-même. Il en ira de même des nationalités : découpage de l’humanité en entités politiques jamais complètement isolées, les nations sont dans certains cas et à certains moments porteuses d’une histoire émancipatrice qui les rend universelles.

II. Peuples en luttes et libérations nationales

Ainsi, parallèlement à la spécification sociale et politique des classes dans le cadre du mode de production capitaliste, la notion de peuple reste pourtant utilisée par Marx pour penser des réalités nationales diverses, irréductibles, où se spécifient singulièrement les rapports de classes. Sur ce point encore, on attribue souvent à Marx une sous-estimation profonde de la question des nationalités et des différences nationales, en vue de penser un prolétariat d’emblée mondialisé, formé d’ouvriers qui « n’ont pas de patrie » comme le proclame le Manifeste du parti communiste6 en 1848, à la veille du « printemps des peuples » et alors que s’éveillent les consciences nationales. Là encore, l’analyse marxienne est bien plus complexe qu’on ne le dit habituellement.

D’une part, Marx et Engels, reconnaissent, dès cette époque, cette dimension nationale, constitutive de la construction de mouvements ouvriers distincts, fonction d’un degré de développement économique et social donné, fonction également d’un niveau de culture politique déterminé : « bien qu’elle ne soit pas, quant au fond, une lutte nationale, la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie en revêt cependant d’abord la forme. Le prolétariat de chaque pays doit, bien entendu, en finir avant tout avec sa propre bourgeoisie »7.

Ici, l’idée de nation tend à remplacer l’idée antérieure de peuple, défini par son antagonisme avec l’aristocratie. La nation est le cadre d’un rapport social qui met aux prises toutes les classes, qu’elles soient dominantes ou dominées. Mais l’analyse se situe également à un autre niveau : elle s’arrête sur la capacité d’uniformisation du marché mondial d’un côté, qui entre en contradiction, de l’autre côté, avec le maintien voire le renforcement des spécificités nationales. Ainsi, Marx et Engels continuent-ils pendant un temps de penser que c’est la révolution allemande, d’abord anti-féodale ou bourgeoise, qui « ne saurait être que le prélude d’une révolution prolétarienne »8. Ce scénario sera profondément bouleversé par la suite, et à plusieurs reprises.

Si la dimension nationale est bel et bien prise en considération, Marx et Engels affirment dans le même temps la force d’expansion mondiale du capitalisme, force estimée d’abord socialement homogénéisante, thèse que Marx corrigera par la suite. On peut supposer que dans un texte qui a vocation de manifeste politique, ils s’emploient d’abord à faire valoir une perspective qu’on qualifiera plus tard d’ « internationaliste », de même ampleur que le marché mondial en voie de formation, mais porteuse de perspectives tout autres. De fait, le texte qui prolonge l’affirmation célèbre « les ouvriers n’ont pas de patrie » ajoute: « comme le prolétariat doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe nationale, se constituer lui-même en nation, il est encore par là national, quoique nullement au sens où l’entend la bourgeoisie »9. On peut ajouter bien évidemment : nullement au sens où les nationalismes chauvins l’entendront par la suite.

Marx et Engels continuent : « déjà les démarcations nationales et les oppositions entre les peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché mondial, l’uniformité de la production industrielle et les conditions d’existence qui lui correspondent. Le prolétariat au pouvoir les fera disparaître plus encore ». Et quelques lignes plus loin on lit : « du jour où tombe l’opposition des classes à l’intérieur de la nation, tombe également l’hostilité des nations entre elles »10. Internationales, mais seulement par anticipation, les luttes des prolétariats nationaux ont bien la nation pour cadre mais non pour but.

Le prolétariat est-il encore ici, au moins pour un temps, la figure du peuple, ou plus exactement : sa reconfiguration sociale et politique ? Oui et non. Non, eu égard à l’argumentaire que je viens de préciser. Oui pourtant, dans le cadre de luttes nationales qui visent l’émancipation. En ce cas, un parallélisme apparaît entre la lutte du prolétariat, dans un cadre national quel qu’il soit, et la lutte de certains peuples, auxquels l’oppression subie confère un rôle historique majeur et, une fois encore, une portée universelle.

Le mot de « peuple » voit alors coïncider ses deux sens, fondus en une nouvelle définition. Le peuple est à la fois une entité politique délimitée nationalement, mais il est aussi cette entité sociale qui lutte avec et contre d’autres, au plan international : disons que la portée descriptive ou analytique du terme retrouve de nouveau sa dimension politique, ouverte aux radicalisations que Marx appelle de ses vœux. Si le terme de « peuple » ne devient pas pour autant l’occasion d’une théorisation séparée, il ne disparaît pas du vocabulaire marxien parce que lui seul permet de comprendre les mouvements d’indépendance nationale en tant que luttes elles aussi porteuses d’universalité, et cela par-delà même leur composante prolétarienne. C’est bien entendu le cas lorsque des paysanneries luttent contre une puissance coloniale.

Cette reprise ouvre à une réflexion nouvelle et tout à fait essentielle sur les perspectives de révolution communiste. Car, à partir de là, Marx va s’orienter vers des scénarios qui échappent à toute linéarité et ne font pas de la constitution d’un prolétariat national la condition sine qua non de l’émancipation. Autrement dit, il en vient à penser qu’il est possible d’accéder au communisme sans passer nécessairement par la voie capitaliste. Et la notion de peuple est finalement et de nouveau la plus utilisable pour penser ces processus différenciés.

En effet, Marx va abandonner au cours des années 1850 la thèse de la portée civilisatrice de la colonisation, dont on trouve quelquefois trace dans ses textes antérieurs. A la lumière en particulier des situations indienne et chinoise, qu’il étudie alors, il juge que la pire barbarie se trouve en réalité du côté des colons britanniques. Parallèlement, il s’intéresse et prendre parti pour la Pologne et l’Irlande, en faveur des anti-esclavagistes américains, avant de se pencher sur la Russie.

Le cas de l’Irlande est particulièrement intéressant, en ce qui concerne le rapport entre peuple, classe ouvrière et nation tel que Marx s’efforce de le concevoir, modifiant au cours du temps ses conceptions initiales. Je m’appuie ici sur le remarquable ouvrage de Kevin Anderson :  Marx at the Margins11. Dans ses articles et ses déclarations au sujet de l’Irlande, à cette époque, Marx s’emploie à combiner les questions de classe, d’identité ethnique et de réalités nationales, déjà abordées précédemment.

En Irlande, le prolétariat se présente comme fraction du prolétariat britannique, fraction surexploitée et dominée. Dans le même temps, l’Irlande se présente comme colonie britannique, luttant pour son indépendance nationale. Face à cette situation complexe, d’une part, Marx et Engels conseillent aux révolutionnaires irlandais de donner toute son importance à la question des classes, et leur reprochent l’utilisation de la violence autant que la fixation religieuse identitaire.

D’autre part, Marx en vient peu à peu à considérer que le mouvement irlandais est le point d’appui des luttes ouvrières anglaises, et non l’inverse. Dans une lettre à Engels du 10 décembre 1869, il écrit : « longtemps j’ai pensé qu’il était possible de renverser le régime actuel de l’Irlande grâce à la montée de la classe ouvrière anglaise (…) Or une analyse plus approfondie m’a convaincu du contraire. La classe ouvrière anglaise ne fera jamais rien tant qu’elle ne se sera pas défaite de l’Irlande. C’est en Irlande qu’il faut placer le levier. Voilà pourquoi la question irlandaise est si importante pour le mouvement social en général »12.

Présente également sur le sol anglais, la classe ouvrière irlandaise est l’occasion de dissensions internes au mouvement ouvrier, qui paralysent ce dernier et qui sont sciemment entretenues par le patronat anglais, sur le modèle du racisme et de l’esclavagisme nord-américain. Sur ce point, Marx accorde une conscience bien supérieure à la classe capitaliste, tandis que la classe ouvrière, qu’elle soit anglaise ou irlandaise, ne parvient pas à surmonter son antagonisme, la lutte de races, la xénophobie, l’emportant sur les luttes de classe, qui devraient logiquement fédérer prolétariat britannique et sous-prolétariat irlandais.

Pour conclure sur la portée politique considérable de ces réflexions, deux remarques sur la question du peuple me semblent importantes.

La première concerne le débat fameux qui opposera Marx à Bakounine au sein de la 1ère Internationale. On connaît l’accusation d’autoritarisme et d’étatisme adressée par Bakounine à Marx. On sait moins que cette opposition concerne aussi la situation en Irlande. Pure diversion, pour les bakouninistes, la cause irlandaise nuit selon eux à la cause révolutionnaire. Pour Marx, elle en est une composante, l’émancipation des peuples opprimés contribuant à l’émancipation ouvrière, et plus largement à l’émancipation humaine.

La seconde concerne la spécificité de la société irlandaise : l’Irlande est avant tout une colonie agricole de l’Angleterre, qui incite les indépendantistes à faire de l’insurrection paysanne le point de départ de la révolution nationale. C’est contre l’oligarchie foncière anglaise que lutte avant tout le peuple irlandais, Marx donnant alors à la question de la propriété de la terre un rôle politique clé, comme point de départ d’une révolution sociale en Angleterre même.

Cela pose à la fois le problème des alliances de classes, notamment celui de l’alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie, bien loin de l’idée que le prolétariat serait à lui seul la classe destinée à conduire l’histoire et à conduire les révolutions. Par ailleurs, cette analyse s’inscrit dans la réflexion de plus en plus affinée de Marx sur des voies de développement non capitalistes. Dans ces cas, qui concernent bien des sociétés dans le monde, qu’il analyse plus ou moins précisément (Chine, Inde, Russie, Mexique, Pérou, Algérie, etc.), la révolution communiste n’a pas pour préalable l’industrialisation capitaliste et la formation d’une classe ouvrière.

Toute linéarité historique disparaît alors, et la succession obligée des modes de production cède la place à une attention portée à des formes de propriétés traditionnelles, communales. Pour Marx, ces formes persistantes pourraient bien fournir le point de départ concret d’une réorganisation économique et sociale égalitaire, faisant l’économie du passage de certains peuples par le capitalisme et par les souffrances qu’il entraîne.

Conclusion

On le voit, la figure du prolétariat est complexe. Pour la saisir, il faut prendre en compte la spécificité de sa formation nationale et donc la mettre obligatoirement en relation avec l’idée de peuple. Mais, selon Marx, il faut aussi, à terme, viser une émancipation qui sache dépasser les barrières nationales et les antagonismes, sans unifier pour autant les voies politiques, ni les cultures au sein d’un scénario unitaire, préécrit, de dépassement du capitalisme. L’attention à la périphérie non-occidentale du capitalisme, dont les enjeux se révéleront pleinement dans le cadre des décolonisations du XXe siècle, se trouve déjà chez Marx lui-même, qui envisage que des sociétés puissent passer au communisme sans passer par le capitalisme, faisant ainsi l’économie de sa violence sociale et de sa barbarie coloniale.

Au total, on peut conclure que le prolétariat n’est pas une catégorie sociologique stable, encore moins le nom d’un sujet de l’histoire unifié, mais une construction dynamique, toujours définie par son antagonisme avec certaines classes et ses alliances avec d’autres classes sociales. Cet antagonisme autant que ces alliances sont à concevoir avant tout comme des constructions politiques, selon une perspective stratégique qui fera parfois défaut au marxisme ultérieur mais sera reprise par certaines de ses composantes.

Et c’est en raison même de cette plasticité de la notion, que la catégorie de peuple se maintient, en vue de penser le caractère toujours national d’une telle construction. Pour autant, le peuple n’est jamais lui non plus une entité substantifiée ou figée. C’est donc bien la dialectique prolétariat-peuple, soumise à l’examen précis de ce qu’elle est dans chaque situation historique, qui fait sens, c’est-à-dire qui ouvre (ou qui referme) des perspectives politiques d’émancipation qui, elles, visent bien, au bout du compte, l’humanité tout entière.

  • 1.Jacques Guilhaumou, «De peuple à prolétaire(s): Antoine Vidal, porte-parole des ouvriers dans L'Echo de la Fabrique en 1831-1832», Semen, n° 25, 2008, p. 101-115
  • 2.Karl Marx, Critique du droit politique hégélien, « Introduction à la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel », trad. A. Baraquin, Paris, Editions sociales, 1975, p. 211.
  • 3.Ibid., p. 199.
  • 4.Ibid., p. 201.
  • 5.Ibid., p. 211.
  • 6.Karl Marx, Friedrich Engels, Le manifeste du parti communiste, trad. G. Cornillet, Paris, Messidor/Editions sociales, 1986, p. 83.
  • 7.Ibid., p. 72.
  • 8.Ibid., p. 106.
  • 9.Ibid., p. 83.
  • 10.Ibid., p. 83. 
  • 11.Kevin B. Anderson, Marx at the Margins- On Nationalism, Ethnicity and Non-Western Societies, Chicago, The University of Chicago Press, 2010.
  • 12.Karl Marx, Friedrich Engels, Correspondance, vol. X, trad. G. Badia et J. Mortier, Paris, Editions sociales, 1984, p. 232.