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    Lewis Mumford - Les sports populaires à l’âge de la machine

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    Lien publiée le 7 août 2016

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    http://partage-le.com/2016/08/les-sports-populaires-a-lage-de-la-machine-controler-distraire-et-stimuler-les-foules-par-lewis-mumford/

    Les sports populaires à l’âge de la machine: contrôler, distraire et stimuler les foules (par Lewis Mumford)

    sporrrt

    Le texte qui suit est tiré du livre de Lewis Mumford "Techniques et civilisation", et correspond à un sous-chapitre intitulé "Le sport et les dieux au stade".


    Les mouvements romantiques furent une compensation importante de la machine parce qu’ils attiraient l’attention sur les éléments essentiels de la vie qui avaient été exclus du cadre mécanique du monde. Eux-mêmes rassemblaient quelques matériaux pour une synthèse plus riche. Il y a toutefois dans la civilisation moderne toute une série de fonctions compensatrices qui, loin de rendre possible une meilleure intégration, ne servent qu’à stabiliser l’état existant — et qui, en fin de compte, font partie de l’embrigadement même quelles sont censées combattre. La plus importante de ces institutions est sans doute le sport populaire. On peut définir ce genre de sport comme une pièce de théâtre dans laquelle le spectateur importe plus que l’acteur, et qui perd une bonne partie de son sens lorsqu’on joue le jeu pour lui-même. Le sport populaire est avant tout un spectacle.

    À la différence du jeu, le sport populaire implique généralement le hasard et le risque mortel parmi ses principaux constituants. Au lieu de se présenter spontanément, comme dans l’ascension d’une montagne, le hasard doit s’accorder aux règles du jeu et augmenter au moment où le spectacle commence à ennuyer les spectateurs. Le jeu se rencontre, sous une forme ou sous une autre, dans toutes les sociétés humaines et chez un grand nombre d’espèces animales. Le sport au sens d’un spectacle de masse, avec la mort comme stimulant sous-jacent, apparaît lorsqu’une population a été entraînée, embrigadée et déprimée à tel point qu’il lui faut participer, au moins par personnes interposées, à des démonstrations de force, d’habileté ou d’héroïsme afin de maintenir son sens de la vie, terni. Les jeux du cirque et, si les spectacles manquent encore de piment, les exploits sadiques et le sang sont caractéristiques des civilisations décadentes : Rome sous les Césars, le Mexique au temps de Montezuma, l’Allemagne sous les nazis. Ces formes de virilité et de bravade par substitution sont les signes les plus sûrs d’une impuissance collective et de vœux morbides. On trouve partout aujourd’hui [en 1934] les symptômes dangereux de cette ultime décadence de la civilisation machiniste sous l’aspect des sports populaires.

    L’invention de nouvelles formes de sport et la conversion du jeu en sport sont les deux marques distinctives du XXe siècle. Le base-ball est une illustration de la première, la transformation du tennis et du golf en tournois, un exemple de la seconde. À l’inverse du jeu, le sport existe dans notre civilisation mécanique, même dans sa manifestation la plus abstraite : la foule qui n’assiste pas aux matchs de football se rassemble dans la métropole autour des résultats sportifs. Si le spectateur ne peut voir l’aviateur terminer un vol record autour du monde, il écoute à la radio le reportage de son arrivée et entend les acclamations frénétiques de la foule sur la piste. Si le héros tente d’échapper aux réceptions et parades publiques, il est considéré comme un tricheur. Parfois, notamment dans les courses de chevaux, les éléments peuvent se résumer aux noms et aux paris. La participation ne va pas plus loin que le journal et le pari mutuel, pourvu que l’élément de hasard s’y trouve. Puisque le but principal de notre routine mécanique dans l’industrie est de réduire le domaine du hasard, c’est dans la glorification du hasard et de l’inattendu par le sport que les éléments exclus par la machine reviennent à la vie, avec une charge accumulée d’émotion. Dans les formes récentes de sports populaires, comme les courses d’avions ou d’automobiles, le frisson du spectacle est intensifié par la promesse de mort ou de blessure mortelle. Le cri d’horreur qui s’échappe de la foule quand la voiture se retourne ou que l’avion s’écrase au sol n’est pas un cri de surprise, mais d’attente satisfaite. N’est-ce pas, au fond, pour l’excitation de ce goût du sang que l’on organise ces compétitions et qu’elles ont un public nombreux ? Grâce au cinéma parlant, ce spectacle et ce frisson se répètent dans des milliers de salles du monde entier, comme un simple Incident dans la présentation des nouvelles de la semaine. Ainsi, l’accoutumance au sang, à la mort et au suicide accompagne-t-elle l’expansion de la machine et, à force de répétition, encourage la demande pour des démonstrations de violence plus massives et désespérées.

    Le sport présente trois éléments principaux : le spectacle, la compétition et les personnalités des gladiateurs. Le spectacle introduit lui-même l’élément esthétique qui fait si souvent défaut dans l’environnement industriel paléotechnique. La course ou le jeu s’accomplissent au milieu de spectateurs rassemblés en masse. Les mouvements de cette foule, ses cris, ses chants, ses encouragements sont l’accompagnement constant du spectacle. Elle joue le rôle du chœur antique dans le nouveau drame de la machine, annonçant ce qui va se produire et soulignant les moments-clés du combat. Par sa place dans le chœur, le spectateur trouve un délassement particulier. Généralement privé de tout contact physique étroit par son travail impersonnel, il est désormais pris dans un groupe primitif indifférencié. Ses muscles se contractent ou se détendent au cours du jeu, sa respiration s’accélère ou se ralentit, ses hurlements augmentent l’excitation du moment et son sens personnel du drame. Dans les moments de frénésie, il tape dans le dos de son voisin, ou l’embrasse. Le spectateur a l’impression de contribuer par sa présence à la victoire de ses favoris et, souvent, davantage par hostilité envers l’ennemi que par encouragement de ses amis, il exerce effectivement une action sur la compétition. Il se libère du rôle passif qu’il a joué : prendre des ordres et les exécuter automatiquement, devenir un pion. Dans le stade, le spectateur a l’illusion d’être complètement mobilisé. D’ailleurs, le spectacle en soi est l’une des plus riches satisfactions du sens esthétique que la civilisation machiniste puisse offrir à ceux qui ne connaissent pas d’autre forme de culture. Le spectateur connaît le style de ses favoris, de la même façon que le peintre connaît la facture et la palette de son maître, et il réagit aussi bien au bon score du joueur qu’au spectacle esthétique. Cet aspect a été développé dans la corrida, mais il appartient évidemment à toutes les formes de sport. Reste cependant un conflit entre le désir d’une performance humaine et celui d’un dénouement brutal : blessure ou mort d’un ou de plusieurs antagonistes.

    Dans la compétition, deux éléments entrent en conflit : le hasard et le record. Le hasard est ce qui stimule l’excitation du spectateur et augmente son goût du risque : les courses de chiens ou de chevaux sont aussi efficaces dans ce domaine que les jeux qui impliquent une importante performance humaine. Mais les habitudes du régime de la machine sont aussi difficiles à combattre dans le sport que dans le comportement sexuel. De là vient l’un des éléments les plus significatifs du sport moderne: le fait que l’intérêt abstrait pour les records sportifs est devenu l’une de ses principales préoccupations. Diminuer d’un cinquième de seconde le temps d’une course, traverser la Manche vingt minutes plus vite qu’un autre nageur, rester en l’air une heure de plus que son rival, tout cela entre dans la compétition, et fait d’une lutte un combat dans lequel le véritable adversaire n’est autre que le record précédent. Le temps remplace le rival visible. Quelquefois, dans les marathons de danse par exemple, le record devient une prouesse absurde : le plus stupide et le plus horrible des spectacles inhumains. Avec la professionnalisation des pratiques sportives, l’élément hasard est encore réduit. Le sport, qui à l’origine était un drame, devient un spectacle. À ce stade de spécialisation, toute l’épreuve est arrangée de façon à faciliter la victoire du favori. Les autres concurrents sont pour ainsi dire jetés aux lions. Au lieu du fair-play, la règle devient celle du succès à tout prix.

    Finalement, en plus du spectacle et de la compétition, et distinguant plus fortement encore le sport du jeu, apparaît sur la scène, tel un nouveau type de héros populaire, le joueur ou sportif professionnel. II est aussi pointu dans sa profession qu’un soldat ou un chanteur d’opéra : il représente la virilité, le courage, la maîtrise — tout cet art d’exercer et de commander son corps qui a une part minime dans le nouveau régime machiniste. Si ce héros est une femme, elle doit avoir les qualités d’une Amazonienne. Le héros sportif représente les vertus masculines, le complexe de Mars, tout comme l’actrice de cinéma ou la beauté des concours de maillots de bain représentent Vénus. Il fait preuve de cette adresse parfaite à laquelle l’amateur aspire en vain. Au lieu d’être considéré comme un être servile et indigne, à cause de la perfection même de ses efforts physiques, comme les Athéniens du temps de Socrate considéraient les athlètes et danseurs professionnels, le nouveau héros représente le summum des efforts de l’amateur, non du plaisir, mais de l’efficience. Le héros est magnifiquement payé pour ses efforts, récompensé par les louanges et la publicité, et il restaure ainsi le lien du sport avec cette existence mercantile à laquelle il est supposé apporter un soulagement — il le restaure et, par là même le sanctifie. Les quelques héros qui résistent à cette vulgarisation — comme Charles Lindbergh — perdent la faveur populaire, ou du moins celle des journalistes, car ils ne jouent que la partie la moins importante du jeu. Le héros sportif, pour avoir vraiment du succès, pour satisfaire la masse, doit être à mi-chemin entre l’entremetteur et le prostitué.

    Le sport, dans cette société machiniste, n’est plus un simple exercice dont la seule récompense serait le plaisir du jeu : c’est une affaire d’argent. Des millions sont investis dans les stades, l’équipement et les joueurs, et la préservation du sport est aussi importante que le maintien de tout autre mécanisme lucratif. La technique du sport populaire contamine les autres activités : les expéditions scientifiques, les explorations géographiques sont conduites comme une course ou une lutte — et pour la même raison. Affaire commerciale, loisir ou spectacle populaire, le sport est toujours un moyen : même lorsqu’il est réduit à des exercices athlétiques ou militaires exécutés en grande pompe dans un stade, le but est toujours de rassembler une foule record de participants et de spectateurs et de justifier ainsi du succès ou de l’importance du mouvement qui est représenté. Ainsi le sport, qui à l’origine fut vraisemblablement une réaction spontanée contre la machine, est devenu l’un des devoirs de masse à l’âge de la machine. Il fait partie de l’enrégimentement général de la vie — pour les profits privés ou les exploits nationalistes —, son excitation ne lui procurant qu’un soulagement temporaire et superficiel. Le sport a fini par être l’une des réactions les moins efficaces contre la machine. Il n’y a qu’une seule autre réaction dont le résultat final est moins efficace : elle est à la fois la plus ambitieuse et la plus dévastatrice. La guerre.

    Lewis Mumford