[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Newsletter

Ailleurs sur le Web [RSS]

Lire plus...

Twitter

"Affaire Ben Barka": 51 années après les faits, la vérité fait toujours peur

histoire Maroc

Lien publiée le 31 octobre 2016

Tweeter Facebook

Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.investigaction.net/affaire-ben-barka-51-annees-apres-les-faits-la-verite-fait-toujours-peur/

A la fin des années 1960, la mal nommée guerre froide battait son plein. En toile de fond, les luttes de libération nationale au Viêt Nam et au Mozambique, la résistance à l’apartheid en Afrique du Sud, le coup d’Etat au Brésil puis en Indonésie…Pour renverser la tendance favorable à l’ordre néocolonial, trois grands leaders, Che Guevara, Mehdi Ben Barka et Amilcar Cabral imaginèrent une convergence de luttes à l’échelle  tricontinentale. Des mouvements, des partis politiques ou encore des guérillas d’Amérique Latine, d’Afrique et d’Asie devaient échanger sur leurs expériences et leurs stratégies de résistance face à l’impérialisme. Ces trois révolutionnaires, penseurs et hommes d’action, payèrent de leur vie l’un après l’autre, leur lutte aux côtés des  » damnés de la terre « . Un demi-siècle après leur disparition, leurs idées en faveur d’un monde moins inégalitaire restent plus que jamais d’actualité. Pour mieux comprendre quelle était la lutte de son père, nous avons interviewé Bachir Ben Barka qui œuvre pour que la lumière soit faite sur toutes les responsabilités dans  » l’affaire Ben Barka « .

Monsieur Ben Barka, 51 ans après, que sait-on exactement de l’enlèvement de votre père, Medhi Ben Barka, le 29 octobre 1965 à Paris ?

Peu de choses. On sait qu’il a été interpelé par deux policiers devant la brasserie Lipp, boulevard Saint-Germain à Paris, qu’il est monté dans une voiture de service, que dans cette voiture il y avait un agent des services français et un truand qui accompagnaient les deux policiers. Il a été amené dans une villa aux environs de Paris, à côté d’Orly, à Fontenay-le-Vicomte, qui appartient à un gangster notoire et là sa trace disparaît, on ne sait pas ce qui lui est arrivé.

Beaucoup d’histoires ont été racontées, beaucoup d’hypothèses avancées, mais pour nous il a disparu le 29 octobre 1965 devant la brasserie Lipp à midi trente. Bien sûr on ne peut pas douter de sa mort, de son assassinat, mais il y a des questions qui restent sans réponse depuis 50 ans. Comment a-t-il été assassiné ? Qui sont ses assassins ? Où est son corps ?

Nous n’avons pas de lieu où aller nous recueillir. Et puis aussi il y a la question qui nous intéresse et qui nous interpelle en tant que citoyens : toutes les responsabilités ont-elles été établies ? Certaines l’ont été. Mais toutes les responsabilités pénales – et même politiques – sont encore loin de l’être. Au bout de 51 ans, le but de nos recherches, ma famille avec son avocat Me Butin, est toujours de connaître la vérité sur le sort de mon père.

Qui avait intérêt à faire taire le militant internationaliste marocain qu’il était ?

Votre question contient sa réponse. Parce qu’il était militant internationaliste, il gênait un certain nombre d’intérêts. Ce que nous savons c’est que la décision politique première d’organiser sa disparition émane du sommet de l’Etat marocain, au plus haut niveau. L’exécution de cette besogne a été confiée au ministre de l’intérieur Oufkir, au chef de la sûreté nationale Dlimi et à leurs agents.
Des complicités qui éclairent les convergences d’intérêts de ceux qui voulaient faire disparaître Mehdi Ben Barka ont été sollicitées. Les services secrets français, les services secrets israéliens et aussi, sans aucun doute, les services secrets des Etats-Unis d’Amérique, ont d’une manière ou une autre contribué à organiser le piège dans lequel est tombé mon père puis et qui a causé son enlèvement et sa disparition.

Commentant l’enlèvement de Ben Barka, le Général de Gaulle a dit : «Rien, absolument rien, n’indique que le contre-espionnage et la police, en tant que tels et dans leur ensemble, aient connu l’opération, a fortiori qu’ils l’aient couverte ». S’agit-il de mauvaise foi de la part du Général ?

Il y a dans ces propos beaucoup de mauvaise foi, beaucoup de comédie, mais surtout la volonté de protéger l’Etat. Le Général s’est rendu compte de l’ampleur du scandale, de l’ampleur des dysfonctionnements qui gangrénaient les services secrets et certains rouages de l’Etat français qui ont permis à des services secrets étrangers, en l’occurrence marocains, de commettre un crime sur le sol français.

Ces mêmes dysfonctionnements ont favorisé la protection et la fuite des criminels. Nous sommes certains que De Gaulle a été mis devant le fait accompli. Il était prévu qu’une rencontre ait lieu ce week-end de fin octobre 1965 entre mon père et des proches du général de Gaulle, sinon le général lui-même, intéressé par cette Tricontinentale qui était en train de se mettre en place, lui qui voulait avoir une certaine autonomie vis-à-vis des Etats-Unis d’Amérique.

Il a donc été mis devant le fait accompli et l’enlèvement de mon père a montré l’ampleur des problèmes que lui-même rencontrait au sein de son régime, aussi bien au sein de ses services secrets, que de sa police et même de ses proches collaborateurs politiques. Il a été dit à un moment donné que le ministre de l’intérieur français de l’époque, Roger Frey, aurait été au courant des préparatifs de la disparition de mon père ; il était très proche du général Oufkir avec qui il passait ses vacances en famille au Maroc.

Mais toutes les enquêtes et les recherches qui ont été menées depuis, aussi bien les enquêtes journalistiques que celles des historiens, et même l’enquête judiciaire, a montré que cette affaire était tout sauf « vulgaire et subalterne ». Les implications et responsabilités, aussi bien françaises que marocaines, israéliennes ou étasuniennes étaient d’un haut niveau, contrairement à ce que le Général de Gaulle a voulu faire croire. Malheureusement, depuis cette phrase, la chape de la raison d’Etat s’est posée sur le dossier judiciaire.

Aujourd’hui, 51 ans après, il y a encore une instruction qui reste ouverte en France et le dossier de l’« affaire Ben Barka » est le plus vieux dossier instruit devant le Tribunal de grande instance à Paris ; on en est au dixième juge d’instruction qui planche sur le dossier. L’impossibilité d’établir à la vérité provient essentiellement de la raison d’Etat ; « raisons » devant être mis au pluriel car ce sont les raisons de l’Etat marocain, de l’Etat français, de l’Etat américain, de l’Etat israélien qui empêchent l’action de la justice d’aller jusqu’au bout.

Des éléments matériels existent pour connaître la vérité sur la disparition de mon père, des témoins sont encore vivants. Quand je dis témoins, c’est gentil, car ce sont des acteurs, essentiellement des agents marocains, dont l’identité est connue et qui étaient présents à Paris. Certains ont été condamnés par un tribunal français pour enlèvement. Ils connaissent une grande part de la vérité.
Les dossiers des services secrets existent, mais qui sont toujours couverts par le « secret-défense ». Cela concerne aussi bien les documents des services secrets français, qu’israéliens, qu’américains.
On parle aussi d’un lieu où serait enterré au moins une partie du corps de mon père, dans la banlieue de Rabat, à quelques dizaines de mètres de la nouvelle ambassade des Etats Unis. Seulement, les autorités marocaines refusent d’aller creuser et de faire des fouilles à cet endroit-là.

Donc les éléments pour arriver à la vérité existent, qu’ils soient matériels ou sous forme de documents ; il est donc possible de savoir ce qui s’est passé. Mais cinquante années après les faits, la vérité fait toujours peur. Aucun de ces Etats ne veut assumer ses responsabilités, ni assumer les dérapages de ses services dans cet assassinat qui est un crime d’Etat.

Vous avez dit tout à l’heure que la procédure se poursuivait, mais se poursuit-elle activement ou est-elle purement formelle ?

Cela dépend des juges et des périodes. Il y a des juges qui sont plus actifs que d’autres, qui font vraiment progresser l’instruction et d’autres qui n’ont rien fait. Le juge actuel s’active mais il est confronté au blocage dû à la mauvaise volonté des Etats. Par exemple, quand le juge français envoie une commission rogatoire au Maroc pour interroger les témoins marocains, on lui répond que les autorités ne connaissent pas l’adresse du chef de la gendarmerie marocaine …

Quand le juge demande que des fouilles soient entreprises à un certain endroit, les autorités marocaines répondent qu’elles ne connaissent pas cet endroit, alors qu’il a été filmé. A la suite de quoi le mur d’enceinte a été surélevé de deux mètres pour que plus personne ne puisse le filmer à nouveau mais les images satellite sont encore là… Ce lieu est toujours dans l’état où il a été laissé il y a 10, 20 ou 30 ans. C’était un lieu de détention secret qui s’appelle le PF3 (point fixe 3) et où des opposants au régime ont été séquestrés et certains même assassinés d’après des témoins oculaires. Les autorités marocaines refusent d’aller y faire des fouilles.

Le ministère français de la défense refuse encore aujourd’hui de lever le secret sur des dizaines de documents concernant mon père et l’affaire. Donc, malgré la bonne volonté des juges, il y a à un moment donné un blocage matériel qui est dû à des décisions politiques, ou plutôt à un manque de courage pour prendre la décision politique de débloquer le dossier. Et nous nous demandons ce qui fait encore peur dans ce dossier pour que la vérité reste occultée.

lipp

Photo de la Brasserie Lipp, avec une plaque en souvenir de l’enlèvement de Mehdi Ben Barka

Vous avez évoqué l’enquête médiatique. Pensez-vous que la presse a réellement contribué à faire avancer la recherche de la vérité dans cette affaire ?

Oui et non. Oui, car il y a toujours de l’intérêt pour l’affaire, pour le mystère d’une affaire non résolue depuis 50 ans, le mystère d’un crime sans cadavre. Chaque fois qu’un élément nouveau apparaît, la presse l’amplifie et essaie d’aller plus loin.

Mais en même temps, la presse a été souvent un moyen d’enfumage. Le premier exemple qui me vient à l’esprit est le grand titre en première page de l’hebdomadaire l’Express, en 1966, qui disait en gros caractères « J’ai vu tuer Ben Barka, un témoin parle ». Et en fait, quand on lit l’article, on s’aperçoit que le prétendu témoin qui a parlé n’est pas celui qui a donné l’interview et que la personne censée avoir vu quelque chose ne pouvait pas se trouver là où les faits se sont passés. Et ce fameux témoin c’était Georges Figon, l’un des truands impliqués dans l’enlèvement de mon père, qui a été trouvé « suicidé », d’après la thèse officielle, juste au moment où la police allait l’arrêter trois mois après les faits.

On sait maintenant que ce titre qui ne correspondait en rien au contenu de l’article a été totalement fabriqué par le responsable de l’Express de l’époque, Jean-Jacques Servan-Schreiber, ce qui a « boosté » ses ventes. Et malheureusement cette thèse développée par ce soi-disant interview a été à la base de beaucoup d’hypothèses sur la disparition de mon père.

C’est pour cela que je dis que la presse nous a beaucoup aidés, car grâce à la presse l’affaire n’est pas enterrée et on en reparle régulièrement, mais aussi parfois la presse a été utilisée, je ne dirais pas manipulée mais instrumentalisée pour faire passer de fausses pistes.

L’autre exemple qui me vient à l’esprit ce sont les déclarations d’un ancien agent marocain Boukhari qui, il y a une quinzaine d’années, a lui aussi fait des « révélations fracassantes » au journal Le Monde et à un hebdomadaire marocain, Le Journal de Casablanca, où il racontait comment le corps de mon père aurait été rapatrié au Maroc et aurait été dissout dans une cuve d’acide, tout en mettant toute la responsabilité sur le dos d’Oufkir et de Dlimi, en oubliant totalement le commanditaire, à savoir le roi du Maroc.

Là aussi, ces fameuses « révélations » de Boukhari, dont par la suite on a montré qu’il avait lui-même été instrumentalisé et qui a toujours refusé de venir témoigner devant un juge français, ont contribué à orienter le public vers des fausses pistes. Les conclusions voulues aussi bien du témoignage de Figon que de celui de Boukhari sont : d’abord que les responsables de la mort de mon père sont Oufkir et Dlimi ; ensuite que le corps a disparu.

Ce qui veut dire qu’il n’y a plus rien à chercher. Oufkir et Dlimi sont morts dans des circonstances très troublantes, le premier de deux balles dans le dos après la tentative de coup d’Etat contre Hassan II et le second dans un accident de la circulation avec un camion militaire juste après avoir quitté le palais royal. Les deux personnages clés sécuritaires marocains ayant disparu, il ne reste plus qu’à clore le dossier…

Vous êtes manifestement très actif pour contribuer à chercher la vérité sur ce qui est arrivé à votre père. Sur un plan plus personnel, qu’avez-vous hérité de Mehdi Ben Barka ? Avez-vous le sentiment de poursuivre son combat politique ?

Je pense que personne n’a actuellement l’envergure pour poursuivre son combat politique. Ce que j’essaie de faire c’est de mener le combat pour sa mémoire, pour qu’elle ne disparaisse pas avec lui. On l’a fait disparaître physiquement et, pendant de longues années, on a essayé de faire disparaître jusqu’à son nom de la mémoire collective marocaine ; mais en vain. Son nom est toujours présent. Ses idées sont toujours présentes même pour la jeunesse marocaine qui ne l’a pas connu. Tout ce qu’il a pu ou voulu proposer pour le Maroc et au-delà reste encore d’actualité.

Bien sûr, 51 ans ont passé, il y a des idées à actualiser, mais tous ceux qui ont lu ses écrits sur la période des années 60, la période de la décolonisation, de la reconstruction des pays nouvellement indépendants, les risques et les dangers du néo-colonialisme, le combat pour la fraternité internationale, l’édification de sociétés nouvelles, la démocratie de base …, tous indiquent que ses propositions restent des pistes pour la jeunesse d’aujourd’hui, qui se réfère beaucoup à lui. Si j’arrive déjà à perpétuer cette mémoire et à la rendre disponible pour les nouvelles générations, cela serait déjà un grand travail accompli pour défendre cette mémoire et faire en sorte que ses idées soient reprises par d’autres.

Pour revenir brièvement au contexte géopolitique de l’époque, on se rappelle qu’en octobre 1963, le roi Hassan II avait déclenché la « guerre des sables » contre l’Algérie. Mehdi Ben Barka soutenait l’Algérie contre son pays le Maroc, disait-on. Est-il vrai que jusqu’aujourd’hui, certains assimilent encore cet acte à de la trahison ?

Permettez-moi d’apporter une correction : vous avez dit qu’il avait soutenu l’Algérie contre son pays ; or ce qu’il a fait fut de condamner la guerre. Il était contre cette guerre qu’il a qualifié d’agression contre la jeune Révolution algérienne qui était devenue une référence pour les mouvements de libération africains et latino-américains. Il est vrai que c’était un soutien à l’Algérie et une condamnation non pas de son pays mais du régime qui menait cette agression pour affaiblir l’Algérie.

Il est vrai qu’aujourd’hui encore, beaucoup n’ont pas compris cette position, mais pour lui elle allait dans le sens de tout son combat. Un combat qui allait au-delà des frontières. Car il avait eu la chance très tôt d’élargir sa vision politique. Il avait fait des études universitaires en Algérie : sa licence de mathématiques à l’Université d’Alger entre 1940 et 1942. Au moment où il aurait dû aller en France pour faire ses études universitaires, la France était occupée. Il a donc fait ses études à Alger ; ensuite il est rentré au Maroc en 1943 pour poursuivre sur le sol marocain son combat pour l’indépendance du Maroc.

Durant son séjour algérien, il a pu prendre contact avec les futurs dirigeants maghrébins – tunisiens et algériens – mais aussi participer aux débats qu’il y avait à Alger, notamment sur la lutte antifasciste. Cette question a fait débat à un moment donné parmi les peuples colonisés par la France : fallait-il soutenir l’Allemagne nazie, qui combattait la France, ou fallait-il se battre contre le nazisme ?

Pour la majorité des intellectuels et des militants politique de l’époque à Alger le combat contre le fascisme et le nazisme était prioritaire. Il ne s’agissait pas de dire que les ennemis de nos ennemis étaient nos amis… La logique politique et militante n’est pas exactement la logique mathématique. Il a participé à ce débat qui a conclu qu’il s’agissait donc de lutter contre le fascisme mais sans oublier, bien sûr, le combat pour l’indépendance des trois peuples du Maghreb.

Les liens noués par mon père en 1942-43 se sont développés par la suite entre les dirigeants du FNL en Algérie, du Néo-Destour en Tunisie et l’Istiqlal au Maroc. Cette vision internationaliste a ensuite toujours guidé sa vision politique. Bien sûr, chaque peuple a sa spécificité, chaque pays a son évolution à mener, mais c’est grâce à la solidarité entre eux que les peuples vont pouvoir progresser ensemble. Et mon père n’a jamais abandonné l’idée de rendre effective une solidarité, aussi bien au niveau du Maghreb, qu’au niveau de l’Afrique, et beaucoup plus tard, de la Tricontinentale.

Depuis l’indépendance du Maroc les rois se sont succédé. Tous se sont caractérisés par une « ouverture fermée » ou une « fermeture ouverte » du Royaume, comme il a pu être dit. L’assassinat de Mehdi Ben Barka a-t-il scellé le sort de l’ouverture démocratique du Maroc ?

Je crois que l’espoir était mort bien avant. C’est vrai qu’au lendemain de l’indépendance, avec l’euphorie qui s’en est suivie, il y avait une dynamique alimentée par cette jeune génération de militants qu’étaient Mehdi Ben Barka, Bouabid, Basri, qui était issue des classes populaires et qui avait milité au sein du parti de l’Istiqlal et parfois également dans la résistance armée contre la France…

Au lendemain de l’indépendance cette génération avait voulu construire un Maroc nouveau, avec la revendication de l’Assemblée Constituante, avec la mobilisation des énergies populaires, tout en essayant de ne pas tomber dans le piège du néo-colonialisme. Pour que l’indépendance ait un contenu social et progressiste, cette génération s’est lancée dans ce combat.

Justement, comment le rapport de forces a-t-il évolué ?

Au moment de l’indépendance, le rapport de forces était tel, qu’il était possible d’arriver à un compromis avec le Palais Royal, et d’arriver à imposer un certain nombre de réformes et d’actions qui allaient dans le sens de la construction de cette nouvelle société. Mais petit à petit, les rapports de forces se sont inversés, et à la fin des années 50, il y a eu l’affaiblissement de cette nouvelle force qui émergeait et une reprise en main totale par le Palais, grâce aux alliances politiques et stratégiques entre la féodalité marocaine et les intérêts néocoloniaux et impérialistes, plus particulièrement français.

L’affaiblissement du mouvement populaire a été rendu possible par la répression, mais aussi par un certain nombre de problèmes internes, un manque d’organisation, qui ont fait que dès la fin des années 50, et principalement depuis le règne de Hassan II en 1961, on assiste à une rupture totale entre le Palais Royal et les forces politiques progressistes au Maroc. Et, plus qu’une rupture, on a assisté à un combat acharné pour éliminer ces forces progressistes par tous les moyens et essentiellement par la répression.

Quand on parle des années de plomb au Maroc, elles n’ont pas commencé en 1970, mais bien dans les années 60. A ce moment-là, l’espoir de l’Assemblée Constituante a disparu. Mohamed V s’était engagé à ce qu’une Constituante soit mise en place pour élaborer la constitution d’une monarchie constitutionnelle et démocratique, mais en 1962 Hassan II a imposé une Constitution à sa taille, sur mesure, qui n’allait pas du tout dans ce sens-là.

Les années de plomb ont vraiment commencé dès ce moment-là, avec des vagues de répression, des enlèvements, des procès politiques, des éliminations, et bien sûr l’assassinat de mon père en est l’exemple le plus symbolique, le plus symptomatique.

Est-ce que vous avez saisi des instruments internationaux par rapport à la disparition ?

Pas encore, car le l’instruction du dossier est toujours en cours en France. On nous a souvent encouragé à saisir la Cour Européenne des Droits de l’Homme, mais nous sommes toujours en attente. Comme le dossier est encore ouvert en France, cela veut dire que nous n’avons pas épuisé tous les recours judiciaires français. Par contre, nous sommes en train de réfléchir pour saisir le groupe des disparus des Nations Unies qui est très qualifié pour discuter de ces problèmes-là. A l’occasion du 50ème anniversaire, un nouveau Comité pour la vérité s’est créé en 2015, après le premier Comité qui s’était créé en 1965. Il est présidé par Louis Joinet, un juriste qui est également le rédacteur de la Charte du groupe de travail des disparitions forcées.

Qu’aurait-il pensé, selon vous, de ce qui se passe actuellement au Maghreb et au proche Orient?

Le contexte n’est pas le même. L’espoir a existé en 1954-55 et duré jusqu’en 1958 par la fameuse conférence de Tanger qui regroupait les trois partis leader du Maghreb, le Néo-Destour, le FLN et l’Istiqlal qui avaient une vision maghrébine, oeuvraient dans cette perspective-là, étaient conscients du problème du néocolonialisme, et étaient dans une perspective de construction d’un Maghreb des peuples.

Cette perspective n’est plus à l’ordre du jour aujourd’hui. Dès la fin des années 60, c’est le Maghreb des états qui s’est imposé, le Maghreb des polices avec un certain nombre d’opérations où il y avait beaucoup plus de solidarité policière et sécuritaire entre les trois, quatre ou cinq états du Maghreb, qu’une volonté politique de libération et de progrès.

C’est pourquoi aujourd’hui c’est très délicat de faire un parallèle. Le problème qui existe aujourd’hui n’est pas le même que celui qui existait dans les années 60. Il était admis que tous les différends soient réglés sur une base de coopération politique et économique entre les pays du Maghreb. Le problème est totalement différent. C’est pourquoi il est très difficile de dire ce qu’il aurait pensé aujourd’hui.

Ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui, cinquante ans après, l’état du Maghreb, du Moyen Orient et de l’Afrique, aurait été différent si les personnalités comme Mehdi Ben Barka, Lumumba, Amilcar Cabral, Che Guevara, étaient encore vivants. Ces assassinats n’ont pas été le fruit du hasard. Je ne vais pas dans le sens de la « complotite », mais il est indéniable qu’un certain nombre d’assassinats ciblés ont visé les figures qui étaient des catalyseurs de l’action de leurs peuples et de leurs régions.

Avec ces disparitions, un certain nombre de projets n’ont pas abouti. Par exemple, la perspective de la Tricontinentale était un grand espoir pour les peuples des trois continents. Il est indéniable que par la disparition de Mehdi Ben Barka, par l’isolement du Che Guevara en Afrique, par le coup d’Etat qui a renversé Ahmed Ben Bella en Algérie, les perspectives de cette Tricontinentale ont complètement changé, et ce qui était prévu n’a pas pu se réaliser totalement.

Sans oublier le coup d’Etat en Indonésie et ses millions de morts. Un certain nombre de leaders ont été éliminés à des moments-clé où il était possible que le rapport de forces se renverse en faveur des forces progressistes.

Parmi les nombreuses et variées origines des membres de Daech, il semblerait qu’il y ait également pas mal de Marocains. Quelle est votre réaction face à ce constat ?

La situation au Maroc est particulière, c’est une situation de dérive sécuritaire. L’un des effets de cette présence sécuritaire est qu’elle empêche l’information de sortir. On ne sait pas tout ce qui se passe au Maroc : les mouvements de droits de l’homme se font l’écho d’un certain nombre de violations de plus en plus importantes et graves qui touchent le milieu de l’information, mais aussi le monde des avocats, le mouvement social.

Ce n’est pas un secret que les mouvements sociaux sont opprimés, mais on n’en parle pas. Il y a une certaine complaisance d’une certaine presse occidentale à l’égard du régime marocain, ce qui explique pourquoi les informations ne circulent pas. Et dans le rapport de forces actuel, peut être que le régime marocain joue un rôle clé dans cette stratégie contre le développement de forces islamistes dans la région, en liaison avec ce qui se passe en Europe.

Mais je crois que le Maroc, comme c’est le cas d’autres états méditerranéens, est parcouru par des tentations « criminalo-islamistes » – le mot jihadiste n’est pas exact. Et malheureusement, la jeunesse au Maroc n’échappe pas à cette réalité. Il faut mettre en parallèle l’état auquel est arrivé la situation économique et démocratique du Maroc avec l’état du développement d’une idéologie rétrograde, réactionnaire, obscurantiste…

Il y a un parallèle à faire et le Maroc n’échappe pas à ce parallèle. 60 ans après son indépendance, d’après mêmes les statistiques officielles, le Maroc se trouve encore à construire un système de santé, un système de scolarité et de sécurité sociale digne de ce nom. Le Maroc est à la queue du peloton des pays dans l’indice du développement humain. Et je crois que cette situation-là explique aussi que le Maroc n’ait pas échappé au développement des mouvements intégristes.

Pourriez-vous nous parler des activités que déroule l’Institut Mehdi Ben Barka ?

Il y a une quinzaine d’années nous avons fondé cette Institut Mehdi Ben Barka – Mémoire vivante, qui a un statut d’association 1901 en France, dont le but est d’oeuvrer précisément à faire connaître la pensée de mon père par tous les moyens : par des activités culturelles, des éditions, des conférences… La première action de l’Institut a été de rééditer ses écrits, en regroupant tous ceux qui avaient été édités de manière éparpillée : une partie en 1966 par François Maspero ; d’autres en arabe…

On a donc tout regroupé dans un livre paru aux éditions Syllepse : « Ecrits de Mehdi Ben Barka ». L’action de l’Institut s’est poursuivi dans cette optique de travail de mémoire, mais aussi un travail d’histoire et de recherche, par l’organisation et la participation à des colloques et conférences.

Il y a eu par exemple un colloque à Paris, en 2005, sur la transition entre la tricontinentale et l’altermondialisme, dont les travaux ont donné lieu à publication chez Syllepse : « Mehdi Ben Barka en héritage – De la Tricontinentale à l’altermondialisme ». Il y a eu ensuite le livre consacré à « Mehdi Ben Barka », dans la collection « Pensée d’hier pour demain » paru au CETIM (Centre Europe-Tiers Monde) ; enfin, aux Editions Les petits matins, dans la collection « sortir du colonialisme », un ouvrage intitulé « Mehdi Ben Barka, cinquante ans après ».

Mais défendre la mémoire de Mehdi Ben Barka ne réside pas uniquement dans la publication de ses écrits. On a organisé aussi des manifestations d’ordre culturel : il y a eu 2 grandes expositions qui ont eu lieu, une en France et l’autre au Maroc, à l’occasion du 40ème anniversaire de sa disparition en 2007 et 2008. A Paris, avec 41 artistes de différentes nationalités, où chacun a contribué avec une œuvre. Ensuite, à Rabat, des artistes marocains, espagnols, palestiniens, français, ont participé à une autre exposition-hommage qui a duré près d’un mois.

L’action de l’Institut consiste également à collaborer avec d’autres structures à des manifestations autour de la pensée et de l’action de Mehdi Ben Barka, comme nous l’avons fait lors de la semaine consacrée à la Tricontinentale à Genève.

Selon vous, qu’est-ce qu’il faudrait garder de sa pensée pour comprendre les événements actuels, 51 ans après ?

Sur la question du développement au Maroc, il avait essayé de mobiliser les potentialités populaires qui existaient dans le pays. A plusieurs occasions il a montré qu’il était possible d’organiser et de faire des actions d’ampleur dans le cadre local, régional marocain.

Et c’est aussi la tâche qu’il s’est donnée dans le cadre de son action internationale : quand il parle de solidarité, elle ne peut se faire que par la mise en commun des potentialités populaires de chaque pays ; surtout dans la perspective d’éparpiller les forces de l’adversaire : quand Che Guevara écrivait « il faut créer deux, trois Vietnam », c’est dans cet esprit-là.

Créer une organisation de solidarité des trois continents, cela veut dire organiser partout des luttes pour affaiblir l’adversaire principal. Ce qu’il a fait c’est mobiliser la jeunesse, mais en même temps mettre en commun les potentialités de chaque pays pour modifier le rapport de forces en leur faveur.

Source: Investig’Action

Pour aller plus loin : La Tricontinentale. Les peuples du tiers-monde à l’assaut du ciel, par Said Bouamama (octobre 2016, Editions CETIM)