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Les bouseux ne savent pas voter, ou le simplisme à l’œuvre

Lien publiée le 15 novembre 2016

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://geographiesenmouvement.blogs.liberation.fr/2016/11/14/les-bouseux-ne-savent-pas-voter-la-geographie-electorale-la-derive/

L'analyse géographique des élections, des États-Unis à la Suisse, met en évidence un fossé toujours plus large entre urbains et ruraux. Une vision simpliste et orientée du vote, qui passe sous silence les fractures internes aux villes.

Chaque élection ou référendum donne lieu à une lecture géographique des résultats abondamment relayée par les médias. En particulier, l’opposition ville/campagne ressort des analyses post-scrutin. Désormais, les frontières électorales, par conséquent culturelles, passeraient entre des centres urbains et des périphéries aux visions du monde irréconciliables.

Après l’heure de gloire de la sociologie du vote, les géographes pourraient se réjouir du succès de la «spatialisation» des études électorales. Ou pas. Car cette grille d’analyse, caricaturale, repose sur des présupposés théoriques condamnant la géographie à un retour en arrière de plusieurs décennies.

ÉLECTIONS ET GRADIENTS D’URBANITÉ

Les faits? Les grandes villes nord-américaines ont fait barrage à Trump après avoir plébiscité Obama en 2012. De même, les métropoles britanniques, Londres en tête, ont largement rejeté le Brexit. Idem pour les agglomérations françaises où le Front National peine à percer – si l’on exclut Marseille – et où le traité constitutionnel européen a récolté le plus de suffrages en 2005 (1).

La Suisse, dont la population donne plusieurs fois par an son avis sur des textes de loi n’est pas en reste. Les scrutins portant sur les questions migratoires et d’identité ont entériné le gouffre entre centres et périphéries. Au point que le quotidien vaudois 24 Heures, relayant le 8 novembre dernier les travaux d’un doctorant de l’EPFL, annonçait gravement en une: «Le Röstigraben se meurt».

Pour le lectorat non suisse mesurant mal l’ampleur de la nouvelle, rappelons le sens de la métaphore géomorphologique et culinaire. Le «fossé de Rösti», du nom d’un plat de patates tenant chaud lors des rudes hivers helvétiques, désigne la séparation entre francophones et germanophones, historiquement irréconciliables sur le plan idéologique.

Bref, dans les démocraties parlementaires occidentales, le vote serait de plus en plus lié aux «gradients d’urbanité», c’est-à-dire à la distance aux centres urbains, définis par la densité et la diversité socioculturelle de leur population.

UNE THÈSE ET DES SOUS-ENTENDUS

Les choses pourraient s’arrêter là. Sauf que non: le constat laisse la place, parfois de manière explicite, à un jugement de valeur. Le message peut se résumer en quelques mots: s’opposeraient des populations urbaines ouvertes sur le monde, universalistes et tolérantes, et des habitant-e-s des espaces ruraux et périurbains faisant à chaque scrutin l’étalage de leur fermeture sur soi et leur conservatisme.

En somme, les villes voteraient bien, les espaces périurbains et ruraux voteraient mal, et des géographes vivant en ville et se gardant bien d’interroger la rationalité de l’électorat renvoyé à son ignorance et son populisme seraient là pour le rappeler.

Des géographes ont critiqué cette analyse (voir la liste des références à la fin du texte) mais ils n’ont pas été entendus. Une bonne raison de revenir sur les dérives de la géographie électorale, nourrissant des préjugés géographiques au mieux amusants, au pire dangereux.

QUI VOTE QUOI, VRAIMENT?

Commençons par les données. J’ai risqué en 2014 une analyse superficielle des résultats de la votation de la même année, dite «contre l’immigration de masse». Le «oui» l’avait emporté de justesse, appelant la condamnation unanime de l’intelligentsia helvétique, y voyant un vote anti-étrangers porté par les régions conservatrices. Les grandes villes, cosmopolites et connectées au reste du monde, s’étaient levées dans un bel unanimisme contre la proposition de loi xénophobe de l’UDC, parti de la droite radicale.

Qu’en est-il vraiment ? Si l’on se contente, suivant une approche probabiliste, de considérer l’éloignement du centre-ville comme un prédicteur de vote, alors oui, difficile de contester le clivage ville/campagne. Les principaux centres urbains ont rejeté le texte, avec autour de 40% de «oui». L’affaire semble entendue: les partis et les idées de la droite xénophobe puiseraient leur succès à la source des espaces périurbains et ruraux, d’autant plus hostiles aux populations étrangères qu’ils n’en abritent quasiment pas.

Pas si vite. Dans des villes comme Lausanne ou Bâle, sur plusieurs dizaines de milliers de suffrages, que faire des «oui»? Et que faire des 35% de votes Trump des métropoles nord-américaines? Émaneraient-ils de «faux» citadins? Les métropoles seraient-elles infiltrées par des imposteur-e-s votant en dépit du bon sens géographique? Peut-on s’autoriser à parler «d’une communauté d’idées et d’opinions» entre centres urbains, et ignorer sans autre forme de procès des dizaines de milliers d’électrices et électeurs?L’analyse électorale peut-elle aboutir à une qualification des centres urbains faisant abstraction d’un tiers de leur population?

QUAND «LA VILLE» ESCAMOTE LES INDIVIDUS, ET LA COMPLEXITÉ AVEC

Ce qui se joue ici dépasse la question des données et de leur interprétation, et concerne une dérive intellectuelle contre laquelle les géographes savent normalement se prémunir. Lorsque, à partir de régularités statistiques, on découpe l’espace, le danger guette d’oublier la diversité interne des sous-ensembles qu’on a identifiés.

Il s’agit d’un piège connu des sciences sociales, au point d’ailleurs de porter un nom: le substantialisme. À force d’utiliser une notion, on finit par croire qu’elle recouvre une réalité tangible, homogène, stable. On oublie que la ville, le peuple, le Moyen-Âge ou l’Europe n’existent qu’en tant que découpages possibles du monde – d’ailleurs bien utiles –, qu’effectue notre esprit pour mettre un peu d’ordre. Ils englobent des réalités complexes, insaisissables.

En se laissant aller à ce piège, on dote les objets étudiés d’une volonté propre, d’une intention. On dit par exemple que: «Les banlieues alémaniques s’opposent plus fréquemment aux grandes villes», ou encore «les centres urbains ont tous rejeté l’initiative». L’air de rien, le tour de passe-passe a eu lieu: les habitant-e-s ont disparu, ce sont des villes qui pensent, agissent, votent. On peut passer sous silence les contradictions internes, les tensions, les débats entre les individus, pourtant bien réels.

Facilité de langage? Sans doute. Reste qu’à travers ce processus de compression/enfermement des individus, on passe du probabiliste au certain. On pourrait se contenter d’affirmer qu’une majorité d’habitant-e-s des centres urbains tendent à avoir un comportement électoral s’opposant à celui de la majorité de celles et ceux des espaces périphériques. La porte resterait ouverte à des analyses plus fouillées mêlant géographie, sociologie et psychologie, pour saisir les comportements électoraux d’individus ne se définissant pas de manière binaire par leur lieu de domicile, mais par des appartenances et des influences – culturelles, socioéconomiques, géographiques, etc. – multiples, complexes.

Au lieu de cela, on désigne la ville comme le lieu homogène d’une certaine manière de (bien) voter. On colporte le mythe d’une ville progressiste et, surtout, unifiée. Et on passe à la trappe des centaines de milliers de suffrages – possiblement les plus importants pour l’analyse, ceux qui contraignent le/la chercheur-e à dépasser les interprétations binaires et les explications unicausales.

LE RETOUR DU REFOULÉ: LE MILIEU GÉOGRAPHIQUE

La géographie classique a longtemps véhiculé une vision pauvre du monde, fondée sur des liens mécaniques entre le milieu naturel et les modes de vie des habitant-e-s. Il a fallu des décennies pour se défaire de ce déterminisme et de ses implications intellectuelles et politiques.

Voilà que le refoulé ressurgit: les individus, définis par leur lieu de domicile, se voient enfermés dans une identité géographique immuable par des chercheur-e-s qui se gardent bien de les rencontrer et les interroger. Aux joies de la stigmatisation socioéconomique ou ethnique – lespauvres font ci, les Roms sont comme ça – la géographie la plus simpliste apporte sa contribution et propose la (dis)qualification liée au lieu d’habitation. Sacré progrès.

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(1) On n’insistera pas, dans ce qui suit, sur l’association, entre vote FN, vote Trump, «oui» au Brexit et «non» au traité européen. Il y aurait pourtant beaucoup à redire sur ce découpage de l’opinion. Il faudrait également considérer de près l’abstention, grand absent des analyses géographiques du vote.