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Bettelheim et le marxisme
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http://www.contretemps.eu/bettelheim-et-le-marxisme/
Ce bref article n’entend pas résumer l’œuvre de C. Bettelheim, encore moins entrer dans des débats interprétatifs la concernant. Dans une période de redécouverte progressive de la littérature marxiste, il nous a simplement semblé utile de mentionner la figure de Bettelheim et de donner par là une idée de la richesse théorique des débats qui ont pu agiter le marxisme dans l’après-guerre, mais également de leur dimension politique tout à fait concrète. On n’oubliera donc pas que Bettelheim écrit dans un contexte d’effervescence intellectuelle à laquelle il contribua par ses textes, mais également par son enseignement et son travail d’éditeur[1].
Ces quelques lignes ont vocation à présenter brièvement, à travers la lecture de sa dernière œuvre théorique, Calcul économique et formes de propriété (1970), la figure de Charles Bettelheim (1913-2006), qui fut l’un des économistes marxistes français les plus influents aussi bien dans le paysage intellectuel français qu’au sein de ce qu’on appelait alors le camp socialiste[2]. Nous tenterons ici de restituer ce qu’ont pu signifier d’un point de vue théorique les interventions de Charles Bettelheim dans les débats marxistes de l’époque, et la cristallisation de ces interventions dans le livre mentionné plus haut. Comprendre la genèse de l’ouvrage et la nature de sa problématique suppose qu’on restitue la nature des débats au sein du marxisme à cette époque mais également l’itinéraire intellectuel propre à Bettelheim. Ce n’est donc que dans un troisième temps que l’on se penchera plus précisément sur les thèses de Calcul économique et formes de propriété.
Après ses études, et suite à un voyage en URSS en 1936, Bettelheim, militant communiste depuis 1933, prend ses distances avec le camp soviétique et fréquente des cercles trotskistes dans lesquels il se familiarise avec la pensée de Trotski et la question de la nature de l’URSS. Russisant et très bon connaisseur de la réalité soviétique, il est très vite nommé après la guerre directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études et joue à partir de ce moment là un rôle à la fois universitaire et militant, sur le plan national mais aussi et surtout international. Sa situation le met alors aux prises avec une série de transformations économiques et sociales, sur le plan mondial, qui résonnent comme une série de défis aux analyses du Capital. Celles-ci semblent en effet triplement démenties : par la nouvelle forme de capitalisme issu de l’après-guerre tout d’abord, capitalisme « monopoliste », voire « monopoliste d’État », dont le mode de fonctionnement semble être assez lointain de celui du capitalisme manchesterien ou concurrentiel[3] décrit par Marx au cours des années 1860-1870 ; par le problème du développement économique également, et celui de l’impérialisme, puisque ce dernier déjoue le postulat linéaire de Marx[4] sur le chemin nécessairement suivi par les pays en voie de capitalisation et témoigne du fait que des rapports structurels synchroniques s’instaurent entre pays développés et pays sous-développés, ces derniers ne pouvant pas prendre tout simplement la suite des premiers ; par la question, enfin, de la construction du socialisme dans les pays ayant connu une révolution ou une prise de pouvoir par les Partis communistes. En effet, la persistance des catégories marchandes et la consistance durable de la phase de transition – en plus de questions plus directement politiques, mais tout à fait liées, concernant l’apparition et le développement de la bureaucratie – laisse les marxistes désarmés[5] face à une réalité qui nécessite une élaboration théorique nouvelle.
Cette triple interrogation rend nécessaire un élargissement des perspectives et la mise en place d’un projet, cristallisé en France au même moment autour de la figure d’Althusser, celui de faire de l’analyse du capitalisme manchestérien concurrentiel un simple cas particulier de l’analyse marxiste, dont les principes doivent donc être repensés. C’est là ce qui semble expliquer l’importance d’Althusser dans le champ théorique de l’époque, notamment l’influence qu’il a pu exercer sur des chercheurs qui se donneront pour tâche de réfléchir précisément à ces questions[6].
D’autre part, ces problématiques théoriques sont porteuses d’enjeux très directement politiques. Nous laisserons de côté ceux concernant le capitalisme des pays développés, qui concernent avant tout la question des rapports entre exploitation économique et aliénation culturelle[7]. Ce sont davantage les questions du développement et de la transition au socialisme qui feront l’objet de la réflexion de Bettelheim, en tant qu’elles s’expriment dans le mouvement politique tiers-mondiste[8] et dans la crise du bloc de l’Est[9], que Bettelheim a alors sous les yeux à travers deux situations historiques bien précises : la Révolution cubaine, dont il est au départ un fervent partisan, invité par Che Guevara à donner son avis sur la politique à mener[10] ; et le Printemps de Prague, à propos duquel il débat avec Sweezy dans un échange épistolaire publié par Maspero en 1970 sous le titre Lettres sur quelques problèmes actuels du socialisme.
Dans les deux cas, les questions soulevées font écho à d’anciennes interrogations posées par Bettelheim autour du problème général de la notion de forme économique. Bettelheim a en effet commencé sa carrière comme théoricien de la planification avec son ouvrage de 1946, Problèmes théoriques et pratiques de la planification, avant de répudier toute approche comparativiste en termes statiques, qui se bornerait à mettre côte à côte deux formes économiques figées, pour étudier le problème de la transition en tant que telle (La transition vers l’économie socialiste, 1968), c’est-à-dire d’une formation économique dynamique dont la question n’est plus de savoir si elle est marchande ou organisée mais vers quel modèle elle tend. En reconnaissant ainsi la dimension spécifique de la transition, irréductible au simple passage évanouissant d’un modèle à un autre, Bettelheim se donne les moyens de mieux cerner la question cubaine et la question tchécoslovaque en dépassant la simple alternative plan / marché, qui gangrène selon lui aussi bien la pratique des dirigeants cubains que l’analyse par Sweezy de la crise tchécoslovaque et du contexte de risque de rétablissement des rapports marchands en Europe de l’Est. Bettelheim, tout au long de sa réflexion théorique, tâche d’être fidèle à ce qu’il considère comme l’enseignement fondamental de la pensée marxiste, non pas bâtir des épures structurelles abstraites de tel ou tel modèle mais considérer une forme économique à travers la dynamique qu’elle engendre et les tendances qui l’incarnent. C’est pourquoi il va peu à peu abandonner presque complètement d’une part l’opposition statique entre marché et plan, mais également d’autre part l’idée d’une transition spontanée de l’un à l’autre au fur et à mesure du développement des forces productives. Cela aboutit, dans Calcul économique et formes de propriété, à la considération selon laquelle cette opposition ne saurait désormais offrir un quelconque fondement adéquat à la compréhension des dynamiques à l’œuvre. Dans un contexte politique qui voit l’importation enthousiaste en Occident du concept de « révolution culturelle », Bettelheim va être amené à privilégier une approche en terme de classes, elles-mêmes définies en des termes non plus formalistes (par la source de leur revenu) mais politiques (selon l’axe de la division du travail entre conception et exécution). Dans ce cadre, c’est donc le problème de la propriété qui se pose puisque l’opposition traditionnelle entre propriété privée et propriété sociale tombe en même temps que celle entre les deux systèmes de coordination, le marché et le plan, qui la faisait exister. Qu’il s’agisse du Tiers-Monde ou du bloc socialiste, la question qui se pose désormais est donc celle des rapports de classe à l’œuvre, des évolutions à prévoir et des mots d’ordre politiques à même de (re)construire le socialisme. À la fin des Lettres mentionnées plus haut, Bettelheim annonce deux ouvrages, un ouvrage théorique offrant un cadre à l’analyse concrète, et un ouvrage historique mettant en œuvre cette analyse, en l’occurrence à propos de la révolution russe et des premières années de l’URSS (Les luttes de classes en URSS, 1974-1982[11]). Nous laisserons de côté le second ouvrage pour nous concentrer sur le premier.
Le point de départ de l’ouvrage de Bettelheim est explicitement celui-ci : casser la solidarité factice entre décentralisation et calcul monétaire, contre la tradition économique de l’opposition entre plan et marché et le réflexe politique consistant à faire de ce dernier le seul horizon démocratique possible. Ce faisant, Bettelheim va tâcher de mettre en œuvre une conceptualisation rigoureuse des formes sociales, ici appréhendées à travers le calcul économique qu’elles permettent, c’est-à-dire la notion de valeur économique qu’elles supposent.
C’est donc tout d’abord à la théorie de la valeur que Bettelheim va s’attaquer, en pointant son caractère ambigu. Dans un système régi par le calcul monétaire en effet, trois caractéristiques règlent la constitution de l’espace de commensurabilité ouvert par l’échange des marchandises : le caractère purement comptable du système, dans lequel chaque marchandise ne renvoie qu’à d’autres marchandises existantes qui lui sont purement et simplement substituables ; le point de vue nécessairement individuel sur le système, qu’il soit celui du consommateur individuel ou du capitaliste individuel ; l’impératif de mise en valeur et d’accumulation qui régit en dernière instance la formation du système de prix, dans lequel la concurrence met aux prises des entreprises isolées et les sélectionne selon l’efficacité de leur accumulation. « Le calcul qui s’effectue sur les prix », écrit Bettelheim, « est aveugle à ce sur quoi il porte ». À ce calcul monétaire fait ainsi défaut une dimension centrale des grandeurs scientifiques habituellement théorisées, la mesure. Et une mesure double ici, puisqu’une théorie de la valeur conséquente serait selon Bettelheim susceptible de mesurer à la fois l’utilité sociale de telle ou telle production et la dépense de travail sociale nécessaire à la réalisation de cette utilité sociale, c’est-à-dire le travail socialement nécessaire. Deux conditions sont donc nécessaires à la mise en œuvre d’une véritable pratique de la valeur sociale, une démocratie effective et une comptabilité efficace, afin de réaliser l’objectif de maximisation de l’utilité sociale. Ces conditions, on le voit, supposent une révolution politique, voire culturelle, irréductible à de simples réformes « par en-haut » des pratiques comptables et gestionnaires.
Or, les évolutions du capitalisme (et du socialisme) contemporain, ce que Bettelheim nomme selon le vocabulaire marxiste traditionnel le développement des forces productives (entendues en un sens non exclusivement technique[12]) engendrent nécessairement l’obsolescence progressive du calcul monétaire : en effet, les externalités croissantes et l’impossibilité de quantifier le coût véritable de telle ou telle marchandise ainsi que la productivité de tel ou tel facteur remettent en cause la consistance des « objets » qui peuplent le discours économique. La socialisation de fait prive de sens le calcul monétaire individualiste et rend de plus en plus nécessaire et possible le calcul économique véritable réglé sur l’utilité sociale. Le fait que toute production soit désormais production de la société toute entière et ait à son tour des effets sur la société toute entière doit amener à poser la question au niveau des pratiques sociales et des relations entre producteurs plutôt que d’en rester au niveau fétichisée de la mise en relation des simples produits.
Toute politique qui souhaite assumer réellement le problème de la transition doit donc commencer par prendre en compte le degré d’intégration sociale des forces productives, c’est-à-dire d’interdépendance des activités, puisque la pertinence d’un système de prix est y est relative, ce dernier n’étant au fond rien d’autre que le symptôme d’un fractionnement de l’économie qu’il s’agit de dépasser. Le problème se pose donc pour tout régime politiquement socialiste parvenu au pouvoir par la voie révolutionnaire : la prise du pouvoir d’État ne dit en effet rien du degré d’organisation de l’économie. Il ne s’agit donc pas seulement de nationaliser, ce qui ne signifie rien d’autre qu’une simple préhension juridique, mais de socialiser, ce qui signifie la transformation profonde des processus productifs eux-mêmes pour aller vers une intégration croissante et le remplacement de rapports d’échange et de concurrence par des rapports politiques de coopération. La question est finalement celle de la destruction de l’organisation consubstantielle au capitalisme, l’entreprise, définie comme unité exclusivement économique assurant et reproduisant la séparation entre travailleurs et moyens de production (puisque ces derniers travaillent pour l’entreprise, fût-elle la leur) et la séparation entre entreprises (opposées les unes aux autres par la concurrence). Exception faite en effet d’un monde absolument artisanal, qui est une fiction pure et simple, les travailleurs ne peuvent s’approprier véritablement les moyens de production que de manière collective, au vu du processus de socialisation évoqué plus haut. Qu’il s’agisse en effet de la possession des moyens de production (c’est-à-dire la la maîtrise du processus de travail) ou de leur propriété (soit la maîtrise du processus de production et de ses conditions de reproduction : allocation des ressources etc.), l’unité véritable entre les producteurs et les conditions de la production nécessite une œuvre collective qui met à mal le fonctionnement en entreprises dont le fractionnement, à l’intérieur et à l’extérieur, suppose une hiérarchie qui permette l’organisation d’ensemble des processus productifs.
La tension entre la socialisation croissante et le fractionnement inhérent au capitalisme engendre donc un décalage des différents niveaux de contrôle, notamment entre la propriété, la possession et la détention juridique. Le contrôle effectif du processus productif est en effet de moins en moins corrélé à la maîtrise des processus de travail, qui demeurent le fait d’entreprises singulières et localement situées, et on assiste à une organisation croissante de l’économie qui va pourtant de pair avec le maintien d’entités privées, les entreprises, qui subissent cette organisation de manière hiérarchique, et en dernière instance les travailleurs, qui perdent de plus en plus de vue le processus global de production et sont condamnés à remplir des tâches de simples exécutants au sein d’un système dont ils ne comprennent rien. C’est cette dimension qui amène Bettelheim à théoriser le conflit de classe dans les termes du Marx de L’Idéologie allemande, c’est-à-dire ceux de la séparation entre conception et exécution, qui va croissant et est tout à fait indépendante de la question marchande puisqu’elle suppose un type de fractionnement et d’isolement qui peut tout à fait aller de pair avec un système de planification centralisé. La décentralisation véritablement démocratique au contraire suppose la possibilité de décider collectivement et en connaissance de causes des activités productives et de leur modalité, et donc la reconnexion entre unités économiques et unités politiques, dont Bettelheim voit le modèle dans les communes populaires chinoises au sein desquels les travailleurs sont également les planificateurs et organisateurs de leur propre production.
Ce modèle des communes populaires est à la fois politiquement problématique et paradoxal du point de vue même de Bettelheim puisqu’il semble bien qu’ici, ce soit précisément un faible niveau de division du travail qui rende possible – en théorie – l’autogestion généralisée et l’autarcie qui permettent la souveraineté politique. On touche pourtant là l’hypothèse centrale de Bettelheim, qui entend maintenir le lien tissé par Marx entre développement des forces productives et maturation du socialisme, alors qu’il semble au contraire qu’une division croissante du travail ne puisse qu’éloigner de plus en plus les travailleurs de la souveraineté économique. L’impératif politique – la collectivisation démocratique contre toute solution à la Proudhon, invalidée par la socialisation – ne fournit pas pour autant la possibilité, et encore moins la nécessité de sa réalisation. Faute d’avoir totalement explicité ce qu’il entendait par le développement des forces productives, Bettelheim se débat en fait dans ses derniers textes entre son point de départ « technologiste », dont on trouve encore des traces dans Calcul économique et formes de propriété, et une tendance à la réduction des rapports de production à leur seule dimension politique, ce qui explique l’accent mis sur l’histoire factuelle dans Les Luttes de classes en URSS. Cela étant, l’intérêt des travaux de Bettelheim demeure intact, au moins sur certains points. Il a poussé en effet jusqu’à un point relativement inégalé l’interrogation sur les formes sociales et les individus économiques qui évoluaient en leur sein : que le capitalisme suppose en effet, et reproduise, le niveau de l’entreprise face à une organisation de la production de plus en plus intégrée, cela se voit aujourd’hui à des phénomènes aussi divers et nouveaux que les phénomènes de sous-traitance ou la division internationale du travail (les chaînes globales de marchandises), qui invalident les oppositions jusque là bien ancrées (celle entre le plan et le marché par exemple pour ce qui est de la sous-traitance) et laissent penser que l’inventivité formelle propre au capitalisme ne pourra pas éviter que se développent les oppositions entre les différentes individualités qui peuplent désormais le monde économique, grands groupes, PME, actionnaires etc., et dont les rapports d’interdépendance gagneraient à être cartographiés sans qu’on les réduise à de simples échanges marchands.
Notes
[1] Bettelheim fut en effet directeur de la collection « Économie et socialisme » (1964-1981), publiée par les éditions François Maspero.
[2] Pour une présentation factuelle de la trajectoire politique et intellectuelle de Charles Bettelheim, on se reportera à l’article de F. Denord et X. Dunigo, « ’’Révolutionnairement vôtre’’ », Actes de la recherche en sciences sociales 3/2005 (no 158), p. 8-29.
[3] Lequel suppose des entreprises relativement petites et donc la fragmentation du capital, dont la socialisation n’est accomplie qu’à travers la redistribution de la survaleur selon les règles de la concurrence marchande. Au contraire, la formation de monopoles produit une socialisation toute différente du capital, qui tend à se libérer ainsi des contraintes de la concurrence. D’où, pour certains auteurs, à la suite de Hilferding notamment, une série de conséquences qui remettent en cause certaines des tendances pointées par Marx dans le cadre d’un capitalisme concurrentiel.
[4] La phrase qui concentre cette vision de Marx – avec laquelle il prendra ses distances, notamment à travers l’étude du cas irlandais – se trouve dans la préface du Capital : « Le pays le plus développé industriellement ne fait que montrer à ceux qui le suivent sur l’échelle industrielle l’image de leur propre avenir. »
[5] Jusqu’à la fin de son parcours, Bettelheim considérera que l’analyse trotskiste reste superficielle et qu’elle demeure prise dans le cadre global de l’ « économisme » qu’elle tente de critiquer, partageant avec elle une conception trop exclusivement juridique de la propriété, une conception trop exclusivement technologique des forces productives et une conception trop instrumentaliste de l’État. Cf. l’avant-propos des Luttes de classe en URSS. 1ère période 1917-1923, Seuil / Maspero, 1974.
[6] Les disciples – au sens large – en question sont nombreux et on en aura une idée relativement bonne en allant voir les publications de la collection dirigée par Bettelheim, dans laquelle on trouve des traductions de marxistes étrangers (nous y reviendrons) mais également des livres originaux tels que ceux d’ Alain Lipietz (sur la nouvelle figure du capitalisme), de Christian Palloix (sur l’impérialisme), de Pierre-Philippe Rey (qui mêle l’ethnologie et une appréhension marxiste de la question coloniale) et bien sûr de Bettelheim lui-même sur la question de la transition au socialisme.
[7] Baran et Sweezy publient en 1966 un livre qui cristallise des débats plus anciens autour de la question suivante : le passage d’une économie de pénurie à une économie de surplus endémique engendre des dynamiques économiques et sociales face auxquelles la stratégie politique traditionnelle du mouvement ouvrier est désormais impuissante. Bettelheim fera traduire le livre en 1968 et la plupat des théoriciens qui poursuivront cette voie, Lipietz notamment, se rapprocheront de la deuxième gauche alors en plein essor, avec le PSU notamment, et qui cherche à faire le lien entre les questions proprement économiques et les revendications écologiques, sociales et culturelles, c’est-à-dire à promouvoir une contestation plus globale quoique plus floue de l’ordre capitaliste.
[8] Sur cette question, Bettelheim, on le verra, ajoute au problème de la dépendance (envers les pays occidentaux) celui du mode d’industrialisation, qui remet en cause l’univocité de la notion de développement. Cf. : « … l’importation pure et simple des techniques provenant des pays capitalistes les plus industrialisés (où la centralisation et la concentration du capital sont le plus poussées) ne peut contribuer au développement des forces productives des pays importateurs qu’à la condition que soient reproduits dans ces pays les mêmes traits de concentration et de centralisation, donc au prix d’une exploitation massive des producteurs immédiats (d’une accumulation primitive à une échelle gigantesque) ». Calcul…, p. 74
[9] Crise durable qui commence à peu près avec la mort de Staline et les émeutes ouvrières en RDA, en 1953, se poursuit avec l’entrée des chars soviétiques à Budapest, en 1956, et vient pour ce qui nous concerne trouver son paroxysme en 1968 avec le Printemps de Prague. Dans les trois cas, mais c’est de manière générale une question diffuse à l’époque, c’est une conception assez vague, économique et politique, de la décentralisation qui cristallise les revendications face à l’inefficacité économique et à la bureaucratisation – souvent ancienne – des régimes. C’est pourquoi la question du socialisme de marché, incarné en plus à l’époque par la Yougoslavie, va devenir un enjeu important du débat socialiste.
[10] Cf. sur ce sujet Leleu Jérôme, « Charles Bettelheim et la Révolution cubaine (1960-1971) », RITA, N°6 : février 2013, (en ligne), mis en ligne le 28 février 2013. Disponible en ligne
[11] Cet ouvrage offre le versant historique de la théorie proposée par Calcul économique et formes de propriété, puisqu’une fois définis les rapports de propriété en termes non formalistes, reste à étudier la manière dont les modalités d’appropriation réelles constituent et reproduisent des classes en lutte perpétuelle. Contrairement à un point de vue classique, Bettelheim en arrive donc à la conclusion suivante : les bouleversements révolutionnaires dans l’URSS naissante, loin de mettre un terme à la lutte des classes, ouvrent au contraire une période d’exacerbation de la conflictualité, du fait de la multiplication des enjeux autour de l’appropriation réelle des moyens de production (eux-mêmes définis en un sens très large). On retrouve là encore bien évidemment les traces de l’impact qu’a eu sur Bettelheim la Révolution culturelle chinoise.
[12] Bettelheim reste fidèle à cette notion dans Calcul…, notion qui perd tendanciellement son sens techniciste pour désigner, de manière parfois peu claire, le degré de socialisation des économies, inséparable par ailleurs de considérations politiques et culturelles. Cf. Calcul…, p. 97.