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La "crise" et ses annonceurs

Lien publiée le 27 mars 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://mondialisme.org/spip.php?article2570

Par Jacques Wajnsztejn

Un vieux concept transformé en mot-valise

Avant toute chose, il fau­drait reconnaître que si le capi­ta­lisme per­siste et per­dure c’est déjà qu’il fonc­tionne, et il faut bien l’admet­tre, que cela ne nous fasse pas plai­sir est autre chose. Mais il le fait à partir de tels déséqui­li­bres qu’on peut avoir l’impres­sion que seule sa dyna­mi­que l’empêche de perdre l’équi­li­bre défini­ti­ve­ment.

Il s’avère donc, aujourd’hui, qu’il fonc­tionne pra­ti­que­ment « à la crise » si on veut abso­lu­ment conser­ver ce voca­ble concep­tuel devenu passe-par­tout depuis qu’il sert aussi bien à caractériser un chan­ge­ment général de ten­dance (crois­sance/dépres­sion), qu’un choc (pétro­lier) ou un krach (bour­sier) ou encore une mala­die de lan­gueur avec le retour de l’idée ricar­dienne de sta­gna­tion séculaire. Mais ce qui est commun à toutes ces pers­pec­ti­ves, c’est que hormis, mar­gi­na­le­ment dans le dis­cours com­mu­niste radi­cal, il n’y est jamais ouver­te­ment ques­tion de crise finale, mais tou­jours seu­le­ment de crise cor­rec­tive et prémisse du retour à l’équi­li­bre pour les néo-clas­si­ques ou au plus de « crise systémique » pour les écono­mis­tes hétérodoxes.

Le mot sert donc sou­vent de sésame pour ouvrir sur divers dys­fonc­tion­ne­ments dont on ne nous précise que rare­ment le niveau concret d’inten­sité. Ainsi va-t-on jusqu’à employer l’oxy­more « crise de crois­sance » et à étendre la notion en dehors de la sphère de l’écono­mie (crise du tra­vail, crise des ban­lieues, crise de la poli­ti­que, crise de l’État-pro­vi­dence). Nous-mêmes avons sou­vent employé le terme de crise de l’État-nation même si nous cher­chions à en préciser le sens et à délimi­ter son inten­sité1.

C’est que les bou­le­ver­se­ments dus à ce que nous avons appelé la révolu­tion du capi­tal remet­tent effec­ti­ve­ment en cause d’ancien­nes valeurs, ins­ti­tu­tions et mécanis­mes de régula­tion sans que des nou­veaux agen­ce­ments appa­rais­sent immédia­te­ment ou a for­tiori s’impo­sent. D’où l’impres­sion d’une Crise générale avec un grand « C » ren­dant compte de l’absence de sta­bi­li­sa­tion dans la dyna­mi­que actuelle du capi­tal. On pour­rait pren­dre maints exem­ples : la fin des blocs n’a pas débouché sur un nouvel ordre mon­dial, mais sur une situa­tion d’unité guerre-paix rendue encore plus ins­ta­ble par le « ter­ro­risme » ; la mon­dia­li­sa­tion s’est imposée en même temps que le sou­ve­rai­nisme se développe à nou­veau ; les repri­ses écono­mi­ques sont de courte durée et contre­di­tes par des phases de dépres­sion, cour­tes elles aussi ; les gran­des entre­pri­ses sont de plus en plus puis­san­tes, mais emploient de moins en moins de per­son­nel ; les condi­tions phy­si­ques de tra­vail se sont améliorées au détri­ment des condi­tions psy­cho­lo­gi­ques ; le déclin de la divi­sion ver­ti­cale du tra­vail au profit de situa­tions plus hori­zon­ta­les n’a pas sup­primé hiérar­chies, inégalités et tra­vail contraint ; la ville est contre­dite par l’urbain, la cam­pa­gne par le rur­bain ; la déter­ri­to­ria­li­sa­tion pro­duite par le capi­tal et la décons­truc­tion des ancien­nes assi­gna­tions pro­duit une guerre des iden­tités, etc.

Il y aurait vrai­ment Crise si toutes ces ten­dan­ces conver­geaient vers une des­truc­tion du « Système » ou un mou­ve­ment de refus et une contes­ta­tion de grande ampleur comme cela a été le cas dans le cycle de luttes prolétarien­nes des années 1960-1970, mais jus­te­ment, ce cycle de luttes cor­res­pon­dait à un cycle de crois­sance et les luttes ont lar­ge­ment par­ti­cipé au « dévoi­le­ment » d’une fini­tude pos­si­ble du capi­ta­lisme par sa mise en crise. J’y revien­drai.

C’est loin d’être le cas aujourd’hui quand on voit que ce sont les hommes poli­ti­ques qui se présen­tent aux élec­tions qui sont obligés de se dire « anti-système », alors que les indi­vi­dus, y com­pris dans les conflits qui écla­tent ici et là, ne posent pas la ques­tion dans ces termes sauf s’ils prêtent atten­tion aux sirènes du Front National et autres partis « popu­lis­tes ». En effet, la défaite de l’ancien cycle de lutte et la révolu­tion du capi­tal qui s’en est suivie ren­dent impos­si­ble la for­mu­la­tion d’une posi­tion hors système telle qu’elle s’expri­mait quand se pro­dui­sait un heurt fron­tal entre capi­tal et tra­vail dans l’ancien cycle de lutte. Non pas que les ouvriers aient été alors hors système puis­que le rap­port capi­tal/tra­vail est aussi un rap­port de dépen­dance récipro­que, mais parce qu’il exis­tait encore des éléments objec­tifs et sub­jec­tifs qui fai­saient que deux mondes sem­blaient s’affron­ter. Or aujourd’hui, si on écarte la ques­tion des réfugiés et des plus récents migrants, le hors système n’est que le fruit d’une démarche, une prise de posi­tion volon­ta­riste de la part d’indi­vi­dus qui décident d’aban­don­ner le « système » (les cadres supérieurs « décro­cheurs » par exem­ple) ou plus poli­ti­que­ment, de faire séces­sion (cf.Constellations : Trajectoires révolu­tion­nai­res du jeune 21e siècle, L’Éclat, 2014) et pen­sent y arri­ver. Mais leur nombre est res­treint. Ce qui domine plutôt dans les mou­ve­ments actuels de lutte c’est l’idée que ce serait le « système » qui est hors société (cf. les divers citoyen­nis­mes et autres indignés, la lutte des Occupy, contre les 1 %, l’idée d’un capi­tal pure­ment para­si­taire qui court de Negri à Lordon et par­court les Nuits debout.

C’est une situa­tion très différente des périodes his­to­ri­ques précédentes, comme par exem­ple celle des années 1930 où affleu­raient encore des pers­pec­ti­ves poli­ti­ques telles le com­mu­nisme, même dans sa ver­sion soviétisée et sta­li­nienne, la cri­ti­que du par­le­men­ta­risme même dans sa ver­sion fas­ci­sante, une crise écono­mi­que de grande ampleur dont beau­coup pen­saient qu’elle serait finale parce qu’il n’y avait pas besoin de forcer le trait pour la rendre plus appa­rente. Il suf­fi­sait de sortir dans la rue pour que cela vous saute à la figure. Il était donc assez logi­que que les ana­ly­ses fonc­tion­nent en termes de crise finale ou d’effon­dre­ment ou de décadence en s’appuyant sur des points de repère de longue durée comme les cycles longs (Kondratiev-Schumpeter) avec leur phase ascen­dante et leur phase des­cen­dante ou en termes de ten­dan­ces générales caractéris­ti­ques du fonc­tion­ne­ment du capi­ta­lisme (baisse ten­dan­cielle du taux de profit, épui­se­ment des débouchés et crise de surac­cu­mu­la­tion [sur­pro­duc­tion] ou de sous-consom­ma­tion).

Les secondes, plus théori­ques et cri­ti­ques pou­vaient d’ailleurs s’appuyer sur les premières plus « tech­ni­ques ». Le fait que cette crise des années 1930 ne se soit pas avérée finale, mais qu’en même temps elle ne se soit fina­le­ment résolue que dans la guerre puis la recons­truc­tion, allait fina­le­ment « geler » toutes les théories de la crise, y com­pris les théories marxis­tes même si celles-ci essayèrent de se col­ti­ner aux inno­va­tions keynésien­nes (cf. Paul Mattick) pour com­pren­dre la nou­velle dyna­mi­que du capi­tal et la crois­sance de longue durée de la période des « Trente glo­rieu­ses » appuyée sur le mode de régula­tion for­diste.

C’est la notion même de crise qui sem­blait avoir dis­paru à tra­vers le pilo­tage des inter­ven­tions écono­mi­ques et socia­les de l’État, le rôle impor­tant des syn­di­cats (les « par­te­nai­res sociaux ») et des poli­ti­ques d’entente (car­tel­li­sa­tion) des gran­des entre­pri­ses dans le cadre d’une concur­rence de type oli­go­po­lis­ti­que. D’autant qu’au niveau théorique et venant de « notre camp », des théories insis­taient sur les nou­veaux aspects de la dyna­mi­que du capi­tal (Castoriadis et Souyri) qui venaient contre­dire les ana­ly­ses plus ancien­nes issues des gau­ches com­mu­nis­tes his­to­ri­ques, en termes de décadence ou d’effon­dre­ment2, même si ces auteurs-mili­tants ne man­quaient pas de sou­li­gner les déséqui­li­bres pou­vant naître de cette dyna­mi­que qui allait être théorisée par nous, plus tard comme « révolu­tion du capi­tal » (2007).

Mise en crise

Dans les années 1970, cette période de crois­sance est remise en cause par l’épui­se­ment des effets posi­tifs de ce mode de régula­tion d’une part et par des pra­ti­ques de mise en crise du capi­ta­lisme d’autre part, à tra­vers les luttes des OS et des pra­ti­ques de refus du tra­vail dans les prin­ci­paux pays capi­ta­lis­tes, même si c’est avec plus ou moins d’inten­sité. L’opéraïsme ita­lien avec toutes ses qualités et aussi ses limi­tes me semble d’ailleurs le mieux expri­mer cette concor­dance entre deux pro­ces­sus dis­tincts à l’ori­gine, d’un côté ce qu’ils appel­lent la crise de l’État plan, de l’autre l’insu­bor­di­na­tion ouvrière contre le tra­vail, mais qui vont conver­ger rapi­de­ment dans cette accélération de l’his­toire qui se pro­duit à ce moment-là.

La crise peut bien alors être repérée par cer­tains au niveau écono­mi­que (déclin de la pro­duc­ti­vité et épui­se­ment de la première phase de consom­ma­tion disent les régula­tion­nis­tes, crois­sance infla­tion­niste diront d’autres, baisse de la part des pro­fits dans la valeur ajoutée enfin), elle a d’abord été un champ de bataille sur lequel se sont affrontées diver­ses forces, cen­tra­le­ment capi­ta­lis­tes et ouvrières, mais aussi les différentes frac­tions du capi­tal (MIT, club de Rome et crois­sance zéro contre pro­duc­ti­vis­tes, moder­nis­tes du tra­vail enri­chi et « auto­nome » de la « res­source humaine » contre tra­di­tio­na­lis­tes des tâches contrain­tes, tenants d’une relance par la demande contre tenants d’une relance par l’offre) et les différentes frac­tions de la classe du tra­vail (OS, jeunes prolétaires et leurs alliés étudiants contre les syn­di­cats et l’État) entre elles, dont les premières posaient déjà les ques­tions qui allaient être celles de la période sui­vante.

C’est sur ces décom­bres (« le capi­ta­lisme est un cimetière d’entre­pri­ses sous la lune » disent les Japonais, Schumpeter parle quant à lui de « des­truc­tion créatrice ») que les vain­queurs ont essayé de restruc­tu­rer les entre­pri­ses et de trou­ver un nou­veau cadre à l’accu­mu­la­tion et à la domi­na­tion, mais en tenant bien compte de ce qui s’était passé, de ce qui avait « chauffé pour leur matri­cule » (pou­voir).

Ce qu’on a appelé la dia­lec­ti­que des luttes de clas­ses s’épuise à la fin des années 1970 (retour­ne­ment contre révolu­tion­naire au Portugal puis en Pologne, répres­sion au Chili et en Italie). Les luttes dans la sidérurgie française et les mines anglai­ses ne sont déjà plus que des îlots de résis­tance en lien avec le cycle antérieur, mais dans un contexte inter­na­tio­nal dégradé et des rap­ports de forces qui s sont inversés. Mais elle a quand même porté ces fruits dans la mesure ou la restruc­tu­ra­tion du capi­tal a dû en tenir compte pour pro­duire les enchaînements sui­vants : aug­men­ta­tion du pou­voir d’achat/seconde phase de la société de consom­ma­tion ; crois­sance du crédit/déclin de l’État social3 ; for­te­res­ses ouvrières/ « small is beau­ti­ful » et lean pro­duc­tion  ; plans de retraite anti­cipée/dégrais­sa­ges ; for­disme/toyo­tisme ; bureau­cra­tie/auto­no­mie ; rigi­dité/flui­dité ; luttes d’OS/robo­ti­sa­tion et sub­sti­tu­tion capi­tal/tra­vail ; flexi­bi­lité ouvrière (absentéisme etturn over) /flexi­bi­lité patro­nale ; force de tra­vail/res­sour­ces humai­nes ; clas­si­fi­ca­tion/compétence ; tra­vail/ emploi ; inter­na­tio­na­lisme des luttes/mon­dia­li­sa­tion du capi­tal ; indus­trie/ser­vi­ces ; accu­mu­la­tion/capi­ta­li­sa­tion ; État-nation/État réseau.

La restruc­tu­ra­tion n’a donc pas été seu­le­ment rétablis­se­ment de la ren­ta­bi­lité des entre­pri­ses, mais aussi quête de la résolu­tion des oppo­si­tions de clas­ses caractéris­ti­ques du for­disme finis­sant. Face aux cri­ti­ques « artiste » et « sociale4 » tout a été changé au sein des entre­pri­ses et de la société « pour que rien ne change », selon la for­mule consacrée du baron de Lampedusa.

Un capitalisme qui fonctionne « à la crise »

Toutefois, cela ne débouche pas sur un nou­veau mode de régula­tion ni même sur un nou­veau modèle de crois­sance puis­que c’est le court-ter­misme qui semble l’empor­ter au sein des poli­ti­ques de fac­ture glo­ba­le­ment néo-libérales qui sont mises en place. Une vision court-ter­miste en par­faite congruence avec l’absence de visi­bi­lité d’un nou­veau cycle long de type Kondratiev dont la phase ascen­dante aurait pour­tant dû s’amor­cer dans le cou­rant des années 1990 ; une vision en phase aussi avec les inter­ro­ga­tions sur la capa­cité des NTIC à jouer le rôle d’inno­va­tion majeure d’un cycle long, condi­tion jugée indis­pen­sa­ble par Schumpeter pour une crois­sance de longue durée5. Il ne fait aucun doute que les poli­ti­ques court-ter­mis­tes ne per­met­tent guère une recher­che patiente sur­tout lorsqu’on sait qu’aux États-Unis, ce sont les inno­va­tions incrémen­ta­les (concer­nant l’amélio­ra­tion d’ancien­nes inno­va­tions, par exem­ple dans les tech­ni­ques de l’infor­ma­tion) qui par­ti­ci­pent à 77 % de l’aug­men­ta­tion de la pro­duc­ti­vité, contre 23 % pour les inno­va­tions de rup­ture. Il n’empêche que la période récente a connu une forte aug­men­ta­tion du nombre de bre­vets déposés.

Dire que le capi­ta­lisme fonc­tionne à la crise ne sup­prime donc pas la dyna­mi­que du capi­tal bien au contraire. C’est seu­le­ment l’ortho­doxie marxiste de la cri­ti­que de l’écono­mie poli­ti­que qui main­tient l’idée que même si on peut conce­voir une dyna­mi­que du capi­tal encore à l’œuvre aujourd’hui, elle pro­duit néanmoins chaque fois un niveau plus élevé de la contra­dic­tion. Une autre façon de dire que chaque crise nous rap­pro­che de la crise finale. Mais tout d’abord, de quelle contra­dic­tion parle-t-on ? Celle entre dévelop­pe­ment des forces pro­duc­ti­ves et étroi­tesse des rap­ports de pro­duc­tion ? Mais nous savons que ces forces sont de plus en plus socia­lisées et que ce n’est plus la ques­tion du caractère privé ou non qui est cen­trale ; celle entre finance et « écono­mie réelle », mais ce n’est pas une contra­dic­tion (cf. infra) ; celle qui conduit à la baisse ten­dan­cielle du taux de profit ? À force d’être contre­dite, y croire encore relève de la croyance. Plus de 150 ans de croyance, c’est la foi du char­bon­nier ! Qu’on nous prouve déjà qu’il y a baisse du taux de profit on verra après. Ce n’est pas la peine de se moquer des capi­ta­lis­tes parce qu’ils ne se ren­draient pas compte de l’insuf­fi­sance de sur­va­leur quand les marxis­tes ne sont pas capa­bles de l’évaluer autre­ment que par des données agrégées qui n’expli­quent rien, fai­sant ici guère mieux que les écono­mis­tes de l’OCDE qui avouent, eux plus modes­tes, qu’ils ne peu­vent vrai­ment cal­cu­ler la pro­duc­ti­vité au niveau micro-écono­mi­que et qu’ils ne le font que par approxi­ma­tion au niveau macro-écono­mi­que6.

La « supériorité » du capi­ta­liste par rap­port à l’ana­lyste (qu’il soit marxiste ou « théori­cien de la valeur » ou « expert ») reste quand même pra­ti­que dans sa capa­cité à sus­ci­ter l’inno­va­tion et le profit au niveau micro-écono­mi­que et à réaliser la capi­ta­li­sa­tion au niveau macro-écono­mi­que. Quant à la « supériorité » des ouvriers et prolétaires, elle résidait jusqu’à présent dans leur capa­cité à mettre en crise le capi­ta­lisme, ce qui n’est pas la même chose que d’indi­quer sa pos­si­bi­lité ou d’atten­dre sa venue. Une capa­cité qui mal­heu­reu­se­ment s’est réduite à la fin des années soixante-dix.

Si on veut conti­nuer à parler en termes de crise, il faut donc dis­so­cier la « crise » de la pers­pec­tive ancienne de la décadence du capi­ta­lisme ou de son effon­dre­ment (la « crise finale ») et plus générale­ment d’une pers­pec­tive catas­tro­phiste. Lisons, par exem­ple, le der­nier Loren Goldner qui a d’ailleurs contribué au no 15 de Temps cri­ti­ques dans le cadre d’une dis­cus­sion autour de la notion de capi­tal fictif, mais dont l’appro­che de la crise nous paraît inac­cep­ta­ble : « Mais pour ceux d’entre nous qui ont vécu les mou­ve­ments sociaux des années 60 et du début des années 70, les trois décen­nies et demie de long affai­blis­se­ment du système capi­ta­liste mon­dial, avant l’effon­dre­ment de 2008, appa­rais­sent comme l’une des plus lon­gues et des plus étran­ges périodes his­to­ri­ques depuis l’émer­gence du mou­ve­ment com­mu­niste dans les années 18407 ». Pas éton­nant que cela soit étrange puis­que exprimé comme cela on a l’impres­sion qu’il n’y a eu ni révolu­tion tech­no­lo­gi­que avec les NTIC ou encore le dévelop­pe­ment des bio et nano tech­no­lo­gies, ni restruc­tu­ra­tion des entre­pri­ses capi­ta­lis­tes. Et quel est cet effon­dre­ment dont nous parle Loren Goldner ? D’une part les États ont en grande partie repris la main en épurant le sec­teur finan­cier et en pre­nant des mesu­res certes de sau­ve­garde (« Too big to fall »), mais aussi de contrôle des ban­ques, y com­pris aux États-Unis (sépara­tion des acti­vités d’affai­res et de dépôt, limi­ta­tion des opérations sur comp­tes pro­pres, etc.) et en pro­mou­vant une inter­ven­tion accrue des ban­ques cen­tra­les, pen­dant que d’autre part, les gran­des entre­pri­ses ont vu leurs taux de profit s’envo­ler même si c’est dans le cadre d’une « repro­duc­tion rétrécie8 » qui procède plus par capi­ta­li­sa­tion et fusions/acqui­si­tions que par accu­mu­la­tion9. ce qui fait que les mêmes qui annon­cent une envolée des taux de profit annon­cent aussi une baisse de ren­ta­bi­lité du capi­tal (encore une contra­dic­tion qui per­dure en s’élevant à un plus haut niveau !)

La plu­part du temps, cette posi­tion catas­tro­phiste s’est exprimée sous l’idée que « la seule limite du capi­tal c’est le capi­tal lui-même10 ». Une for­mule utilisée par Marx qui, accom­pagnée de l’idée d’un déter­mi­nisme du « système » du fait de sa struc­ture de « capi­tal auto­mate », nous ren­ver­rait tout sim­ple­ment à la for­clu­sion de toute idée de dépas­se­ment. Sur ce présupposé, le capi­ta­lisme n’est alors même plus conçu comme pro­dui­sant un rap­port social entre forces anta­go­nis­tes.

Ainsi, François Chesnais (cf. note 10) ne nie pas l’idée de contra­dic­tion interne, mais il ne semble plus « croire » suf­fi­sam­ment qu’on peut encore comp­ter dessus. Il lui faut en quel­que sorte un surcroît de crise. C’est la complémen­ta­rité inverse de celle de Robert Kurz11. Pour Chesnais, la contra­dic­tion externe va nous plon­ger dans une autre dimen­sion de la crise, plus fon­da­men­tale ; pour Kurz la contra­dic­tion externe n’est que la goutte d’eau qui fera déborder plus vite le vase. Mais dans les deux cas on se réfugie dans une sorte de géopo­li­ti­que de la crise indécida­ble ou infal­si­fia­ble comme disait Karl Popper des idéolo­gies qui se pren­nent pour des vérités. La ques­tion de la sur­va­leur en est un bon exem­ple : Kurz (et le marxisme ortho­doxe aussi) par­tent de l’idée que seule la force de tra­vail est pro­duc­trice de sur­va­leur comme si jus­te­ment la révolu­tion tech­no­lo­gi­que ne remet­tait pas cela en cause, comme si le nou­veau type de machine ne sup­pri­mait pas la différence entre tra­vail mort et tra­vail vivant, bref comme si la machine conti­nuait à ne faire que trans­met­tre sa valeur sans en créer dans la nou­velle confi­gu­ra­tion (cf. à ce sujet et quoiqu’on puisse les cri­ti­quer sur d’autres points les thèses d’autres marxis­tes comme Negri, Virno, Marazzi et les post-opéraïstes en général). À quoi sert alors de parler de la « troisième révolu­tion indus­trielle » pour ce qui est des NTIC si on ne perçoit pas le rap­port entre vitesse et valo­ri­sa­tion ?

Si on veut aller à la racine du problème alors on peut dire que c’est l’hypothèse de la crise qui sauve la théorie, la situa­tion de non-crise n’étant plus considérée comme « nor­male » puisqu’elle n’est pas compréhen­si­ble par la théorie, que ce soit celle des ren­de­ments décrois­sants ou de la sta­gna­tion séculaire de Ricardo ou celle de la baisse ten­dan­cielle du taux de profit de Marx. On com­prend alors pour­quoi la prédic­tion, si elle veut rester cri­ti­que, ne peut être que funeste, car elle sous-tend la seule pos­si­bi­lité poli­ti­que d’un autre monde à partir du moment où il a été décidé que la limite du capi­tal c’est le capi­tal lui-même puis­que le tra­vail n’est qu’une com­po­sante du capi­tal12 et non pas un pôle du rap­port social capi­ta­liste qui le contre­dit.

Les analyses traditionnelles de la crise sont mises à mal par les transformations du capital

– Le retour de la forme A-A’ ou l’utopie de la fluidité

Dès 1973, Ch. Levinson, qui ana­lyse les firmes mul­ti­na­tio­na­les (FMN), déclare « Le capi­tal n’est plus un fac­teur de pro­duc­tion, c’est la pro­duc­tion qui est un fac­teur de capi­tal ». Dit autre­ment, la forme A-A’ « est la forme pure du capi­tal et d’ailleurs sa forme première13, celle à laquelle il cher­che tou­jours à retour­ner même s’il doit par­fois emprun­ter les formes M-A-M ou A-M-A’ (cf. Braudel et l’his­toire du capi­ta­lisme) pour accroître la capi­ta­li­sa­tion.

C’est la forme A-A’ qui représente le mieux la puis­sance indifférenciée du capi­tal et qui peut donc le mieux assu­rer une unité de ses différentes frac­tions aussi bien dans le cadre du finan­ce­ment des inno­va­tions, que du fonc­tion­ne­ment de la Bourse ou que du dévelop­pe­ment des concen­tra­tions par la forme actuel­le­ment domi­nante des fusions/acqui­si­tions14 signe d’une prédomi­nance de la capi­ta­li­sa­tion sur l’accu­mu­la­tion, de la flui­dité sur la rigi­dité.

L’une des spécifi­cités du capi­ta­lisme est le recy­clage conti­nuel de l’argent dans la cir­cu­la­tion et non pas dans celle de la pro­duc­tion de mar­chan­di­ses qui n’en est qu’une forme indi­recte et dont l’impor­tance varie his­to­ri­que­ment. Il n’y a pas là un quel­conque « capi­ta­lisme inversé » comme l’affir­ment Lohoff et Trenkle dans leur ouvrage La grande dévalo­ri­sa­tion.

Dans la for­mule A-A’ le capi­tal tend vers l’auto-présup­po­si­tion, son utopie en quel­que sorte. Lever les limi­tes est l’objec­tif du capi­tal fictif. Il y a donc risque par nature. Le crédit c’est de l’argent vir­tuel, mais qui a un sou­vent un effet immédiat sur l’écono­mie, le taux de crois­sance, l’emploi. Le crédit sym­bo­lise la puis­sance du futur anti­cipée dans le présent. C’est un moment on ne peut plus réel qui crée de la valeur en la présup­po­sant.

Le capi­tal devient tota­lité grâce au marché finan­cier où il conju­gue alors sub­stance et immatérialité. Par exem­ple l’entre­prise à tra­vers sa trans­for­ma­tion en hol­ding est à la fois valeur de capi­tal pro­duc­tif et actifs finan­ciers, stocks (immo­bi­li­sa­tions en capi­tal fixe et res­sour­ces humai­nes) et flux (ventes et rachats d’actions, acqui­si­tions déloca­li­sa­tions, mise en réseaux des établis­se­ments, inves­tis­se­ments directs à l’étran­ger, salariés précaires).

– Le capital fictif, cet incompris

Il faut cla­ri­fier la notion de capi­tal fictif.

Nous sommes déjà peu nom­breux à l’uti­li­ser (la Wertkritik, F. Chesnais, Loren Goldner,Temps cri­ti­ques et J. Camatte), mais en plus nous nous divi­sons entre ceux qui la rédui­sent qua­si­ment au capi­tal spécula­tif ou au crédit, mais avec une vision anti-chrématis­ti­que et morale derrière (Jappe) tout en le décla­rant par­fois pro­duc­tif (quand il n’est pas « à décou­vert » : Lohoff, Trenkle, Kurz), ceux qui comme F. Chesnais15 en font le chaînon man­quant qui assu­re­rait l’unité entre le monde de l’accu­mu­la­tion et le monde de la cir­cu­la­tion (la « déconnexion » chassée par la porte fait son retour par la fenêtre) en créant arti­fi­ciel­le­ment [!!!, NDLR] des débouchés ; ceux qui, comme Goldner16 (et aussi Lohoff-Trenkle) lient capi­tal fictif et dévalo­ri­sa­tion via un double mou­ve­ment mystérieux de défla­tion/infla­tion et enfin ceux qui comme Temps cri­ti­ques et Camatte en font un agent essen­tiel de la dyna­mi­que du capi­tal et de son procès de tota­li­sa­tion qui tend jus­te­ment à l’unité pro­duc­tion/cir­cu­la­tion.

Un exem­ple de ces confu­sions apparaît bien dans l’appréhen­sion des divi­den­des par de nom­breux marxis­tes et par exem­ple par F. Chesnais qui en a une concep­tion par­ti­culièrement res­tric­tive. Pour lui le divi­dende rémunère l’action comme si la majo­rité des action­nai­res était encore des petits por­teurs qui pla­ce­raient leur argent pour améliorer l’ordi­naire. Or le nombre de petits action­nai­res en France et en Allemagne est plutôt en baisse et sur­tout leur part dans le total des actions en cir­cu­la­tion se réduit comme peau de cha­grin au profit des gros action­nai­res que sont les assu­ran­ces, des ban­ques, d’autres entre­pri­ses dans le cadre de par­ti­ci­pa­tions croisées, sans parler du pro­ces­sus qui voit les gran­des entre­pri­ses rache­ter main­te­nant leurs pro­pres actions émises ces dernières années. Pour ce qui est de la France, par exem­ple, la Caisse des Dépôts et Consignations est un des plus gros action­nai­res et il est dif­fi­cile de lui repro­cher de ne pas réinves­tir ces divi­den­des puis­que c’est qua­si­ment sa fonc­tion première. Le capi­tal fictif n’est donc pas qu’un sou­ve­nir d’un capi­tal ancien comme l’écrit Chesnais, il est aussi anti­ci­pa­tion d’un nou­veau même si dans sa phase de tran­si­tion il peut être appelé fictif.

Quant au niveau des divi­den­des versés, il est lié effec­ti­ve­ment à la glo­ba­li­sa­tion financière qui accen­tue le flot­te­ment et le noma­disme des capi­taux qui cher­chent à se placer. Il faut donc pour chaque entre­prise ou pays atti­rer ces capi­taux sur­tout quand, pour différentes rai­sons, ils ne représen­tent pas une des­ti­na­tion évidente (il faut alors inci­ter à) ou quand la struc­ture même du capi­tal d’un pays fait qu’il y a insuf­fi­sance de capi­taux. Ainsi en France il n’y a pas de fonds de pen­sion français puis­que pour différentes rai­sons l’État s’y est opposé et il faut donc atti­rer des fonds étran­gers et pour cela leur accor­der une rémunération extra. Il est ainsi pathétique de voir cer­tains spécia­lis­tes de la dénon­cia­tion de la finance crier haro à la fois contre les fonds de pen­sion et contre de hauts niveaux de divi­den­des !

Le finan­ce­ment de l’inno­va­tion et plus par­ti­culièrement des NTIC par ce capi­tal fictif ne cor­res­pond donc pas à un intérêt par­ti­cu­lier d’une frac­tion du capi­tal, ni même prin­ci­pa­le­ment à un intérêt col­lec­tif certes évident, mais par­ti­cipe aussi du mou­ve­ment de glo­ba­li­sa­tion lui-même et de sa « préférence pour la flui­dité » (tou­jours l’utopie de la forme A-A’).

La plu­part des marxis­tes considèrent le capi­tal fictif comme un agent pro-cycli­que (c’est-à-dire qu’il ren­for­ce­rait tou­jours la ten­dance conjonc­tu­relle, qu’elle soit infla­tion­niste ou défla­tion­niste) alors que, comme Keynes l’a montré, le capi­tal fictif est contra-cycli­que parce que jus­te­ment l’argent n’est pas un simple voile jeté sur « l’écono­mie réelle » ou un moyen tech­ni­que pour faci­li­ter les échan­ges, mais un agent écono­mi­que fon­da­men­tal. Il est un agent struc­tu­rel de la dyna­mi­que, et ce dès les débuts du capi­tal. Et aujourd’hui c’est encore ce qui se passe avec le finan­ce­ment de l’inno­va­tion et plus par­ti­culièrement des NTIC par ce capi­tal fictif. Il par­ti­cipe bien du mou­ve­ment de glo­ba­li­sa­tion et non de la « déconnexion », et contrai­re­ment à ce que dit Kurz, il n’a pas de caractère par­ti­culièrement infla­tion­niste. En effet, beau­coup d’auteurs et par exem­ple ceux de laWertkritik confon­dent exten­sion du crédit et crois­sance de la masse de liqui­dités inter­na­tio­na­les due aux pétro­dol­lars or c’est confon­dre deux périodes cor­res­pon­dant à deux poli­ti­ques différentes qui met­tent jus­te­ment en exer­gue le rôle contra cycli­que du capi­tal fictif, rôle que ni Chesnais ni Kurz ne sem­blent com­pren­dre17. Or aujourd’hui où dans un envi­ron­ne­ment déprimé on a une poli­ti­que de crédit facile, elle pour­rait l’être encore plus si elle s’orien­tait vers un nou­veau plan Marshall, mais cette fois en direc­tion du capi­ta­lisme vert, des éner­gies renou­ve­la­bles, etc. Cela sup­pose une entente au niveau de l’hyper-capi­ta­lisme du sommet et ça, c’est une autre his­toire.

– La dette qui guette dans l’ombre

Elle ne cons­ti­tue pour­tant pas un fac­teur de crise en soi, n’en déplaise aux hommes poli­ti­ques de droite et aux mili­tants poli­ti­ques d’extrême gauche. En dehors du fait qu’elle entre­tient un lien écono­mi­que entre créditeur et débiteur, elle cons­ti­tue un rap­port de pou­voir, et ce aux deux extrêmes : le pays le plus riche (les États-Unis) est celui qui est le plus endetté (posi­ti­ve­ment) car c’est celui qui peut capter le plus de richesse non pas parce qu’il est le plus endetté évidem­ment, mais parce qu’on lui reconnaît la capa­cité à deve­nir encore plus riche18. À l’opposé, les pays plus pau­vres comme la Grèce sont endettés (négati­ve­ment) non pas pour leur manque de riches­ses, mais comme signe de leur mau­vaise « gou­ver­nance » (inca­pa­cité à lever l’impôt et évasion fis­cale, dépenses mili­tai­res dis­pro­por­tionnées, cor­rup­tion). D’une manière plus générale, c’est cette absence de fia­bi­lité des ins­ti­tu­tions de crédit et plus générale­ment de gou­ver­ne­men­ta­lité qui expli­que la dif­fi­culté, pour les capi­ta­lis­tes, à sou­te­nir le dévelop­pe­ment par le crédit dans les pays pau­vres. Le risque inhérent du crédit c’est quand il n’est pas chargé d’accom­pa­gner la crois­sance ou de l’anti­ci­per, mais de la rem­pla­cer. D’où aussi l’appa­ri­tion de vérita­bles systèmes de microcrédit comme au Bangladesh.

Tout le dis­cours actuel sur la dette ne fait pas que rendre compte d’une dégra­da­tion des comp­tes publics, il ren­voie, au niveau théorique, à l’idée, partagée aussi bien par les marxis­tes que par les néo-clas­si­ques, selon laquelle l’État est impro­duc­tif et ses dépenses pèseraient sur le sec­teur privé pro­duc­tif. Outre l’incompréhen­sion du rôle his­to­ri­que de l’État dans la cons­ti­tu­tion et l’ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion du capi­ta­lisme, c’est négliger aussi qu’aujourd’hui, sans l’aug­men­ta­tion de la dette publi­que, des pans entiers de l’écono­mie se seraient effondrés.

En pra­ti­que, la dyna­mi­que est forcément déséqui­li­bre alors que la théorie écono­mi­que a tou­jours cons­truit ses ana­ly­ses sur l’équi­li­bre, même quand elle intégrait la pos­si­bi­lité des crises (la crise comme cor­rec­tion et retour à l’équi­li­bre)19. Et ce sont les ins­ti­tu­tions du capi­tal qui sont chargées de l’équi­li­bre après coup (cf. Le rôle du FMI, la « troïka » et la Grèce20). Un jour­nal comme Le Monde diplo­ma­ti­que nous four­nit la meilleure expres­sion de cette « cri­site » aigüe d’ori­gine marxiste, mais trans­formée en vul­gate. Un exem­ple parmi tant d’autres : « L’onde de choc de la crise financière, partie le 2 juillet 1997 de Thaïlande, n’a pas achevé sa funeste pro­pa­ga­tion […] La moitié de l’écono­mie mon­diale se trouve frappée par un risque systémique » (mars 1999). Rebelote ensuite pour la crise du Nasdaq21, puis la crise japo­naise jusqu’à celle des sub­pri­mes22. La seule façon de s’en sortir pour ces augu­res, c’est de dire que nous ne sommes pas encore sortis de cette crise, ce qui revient à dire que le terme de crise n’a plus de sens quand la dyna­mi­que est plus ins­ta­ble (« la révolu­tion du capi­tal ») que pen­dant les Trente glo­rieu­ses et qu’il n’y a pas (encore ?) de nou­veau mode de régula­tion lui cor­res­pon­dant (cf. « Le cours chao­ti­que du capi­tal », Temps cri­ti­ques, no 15).

La dette a d’autre part des vertus repro­duc­ti­ves selon Brenner qui sou­li­gne seu­le­ment qu’il y aura des effets de longue durée. Ce qu’il appelle une « contrac­tion systémique », ce que nous appe­lons une « repro­duc­tion rétrécie ».

Il faut sortir de la haine anti-capi­ta­liste de l’argent, com­mune à l’extrême droite et à l’extrême gauche et base de l’antisémitisme et des théories du com­plot.

Sortir de la chrématis­ti­que d’Aristote et de cette idée quasi reli­gieuse que l’argent n’est réel (ou moral) que s’il est le représen­tant d’un tra­vail vrai­ment effectué, idée défendue même par ceux qui sont contre le tra­vail ! 

« Écono­mie de casino », « mec­cano indus­triel », « consumérisme » sont des for­mu­les qui, si on les débar­rasse de leurs sous-enten­dus mora­lis­tes, signa­lent que les acti­vités écono­mi­ques et socia­les sont des acti­vités à la fois ludi­ques et de pou­voir et ne sont donc pas stric­te­ment « ration­nel­les ». Mais le pari de l’entre­pre­neur schum­petérien, idéal-type du capi­ta­liste pour Weber, l’était-il plus, ration­nel, que celui de Gates, Buffett, Zücker­berg ou Soros ?

Il n’y a pas de déconnexion économie réelle/finance

Tout d’abord parce qu’il n’y a pas d’écono­mie irréelle ou vir­tuelle23. Ensuite et sur­tout parce que la finan­cia­ri­sa­tion n’est pas une tech­ni­que, mais une rela­tion de pou­voir qui inverse l’ancien rap­port de force entre prêteurs et emprun­teurs qui présidait dans le for­disme. La dette est donc bien domi­na­tion, mais pas domi­na­tion du grand Lévia­than ; elle est rap­port social et elle ne fonc­tionne pas sur la base d’un 1 % de popu­la­tion qui l’impo­se­rait aux 99 % res­tants, comme semble le croire David Graeber et son his­toire de 5000 ans de dette.

La dette n’est donc pas en soi un han­di­cap, mais le plus sou­vent un choix stratégique24 si on tient compte du fait que ce n’est que l’autre nom du crédit. Selon les écono­mis­tes libéraux, il permet une meilleure allo­ca­tion des res­sour­ces quand il s’appuie sur la fia­bi­lité des ins­ti­tu­tions de crédit et il expli­que­rait la montée en puis­sance du monde occi­den­tal (D. North, 1973). Une vision idyl­li­que qui néglige le fait que les crédits aux entre­pri­ses vont plus aux gran­des qu’aux peti­tes entre­pri­ses et aussi le fait qu’his­to­ri­que­ment le crédit ait été aussi orienté par les pou­voirs publics comme en Europe après 1945 avec la natio­na­li­sa­tion des ban­ques de dépôt. C’est à nou­veau le cas aujourd’hui ou les ban­ques cen­tra­les pra­ti­quent des poli­ti­ques monétaires acti­ves et expan­sion­nis­tes pour relan­cer une acti­vité brimée par les contrain­tes des poli­ti­ques budgétaires res­tric­ti­ves en l’absence de pos­si­bi­lité d’appli­quer les tra­di­tion­nel­les policy mix25 de la période des Trente glo­rieu­ses. Leur « indépen­dance » en fait les nou­vel­les représen­tan­tes du capi­tal col­lec­tif alors que c’était le rap­port patro­nat-État-syn­di­cat qui le sym­bo­li­sait dans la phase précédente. L’inflexion n’est pas négli­gea­ble.

De la même façon, l’euro en théorie ne ren­voie qu’à lui-même comme représen­ta­tion de la valeur en général dans son espace propre sur fond de banque cen­trale européenne indépen­dante. C’est la faillite de la Communauté européenne que de ne pas avoir voulu être à la base d’un nou­veau mode de régula­tion, ce qui était une pos­si­bi­lité envi­sa­gea­ble en Europe (un keynésia­nisme élargi et rénové), d’un point de vue capi­ta­liste, du fait de l’his­toire poli­ti­que (États-nations) de cer­tains de ses États mem­bres, a priori peu enclins à suivre le modèle anglo-saxon court-ter­miste. Le résultat c’est un sous-modèle alle­mand qui domine. L’euro s’y est retrouvé adossé à l’ancienne valeur du DM et à la poli­ti­que de mon­naie forte de la Bundesbank26 pour avoir encore son mot à dire en tant que puis­sance écono­mi­que au niveau de l’hyper-capi­ta­lisme du sommet, sans être obligée de se cons­ti­tuer en puis­sance poli­ti­que. Dégât collatéral : cela a conduit la Grèce à l’étran­gle­ment.

Il faut donc éviter les générali­sa­tions hâtives, car il existe des différences très impor­tan­tes entre for­ma­tions écono­mi­ques et socia­les. Ainsi, les salai­res ont continué à pro­gres­ser en France, les inégalités27 y ont été très conte­nues, le capi­tal y est plus taxé que dans la plu­part des autres pays capi­ta­lis­tes, au prix certes d’un chômage plus impor­tant. Ailleurs, les salai­res ont stagné ou baissé, les inégalités ont explosé, les clas­ses moyen­nes ont été désta­bi­lisées, les clas­ses popu­lai­res appau­vries (cf. États-Unis et GB, par exem­ple). Donc même si elle n’est ni radi­cale ni révolu­tion­naire, la lutte sociale col­lec­tive permet au moins de résister comme le montre la lutte en France contre le projet de loi El Khomri, alors que les lois Hartz en Allemagne ainsi que les contrats à zéro heure en Angleterre.

Et sur­tout, d’une manière générale, ce qui est à rete­nir c’est que les salai­res réels ne sui­vent plus la hausse des gains de pro­duc­ti­vité. C’est par­ti­culièrement net pour l’Allemagne.

Toutefois, cette baisse des salai­res réels cor­res­pond aussi au pro­ces­sus d’ines­sen­tia­li­sa­tion de la force de tra­vail au sein de la chaîne de valo­ri­sa­tion, point que je ne dévelop­pe­rai pas non plus ici.

– Le nouveau rôle des banques centrales « indépendantes »

Il est remar­qua­ble que les ana­ly­ses actuel­les de la crise res­tent en général fixées sur la crise de 2008 comme s’il ne s’était rien passé depuis et que la crois­sance n’avait pas repris, certes dans sa forme « rétrécie », comme si les entre­pri­ses ne fai­saient pas de pro­fits alors qu’ils sont aujourd’hui très hauts (cf. les bénéfices des entre­pri­ses du CAC 40 pour 2016 en hausse de 15 % pour un chif­fre d’affai­res inchangé) et que c’est plutôt leur ré-inves­tis­se­ment qui pose problème, mais pas leur rétablis­se­ment. De la même façon, des mesu­res ont bien été prises depuis pour régle­men­ter la sphère financière. Ainsi, selon un arti­cle d’un écono­miste américain dans Le Monde daté du jeudi 9 mars 2017, les ban­ques se seraient détournées de l’emprunt pour se finan­cer et elles privilégie­raient main­te­nant les capi­taux, alors qu’avant 2008 cette pra­ti­que ne concer­nait seu­le­ment que 2 % du total. D’autre part, la loi Volker sur les res­tric­tions ban­cai­res vise à limi­ter les opérations sur fonds pro­pres et donc à intro­duire une dis­tinc­tion entre ban­ques d’affai­res et ban­ques de dépôt comme en Europe. Ce sont d’ailleurs ces mesu­res qui sont mises en danger par l’arrivée de l’équipe Trump au pou­voir. 

– Mise à mal de la théorie quantitativiste de la monnaie (d’origine néo-libérale, Milton Friedman) et de la théorie classique (et marxiste) de la monnaie comme voile

La plu­part des ana­ly­ses marxis­tes qui se veu­lent radi­ca­les igno­rent la mon­naie et oublient que les déficits sont néces­sai­res à la crois­sance écono­mi­que, car ils ren­dent pos­si­ble l’accrois­se­ment des liqui­dités. Il existe en effet une corrélation entre ces deux éléments : sans crois­sance de la masse monétaire, pas de crois­sance écono­mi­que. Il y a deux sour­ces de crois­sance monétaire : l’État par la banque cen­trale et la plan­che à billets et les ban­ques qui sont habi­litées à créer de la mon­naie scrip­tu­rale comme simple jeu d’écri­ture comp­ta­ble. Ce mou­ve­ment n’est tou­te­fois pas libre puisqu’il y a des ins­ti­tu­tions monétaires qui le régle­mente. Mais des dérives exis­tent et elles se dévelop­pent selon deux ten­dan­ces. D’un côté, les États creu­sent les déficits en dépen­sant plus d’argent qu’ils n’engran­gent d’impôts (c’est par­ti­culièrement le cas aujourd’hui avec la baisse des recet­tes due à un ralen­tis­se­ment de l’acti­vité et aux bais­ses d’impo­si­tion) et donc ils s’endet­tent ; de l’autre, les ban­ques prêtent au-delà des pos­si­bi­lités de rem­bour­se­ments des ménages et des entre­pri­ses parce qu’elles sont prises dans le tour­billon de la glo­ba­li­sa­tion qui a dérégle­menté en partie le sec­teur en lui offrant de for­mi­da­bles oppor­tu­nités. Cela aug­mente sen­si­ble­ment leur prise de ris­ques. Des nou­vel­les mesu­res de régle­men­ta­tion sont donc néces­sai­res. C’est ce qui aurait dû se mettre en place après 2008 et l’a été par­tiel­le­ment : loi Paulson, pro­jets de sépara­tion ban­ques d’affai­res/ban­ques de dépôt, poli­ti­ques d’argent facile menées par les ban­ques cen­tra­les pour com­pen­ser la contrac­tion des acti­vités… due en partie aux poli­ti­ques de désen­det­te­ment et donc d’austérité, mais ne la été qu’insuf­fi­sam­ment (échec du plan Paulson28) ou est même aujourd’hui remis en cause par cer­tains pro­jets de l’équipe Trump.

– L’impossible imputation

Le juste à temps du toyo­tisme mêle temps de pro­duc­tion et temps de non-pro­duc­tion au sein d’un tra­vail pro­duc­tif général qui ouvrira ensuite sur les théories du General intel­lect. Cela ruine tous les anciens cal­culs de pro­duc­ti­vité, celle-ci n’étant déjà plus depuis un cer­tain temps assi­gna­ble à une force de tra­vail indi­vi­dua­lisée (Zarifian), mais n’est plus mesu­ra­ble non plus par le rap­port habi­tuel Q/tps. Dans le même ordre d’idées, la com­bi­na­toire homme/machine des nou­veaux pro­cess pro­duc­tifs rend arti­fi­cielle toute déter­mi­na­tion d’une pro­duc­ti­vité du « tra­vail » sauf à croire qu’un seul agent au milieu d’une usine entièrement auto­ma­tisée serait le seul pro­duc­teur de sur­va­leur ! Ce casse-tête n’en est un qu’à cause de cette croyance quasi reli­gieuse aux hypothèses ou ten­dan­ces dégagées par Marx et ensuite considérées comme des lois écono­mi­ques par ses dis­ci­ples trans­formés en écono­mis­tes. Ainsi, dans notre exem­ple, l’idée que seul le tra­vail vivant et non pas le tra­vail mort est créateur de richesse parce que le second ne ferait que trans­met­tre29 sa valeur est aujourd’hui pro­pre­ment surréaliste (cf. à ce sujet le livre de Steve Keen : L’impos­ture écono­mi­que, L’ate­lier, 2014).

Le profit est aujourd’hui dans une large mesure anti­cipé. On pro­duit ce qui est déjà vendu ce qui résout le problème dit de la « réali­sa­tion ». Création et réali­sa­tion de la valeur sont rabat­tues l’une sur l’autre. Unité pro­duc­tion/cir­cu­la­tion faci­litée par le dévelop­pe­ment des NTIC et la vitesse des flux d’infor­ma­tion qui en résulte

– La dynamique du capital n’est pas qu’économique.

Elle vise à la « société capi­ta­lisée », c’est-à-dire à une trans­for­ma­tion pro­fonde (anthro­po­lo­gi­que ont dit cer­tains) des rap­ports sociaux et des com­por­te­ments. La pers­pec­tive idéolo­gi­que est claire : elle consiste à vou­loir trans­for­mer tous les indi­vi­dus en « entre­pre­neurs de soi » à tra­vers des pro­ces­sus aussi contra­dic­toi­res que l’ego­ges­tion de sa res­source humaine, l’acces­sion de tous à la propriété (l’une des bases de la « crise » de l’immo­bi­lier en 2008), l’ubérisa­tion des rap­ports de tra­vail au défi du sala­riat, les inno­va­tions trans­hu­ma­nis­tes de la part de nou­vel­les firmes comme les GAFA. Des firmes dont on ne sait encore qua­li­fier le pou­voir comme le prouve l’exem­ple du Danemark qui vient d’ouvrir une ambas­sade en Californie pour trai­ter avec elles, mais dont on sait déjà qu’elles possèdent de vérita­bles « trésors de guerre » (cf. les polémiques autour de la puis­sance d’Apple qui échap­pe­rait aux contrain­tes étati­ques sur l’impôt).

– Le paradoxe de Solow

Cette ten­dance est ren­forcée par le fait que la crois­sance actuelle (non, non ce n’est pas un « gros mot ») n’est pas portée comme aupa­ra­vant par une ou des inno­va­tions motri­ces (Schumpeter) contrai­re­ment à l’hypothèse qui sous-ten­dait les cycles longs de Kondratiev. Il n’y aurait pas de troisième révolu­tion indus­trielle contrai­re­ment à ce que sou­tient l’école cri­ti­que de la valeur Les nou­vel­les tech­no­lo­gies de l’infor­ma­tion qui appa­rais­sent ne sont en tout cas pas considérées comme telles par la plu­part des « experts ».

C’est cette absence qui expli­que le para­doxe relevé par Solow sur le rap­port peu évident entre dévelop­pe­ment des NTIC et gains de pro­duc­ti­vité si on uti­lise les outils comp­ta­bles habi­tuels. Or la nou­velle écono­mie est impulsée par autre chose, à savoir le niveau élevé de vitesse de cir­cu­la­tion30 qui est elle-même un élément de valo­ri­sa­tion par la dyna­mi­que supplémen­taire qu’elle imprime. Le para­doxe de Solow se résout si on considère que les gains de pro­duc­ti­vité ne sont plus reversés essen­tiel­le­ment sur le procès de pro­duc­tion et le rap­port capi­tal/tra­vail, mais qu’ils par­ti­ci­pent à la pro­gres­sion de l’accélération. Il en découle alors que l’invi­si­bi­lité des gains de pro­duc­ti­vité due aux NTIC n’est réelle que par rap­port au cadre pro­duc­tif stric­te­ment défini et que la visi­bi­lité se retrouve en fait dans les prix qui glo­ba­le­ment sont à la baisse.

Au niveau théorique c’est une autre façon de dire que les prix domi­nent la valeur. Le nou­veau modèle est défla­tion­niste alors que l’ancien était infla­tion­niste. Ce qui est « bien » pour les marxis­tes, c’est que dans un cas comme dans l’autre ils peu­vent conti­nuer à placer leur concept fourre-tout de dévalo­ri­sa­tion de façon à anti­ci­per la future « grande » crise.31.

– aucune théorie de la valeur ne peut rendre compte de la trans­for­ma­tion de la connais­sance et du savoir en valeur ce qui est gênant quand on sait la part de connais­san­ces qu’intègrent les pro­ces­sus de pro­duc­tion de l’amont à l’aval32 ; un fac­teur endogène de la crois­sance, mais réduc­ti­ble ni au capi­tal fixe ni au tra­vail vivant. Mais si on veut l’isoler, par exem­ple pour cal­cu­ler sa pro­duc­ti­vité en espérant résoudre le para­doxe de Solow, c’est-à-dire l’exis­tence d’une part de pro­duc­ti­vité qui est au-delà du capi­tal fixe et du tra­vail et qu’on veut encore parler dans les vieux termes, elle a certes une valeur d’usage, mais pas de valeur d’échange de référence et elle fonc­tionne soit au coût mar­gi­nal (hypothèse néo-clas­si­que) soit au coût de repro­duc­tion (écono­mis­tes clas­si­ques + Marx) lequel tire très vite vers zéro au fur à mesure de l’aug­men­ta­tion des quan­tités et de la vitesse de la cir­cu­la­tion. Elle n’a donc que peu de rap­port avec le coût ini­tial. On voit ici le risque à pren­dre pour dévelop­per des starts up et la nécessité fonc­tion­nelle et pro­duc­tive du crédit sous la forme de « capi­tal-risque », ali­menté sou­vent par des fonds de pen­sion qui doi­vent se prémunir contre des couacs éven­tuels (cf. l’écrou­le­ment des valeurs du Nasdaq) en deman­dant de forts retours sur inves­tis­se­ment33.

Sphère financière et sphère du savoir essaient de trou­ver leur arti­cu­la­tion comme dans un jeu… de pou­voir.

Quelques questionnements pour conclure

– la dyna­mi­que actuelle du capi­tal est-elle sur­tout cog­ni­tive (cf. Negri et les post-opéraïstes) ou flui­di­que (Cf. Gaël Giraud et l’idée que sans énergie le capi­tal est immo­bile)… ou les deux ? Difficile de le dire sans saisir la spécifi­cité des NTIC dans la dyna­mi­que générale du capi­ta­lisme que ce soit du point de vue du procès de pro­duc­tion et de tra­vail ou de la valo­ri­sa­tion (Kurz parle à ce propos de « troisième révolu­tion indus­trielle » sans impact sur la valo­ri­sa­tion, cf. sa polémique avec Postone) alors que d’autres y voient au contraire l’avènement d’un capi­ta­lisme cog­ni­tif ou encore connexion­niste, que du point de vue de la trans­for­ma­tion des com­por­te­ments (révolu­tion anthro­po­lo­gi­que).

– la fai­blesse des taux d’intérêt et la sura­bon­dance de capi­taux « flot­tants » per­met­tent des inves­tis­se­ments dans de nou­vel­les éner­gies et bio/nano tech­no­lo­gies, capi­ta­lisme vert, éner­gies alter­na­ti­ves, cela contre­dit-il les augu­res de l’épui­se­ment ou de l’effon­dre­ment ?

En d’autres termes, est-ce réali­sa­ble dans le cadre capi­ta­liste ?

– sommes-nous dans une phase de tran­si­tion comme le pen­sait G. Arrighi (via Braudel + Gramsci) pour qui toutes les périodes de tran­si­tion34 d’une hégémonie à l’autre (par exem­ple EU/Chine pour ce qui est de son hypothèse) se tra­dui­raient par une contrac­tion des grands indi­ca­teurs écono­mi­ques et une expan­sion financière laquelle représente un mou­ve­ment récur­rent et de longue durée ?

On peut rester cir­cons­pect sur la tran­si­tion d’hégémonie perçue par Arrighi, mais ce qui est sûr c’est qu’elle est actuel­le­ment plus en phase avec ce qui se passe que l’ancienne ana­lyse de longue durée Kondratiev-Schumpeter.

 com­ment expli­quer la co-exis­tence des ten­dan­ces à la flui­dité du capi­tal et le fait que des ten­dan­ces rentières sem­blent non seu­le­ment per­du­rer, mais même se dévelop­per ? Est-ce dû à l’absence d’infla­tion ? On peut en douter puis­que les taux d’intérêt sont très bas voir négatifs ce qui va plutôt dans le sens d’une « eutha­na­sie des ren­tiers » si la ten­dance se confirme35. Alors, logi­ques rentières ou débouchés sol­va­bles insuf­fi­sants dans la mesure où si on ne pro­duit que ce qui se vend, faut-il encore que la demande soit sol­va­ble ?

Jacques Wajnsztejn, mars 2017


 

Notes

1 – Cela peut confi­ner à une cri­site aigüe comme dans le no 25 de la revue Théorie Communiste (mai 2016) dont j’extrais ce pas­sage : « Dans cette séquence, tout se joue pour l’ins­tant comme crise du rap­port de l’État à la société, et tout le monde y joue [ça, c’est juste ! NDLR]. Il y a une étroite com­bi­nai­son entre crise du rap­port sala­rial, crise de la mon­dia­li­sa­tion, crise de la société sala­riale, crise de légiti­mité et de reconnais­sance de l’État dénatio­na­lisé, inter­clas­sisme et poli­ti­que » (op. cit., p. 50).

2 – À quel point cette pers­pec­tive s’avérait inca­pa­ble de com­pren­dre cette nou­velle dyna­mi­que apparaît bien dans les conclu­sions d’un des plus brillants théori­ciens marxis­tes de l’époque, Henrick Grossmann, in Marx, l’écono­mie poli­ti­que clas­si­que et le problème de la dyna­mi­que, Champ libre, 1975, où on peut lire : « Marx montre, à l’opposé de la concep­tion prédomi­nante, qu’il n’existe pas de mécanisme d’égali­sa­tion per­met­tant d’adap­ter la pro­duc­tion aux besoins. L’orien­ta­tion sur la consom­ma­tion, c’est-à-dire l’ajus­te­ment de la pro­duc­tion à la demande, était selon Marx un trait de jeu­nesse du capi­ta­lisme, de la période précédant la grande indus­trie moderne, alors qu’il n’exis­tait pas encore de capi­tal fixe impor­tant. (Misère de la phi­lo­so­phie, Écono­mie I, La Pléiade, p. 41-42). Ohno et les diri­geants de Toyota ne devaient pas être des grands lec­teurs de Marx et de Grossmann !
Et Grossmann de pour­sui­vre : « C’est précisément une caractéris­ti­que de l’écono­mie capi­ta­liste avancée que de ne pas être axée sur la consom­ma­tion, mais sur la pro­duc­tion », d’où une ten­dance à la sur­pro­duc­tion (op. cit., p. 155). Comme on peut le voir dans l’intro­duc­tion de Paul Mattick et au-delà d’une ortho­doxie marxiste à main­te­nir, l’objec­tif réel est la cri­ti­que des thèses de Keynes sur la demande effec­tive.

3 – Dans les deux cas, il s’agit de rendre la demande effec­tive.

4 – Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capi­ta­lisme, Paris, Gallimard, 1999.

5 – En fait, les inno­va­tions se repèrent dans la phase des­cen­dante du cycle et tien­nent tous leurs effets dans la phase ascen­dante qui suit, du fait du délai qui sépare décou­verte et exploi­ta­tion.

6 – Pour ceux qui vou­draient des précisions tech­ni­ques, on peut se repor­ter à :
http://www.alter­na­ti­ves-eco­no­mi­ques.fr/michel-husson/opti­misme-struc­tu­rel-a-locde/00077923 ou aussi à Pierre Naville, La maîtrise du sala­riat, Anthropos, 1984. Il y expli­que que, malgré les efforts de mathémati­ciens préoccupés de la vali­dité ana­ly­ti­que des catégories marxien­nes (Garegnani, Vicarelli, Miconi, Nuti, Panizza : Valori e prezzi nella teoria di Marx. Sulla vali­dità ana­li­tica delle cate­go­rie marxiane, Einaudi, 1981, le marxisme ana­ly­ti­que cal­cule uni­que­ment en données agrégées et en uti­li­sant des « valeurs moyen­nes » donc on ne sort pas de l’hypothèse de départ qui est fina­le­ment que les ten­dan­ces rem­pla­cent les sta­tis­ti­ques. Pierre Naville, l’uti­li­sa­tion des mathémati­ques moder­nes vaut mieux que le pseudo algèbre de Marx qui est lar­ge­ment inférieure aux modèles matri­ciels des écono­mis­tes phy­sio­cra­tes (le tableau écono­mi­que et la concep­tion du cir­cuit de Quesnay) ou clas­si­que comme Ricardo ou chez les néo-clas­si­ques au modèle de l’équi­li­bre (Walras et Marshall). Pour Naville il faut reve­nir aux catégories qui peu­vent per­met­tre d’abou­tir à des axio­mes et donc aban­don­ner la catégorie « valeur » (la forme-valeur).

7 – L. Goldner : « Le moment his­to­ri­que qui nous a pro­duits. Révolu­tion glo­bale ou recom­po­si­tion du capi­tal ? » in la revue Ni patrie ni frontières : « La gauche iden­ti­taire contre la classe, aux sour­ces d’une régres­sion », 2017.

8 – On peut dater ses débuts de 1973, c’est en tout cas l’avis de Robert Brenner dans « L’écono­mie mon­diale et la crise américaine », in la New left revueAgone, no 49, 2012, p. 65 et sq. Pour Brenner, le pre­mier point est qu’on ne peut parler de « déconnexion » entre finance et « écono­mie réelle » parce que les sec­teurs manu­fac­tu­riers des prin­ci­paux pays expor­ta­teurs repo­saient eux aussi sur la dette. La dette (il n’emploie jamais le terme de capi­tal fictif) prend pour lui des vertus repro­duc­ti­ves, mais avec contrac­tion systémique de longue durée. Robin Blackburn lui vient aussi en aide dans la même revue en mon­trant que les fonds de pen­sion, loin d’être prin­ci­pa­le­ment habités par l’idée de ren­de­ment, cons­ti­tuent aussi des éléments de socia­li­sa­tion financière (op.cit, « La crise 2. 0 », p. 110 et sq.).

9 – Loren Goldner hésite sans arrêt entre sa pers­pec­tive fon­da­men­tale et caractéris­ti­que de la gauche com­mu­niste his­to­ri­que, d’une décadence du capi­ta­lisme et la réalité de la crois­sance. Cela ne l’empêche pas de par­fois poin­ter cette contra­dic­tion sans l’expli­ci­ter. Ainsi quand il déclare : « Durant ces quatre décen­nies, comme on l’a dit, le capi­tal s’accroît [où est la “décadence ?”, NDLR] tandis que la repro­duc­tion sociale à l’échelle mon­diale se contracte » (art. cit., p. 130). C’est jus­te­ment cela qui nous pousse à dire que le capi­tal porte la contra­dic­tion de la pro­duc­tion à la repro­duc­tion !

10 – C’est par exem­ple la posi­tion de Kurz-Krisis pour qui la lutte de classe fait partie du Marx exotérique, le « mau­vais » Marx. Nous ne nous attar­de­rons pas sur cette cou­pure épistémolo­gi­que à la Althusser, mais il faut signa­ler que Marx envi­sa­geait jus­te­ment la lutte de clas­ses comme fai­sant partie des limi­tes inter­nes puisqu’il considérait fon­da­men­ta­le­ment le capi­tal comme un rap­port social ou pro­dui­sant un rap­port social. Ces dévelop­pe­ments sur le capi­tal auto­mate exis­tent certes, mais ils imprègnent moins l’œuvre entière. Par contre il n’envi­sa­geait pas de limite externe comme celle liée à un cer­tain rap­port à la nature extérieure du capi­ta­lisme et à ses effets à long terme et a for­tiori dans sa vision du com­mu­nisme.
Quand François Chesnais, dans Finance Capital Today déclare réfuter l’idée de contra­dic­tion interne et par exem­ple la ten­dance à la « sta­gna­tion séculaire » ou la ten­dance à la baisse du taux de profit, pour pou­voir conti­nuer à vali­der son ana­lyse de la crise comme crise des ciseaux entre profit et inves­tis­se­ment, il reste, dirais-je, dans son rôle (idem pour Michel Husson qui reconnaît que les taux de profit se sont rétablis, mais parce que s’est pro­duit une inver­sion du rap­port de force dans le par­tage salai­res/profit de la valeur ajoutée), mais quand F. Chesnais se reporte sur la crise cli­ma­ti­que comme preuve d’une contra­dic­tion externe fon­da­men­tale, com­ment dire mieux alors l’échec du marxisme en tant qu’ana­ly­seur des contra­dic­tions inter­nes qui ont tou­jours été l’objet de la cri­ti­que de la part de « l’écono­mie marxiste » ?

11 – Entretien pour le maga­zine Archipel, Longo Maï, 203, mai 2012.

12 – Pour pren­dre un exem­ple his­to­ri­que, la posi­tion du KAPD et de la gauche alle­mande n’a de sens poli­ti­que que si la théorie de l’effon­dre­ment est vérifiée, sinon c’est de la « mala­die infan­tile du com­mu­nisme » comme disait Lénine. C’est d’ailleurs ce que reconnaîtra plus tard Paul Mattick.
La Wertkritik  dis­sout le tra­vail dans le capi­tal puis­que sa concep­tion du capi­tal et du tra­vail réduit la classe ouvrière ou le prolétariat à un simple « capi­tal varia­ble ». Comme le serf était attaché à la glèbe, l’ouvrier est attaché au tra­vail. Le mou­ve­ment dia­lec­ti­que du rap­port au tra­vail est nié même quand il prend des formes anti-tra­vail car la cri­ti­que du tra­vail n’est alors pas perçue comme une pra­ti­que de refus du tra­vail, comme elle a pu se dévelop­per, sur­tout en Italie, elle n’est que l’affir­ma­tion d’un prin­cipe révolu­tion­naire (cf. le Manifeste contre le tra­vail de la revue Krisis).

13 – Marx dit : « Le capi­tal fictif est le capi­tal par excel­lence (Théories sur la plus-value, vol III, ES, p. 538). Dans cette forme sans contenu il semble abolir le passé et tendre à l’immor­ta­lité (ibid., p. 55-57). Le capi­tal devient tota­lité dans la mesure où il peut élimi­ner ses béquilles, c’est-à-dire ses présup­po­si­tions (ibid., p. 424). Mais Marx ne tient pas sa posi­tion et revient sur « cette forme capi­tal qui s’aliène de plus en plus et perd toute rela­tion avec son être propre » (ibid., p. 552). Cela va ouvrir la voie aux dis­tinc­tions actuel­les sur le « mau­vais côté » du capi­tal (le capi­tal fictif) et son « bon côté » (le capi­tal pro­duc­tif).
Donc, parler de forme « fétichisée » pour la forme A-A’ c’est oublier que c’est la forme pure du capi­tal au sens où il serait ainsi débar­rassé de ses présup­po­si­tions. Ce ne peut qu’être une ten­dance, mais elle est présente dès le début du capi­tal et l’est aussi à ce qui pour­rait être sa fin. Mais à la fin on sera tous morts comme disait Keynes !

14 – Comme en ce qui concerne leurs pro­jets de robo­ti­sa­tion interne, les inves­tis­se­ments chi­nois à l’étran­ger procèdent de la façon la plus « moderne » qui soit, à tra­vers les fusions/acqui­si­tions (66 % du total en 2015 contre 32 % en 2010). Mais c’est plus, pour le moment une frin­gale qu’une stratégie d’ali­men­ta­tion même s’il y a bien une volonté de se placer « en amont de la chaîne de valeur » comme disent les écono­mis­tes.

15 – « Notes sur la portée et le che­mi­ne­ment de la crise financière », in Carré rouge(2008).

16 – « Réponse de L. Goldner à Temps cri­ti­ques », in Temps cri­ti­ques, no 15, hiver 2010, p. 65 et sq. [http://temps­cri­ti­ques.free.fr/spip.php?arti­cle207

17 – Le texte de Kurz frise le contre­sens quand il mêle infla­tion et endet­te­ment public alors que cet endet­te­ment public com­mence au contraire avec les poli­ti­ques anti-infla­tion­nis­tes menées depuis les années 1980 et se dou­blent en Europe d’une poli­ti­que d’austérité et de refus des déficits budgétaires pro-cycli­ques contrai­re­ment aux États-Unis. Ces poli­ti­ques visaient bien à limi­ter la fic­ti­vi­sa­tion avec la pra­ti­que des taux d’intérêt élevés. Mais pour relan­cer l’offre des entre­pri­ses et les inves­tis­se­ments il fal­lait bien trou­ver de l’argent ailleurs et autre­ment donc sur le marché finan­cier et non plus ban­caire. Financiarisation directe contre finan­cia­ri­sa­tion indi­recte plus coûteuse. Comportement tout à fait ration­nel de la part des agents écono­mi­ques.

18 – La confiance dans le dollar ne repose que sur cette croyance qui, il est vrai, ne repose pas sur rien.

19 – Ainsi Marx écrit-il le Livre I du Capital dans l’hypothèse d’une absence de concur­rence afin de fonder son propre modèle de l’équi­li­bre et ses différents schémas sur la pro­duc­tion et la repro­duc­tion en dehors donc de toute considération pour une situa­tion dyna­mi­que. Il parle ainsi en termes de « lois coer­ci­ti­ves exter­nes », en l’occur­rence celles de la concur­rence, qui « impo­sent » leur loi. D’où aussi ses incohérences au regard des livres II et III.

20 – À un niveau plus basi­que, l’écono­miste ortho­doxe Patrick Artus, rap­pelle que la spécula­tion a une influence sta­bi­li­sa­trice sur les marchés puisqu’elle anti­cipe les déséqui­li­bres. Elle pro­fite des dis­tor­sions mais ne les crée pas.

21 – La bulle haussière du Nasdaq à la fin des années 1990 n’est pas à pro­pre­ment parler une bulle spécula­tive, mais bien plutôt une bulle struc­tu­relle de crois­sance repo­sant sur une vision opti­miste des opérateurs. Pourquoi struc­tu­relle, parce que du point de vue comp­ta­ble ces actifs immatériels n’appa­rais­sent pas dans les comp­tes des entre­pri­ses alors qu’ils sont comp­ta­bi­lisés dans les capi­ta­li­sa­tions boursières. La dis­tor­sion entre les deux valeurs peut alors attein­dre des pro­por­tions qui devien­nent inquiétantes et qui peu­vent pro­duire un retour­ne­ment d’opi­nion. C’est que si les logi­ciels peu­vent être assi­milés à du capi­tal matériel comme évidem­ment les ordi­na­teurs et donc quan­tifiés et comp­ta­bi­lisés, la marque, la réputa­tion, les rela­tions, le savoir-faire, ce que les Anglo-saxons appel­lent la fair value peu­vent dif­fi­ci­le­ment l’être ou alors font l’objet d’une comp­ta­bi­li­sa­tion très dis­cu­ta­ble. Ainsi, les dépenses de publi­cité ou de spon­so­ring sont comp­ta­bi­lisées comme des faux frais et non comme des inves­tis­se­ments, les inves­tis­se­ments immatériels comme des consom­ma­tions (seul l’inves­tis­se­ment matériel est comp­ta­bi­lisé en inves­tis­se­ment sous le voca­ble de for­ma­tion brute de capi­tal fixe (FBCF).

22 – Si les sub­pri­mes par­ti­ci­pent de la nou­velle ingénierie financière et sont ration­nels au sens où ils rétri­buent le risque. Ils ne sont pas nés de l’esprit de méchants (aux longs nez cro­chus). Ils sont reliés à ce qu’on pour­rait appe­ler une ingénierie sociale inspirée par l’admi­nis­tra­tion Clinton. Tout cela part d’une situa­tion de fait qui est que les États-Unis cumu­lent une épargne struc­tu­rel­le­ment très basse (5 % des reve­nus en 1990, 1 % en 2000 alors que la France tourne autour de 15 %, le Japon autour de 20 %) et de fortes inégalités socia­les par rap­port aux autres pays riches. Il s’agis­sait donc de « faire dans le social », mais un social privé et indi­vi­dua­lisé, en sou­te­nant par la puis­sance publi­que les pra­ti­ques privées des ban­ques en direc­tion des pau­vres (Afro-Américains ou Hispaniques sur­tout). Il s’agis­sait d’asseoir leur sol­va­bi­lité dou­teuse par des mesu­res de défis­ca­li­sa­tion. L’admi­nis­tra­tion Bush n’a fait que conti­nuer dans cette direc­tion avec la tech­ni­que du refi­nan­ce­ment hypothécaire confiée aux assu­ran­ces semi-publi­ques Fannie Mae et Freddie Mac.

23 – François Chesnais, tou­jours dans Finance Capital Today refuse l’idée de déconnexion, mais fait inter­ve­nir des dis­tinc­tions entre capi­tal finan­cier comme concen­tra­tion de capi­tal global et finance sous-enten­due spécula­tive. On n’est guère plus avancé que dans la pers­pec­tive de la déconnexion si on n’en fait qu’une ques­tion de pro­por­tion au lieu d’y voir un risque « systémique » ; de même chez Kurz qui dis­tin­gue capi­tal fictif en général et capi­tal fictif « à décou­vert ». On ne voit pas bien la fina­lité de ces dis­tinc­tions si ce n’est d’essayer de dépasser la gêne d’être obligé de reconnaître que la finan­cia­ri­sa­tion est glo­ba­le­ment fonc­tion­nelle et non pas prédatrice et que dans la glo­ba­li­sa­tion ces dis­tinc­tions sont jus­te­ment impos­si­bles ou en tout cas secondai­res. C’est en tout cas la posi­tion d’écono­mis­tes marxis­tes comme Michel Husson et aussi Robert Brenner pour qui il n’y a pas eu déconnexion parce que les sec­teurs manu­fac­tu­riers des prin­ci­paux pays expor­ta­teurs repo­saient eux aussi sur l’endet­te­ment. C’est toute l’orga­ni­sa­tion du crédit et des opérations financières qui a changé avec la glo­ba­li­sa­tion financière, par exem­ple quand il y a eu déspécia­li­sa­tion entre ban­ques de dépôts et d’affai­res. Il faut choi­sir. Si on pense comme Chesnais que le capi­tal finan­cier est un concentré de capi­tal global, alors il faut reconnaître le rôle actif du capi­tal finan­cier dans les acti­vités écono­mi­ques et ne pas cher­cher à reve­nir à l’époque de l’intermédia­tion ban­caire ou même à celle où seule la banque cen­trale pou­vait créer de la mon­naie (l’idéal de Cheminade et autres fas­cis­tes… ou trots­kis­tes lam­ber­tis­tes foca­lisés sur la fameuse loi de 1973).

24 – À un point tel qu’aujourd’hui les entre­pri­ses capa­bles de s’auto­fi­nan­cer à 100 % et elles sont nom­breu­ses, préfèrent emprun­ter vue la fai­blesse des taux.

25 – C’est-à-dire un mécanisme qui fait s’oppo­ser poli­ti­que monétaire et poli­ti­que budgétaire. Par exem­ple une poli­ti­que budgétaire de déficit et une poli­ti­que monétaire res­tric­tive à taux élevés ou l’inverse.

26 – Il ne faut pas oublier que ce sous-modèle s’accom­pa­gne de la coges­tion dans la direc­tion des entre­pri­ses comme le mon­trent aussi bien la puis­sance du syn­di­cat IG-Metall , la présence forte des salariés dans les conseils de sur­veillance et le vérita­ble pacte avec le diable passé par les salariés de Volkswagen avec leur direc­tion. Tout cela permet le dévelop­pe­ment d’un mer­can­ti­lisme intel­li­gent et le déploie­ment de stratégies dans le cadre d’une vision à long terme (réuni­fi­ca­tion, inves­tis­se­ments indus­triels, contrôle de l’hin­ter­land de l’Est…)

27 – L’OCDE vient de publier un docu­ment présen­tant sur les vingt dernières années l’évolu­tion du coef­fi­cient de Gini. Ce der­nier mesure la différence entre la courbe de Lorenz qui représente la pro­por­tion­na­lité des parts cumulées de popu­la­tion par rap­port aux parts cumulées de reve­nus et la bis­sec­trice du carré qui est censée représenter une droite d’égalité abso­lue (à 10 % de la popu­la­tion cor­res­pond 10 % des reve­nus, à 50 % de la popu­la­tion cor­res­pond 50 % des reve­nus, etc.). Le coef­fi­cient cal­cule la sur­face du trian­gle situé en des­sous de cette ligne et ses valeurs peu­vent varier de 0 (égalité abso­lue) à 1 (inégalité abso­lue). Qu’observe-t-on ? Du milieu des années 1980 au milieu des années 1990, les inégalités se sont accentuées glo­ba­le­ment alors qu’elles avaient suivi une décélération conti­nue pen­dant la période des Trente glo­rieu­ses. Mais cet accrois­se­ment concerne sur­tout les pays anglo-saxons et la France présente encore une ten­dance inverse. Dans la décennie sui­vante, ces inégalités se sont encore accrues par­ti­culièrement aux États-Unis, mais cela n’a pas été le cas dans plu­sieurs pays et encore en France où on a connu une sta­bi­lité du coef­fi­cient.
Ces inégalités se retrou­vent évidem­ment accentuées aux extrêmes, sur­tout pour les pays anglo-saxons, mais je ne dévelop­pe­rai pas ici puis­que le texte porte sur la crise enten­due au sens écono­mi­que du terme et non sur les inégalités et la trans­for­ma­tion des rap­ports sociaux.

28 – Par ce plan, le Trésor américain veut débar­ras­ser les ban­ques de leurs actifs « toxi­ques » à l’ori­gine de la crise. Ce fai­sant, il compte res­tau­rer la confiance dans le système finan­cier. En échange de cette action, il obtien­dra des titres de propriété dans les ban­ques aidées. Si les ins­ti­tu­tions financières se redres­sent, le Trésor tou­chera les bénéfices, voire reven­dra à profit ses titres. L’État sera aussi tenu d’assou­plir les moda­lités des prêts rachetés pour sou­la­ger les emprun­teurs propriétaires de mai­sons menacées de sai­sies. Pour la plu­part des écono­mis­tes, ce plan ne résoudra sans doute pas l’ensem­ble des problèmes. Pour Nouriel Roubini, pro­fes­seur à l’Université de New York et l’un des pre­miers à avoir prédit une crise d’une telle ampleur, la réces­sion est déjà là, mais « l’enjeu est d’éviter une crise du type de celle tra­versée par le Japon dans les années 1990, qui a anéanti pen­dant dix ans le sec­teur finan­cier. Si le plan est à 100 % effi­cace, la réces­sion américaine durera deux ans ».

29 – Marx lui-même à qui fina­le­ment on peut tout faire dire : « On peut le considérer [le capi­tal, NDLR] comme pro­duc­teur de plus-value, car il est la force révolu­tion­naire et la théorie de la valeur-tra­vail ne devient expli­ca­tive que dans la première phase » (Livre III, tome 8). Bon, d’accord, il faut déjà y arri­ver au livre III, quand la plu­part res­tent au cha­pi­tre 1 du Livre I.

30 – La prédomi­nance du mou­ve­ment et de la dyna­mi­que fait qu’il devient dif­fi­cile de parler en termes de cycles et donc de prévisions (cf. la théorie actuelle des cycles courts).

31 – La ten­dance à la capi­ta­li­sa­tion (rachats de leurs pro­pres actions par les entre­pri­ses et concen­tra­tion par fusions/acqui­si­tions) contre­carre la ten­dance à l’infla­tion. Et le fait que la valeur action­na­riale des gran­des entre­pri­ses dépasse la valeur matérielle des actifs n’est pas signe de déconnexion, mais que ces firmes se pro­dui­sent elles-mêmes comme valeur. C’est alors cette valeur qu’il faut faire croître parce que le capi­tal s’est emparé de la valeur. L’incompréhen­sion de ce pro­ces­sus conduit Lohoff et Trenkle dans La grande dévalo­ri­sa­tion (Post-éditions, 2014) à dire que « Dans le sec­teur de l’informa­tion, ce sont non seu­le­ment le capi­tal varia­ble, mais égale­ment le capi­tal cons­tant employé, qui sont sans rap­port avec la capi­ta­li­sa­tion boursière et les bénéfices » (p. 278). Comme pour eux le capi­tal ne peut être que phy­si­que (op. cit., note 1, p. 278), ils n’envi­sa­gent que la com­po­si­tion orga­ni­que des NTIC et non la com­po­si­tion tech­ni­que qui englobe les savoirs pro­duc­tifs du General intel­lect.
Même chose à propos du haro sur les pro­duits dérivés de la part de tous ceux qui oublient que la valeur notion­nelle des inno­va­tions financières est certes très forte, mais qu’à peine 4 % du total est effec­ti­ve­ment versé (la valeur liquide), car cela ne paie que la varia­tion des taux. C’est la même réaction paniquée qu’au moment du pas­sage à la mon­naie fidu­ciaire privée de toute valeur intrinsèque, car en excédent par rap­port à la valeur-or dans les années 1920 (cf. les thèses de Rueff à l’époque).

32 – Par exem­ple, chez Renault, le centre tech­no­lo­gi­que et scien­ti­fi­que de Guyancourt regroupe envi­ron 10 000 ingénieurs ce qui représente deux fois le nombre de salariés de la plus grosse unité française de pro­duc­tion de Douai. Comme Sergio Bologna en Italie (« De l’usine au contai­ner »), P. Veltz en France dans « L’inven­tion du conte­neur » insiste sur les effets réseaux et écono­mies d’échelle qui caractérise­raient ce capi­ta­lisme hyper-indus­triel

33 – Un exem­ple de bulle haussière en 1990, une bulle nul­le­ment spécula­tive, mais une bulle struc­tu­relle de crois­sance trop opti­miste parce que la valo­ri­sa­tion de ces nou­vel­les entre­pri­ses est très dif­fi­cile à évaluer avec des ins­tru­ments de mesure inap­pro­priés en l’état.

34 – Pour lui les luttes de clas­ses des années soixante et soixante-dix ont eu le même rôle que les deux guer­res mon­dia­les. Elles ont accéléré l’his­toire de la domi­na­tion capi­ta­liste (domi­na­tion for­melle/domi­na­tion réelle du capi­tal, « révolu­tion du capi­tal »). L’hypothèse d’Arrighi est intéres­sante, car en général, le danger des théories de la longue durée c’est de rendre secondaire ou même fran­che­ment acces­soire les luttes contre le capi­tal.
Dernière remar­que, l’hypothèse d’Arrighi n’est accep­ta­ble, au moins poli­ti­que­ment, que si ces mêmes luttes de ce der­nier assaut prolétarien n’étaient pas condamnées à cela à l’avance, à savoir accélérer l’his­toire… au bénéfice des autres, comme jus­te­ment ce fut le cas des deux guer­res mon­dia­les (la vio­lence accou­cheuse de l’his­toire, mais de l’his­toire du capi­tal). On peut tou­te­fois penser que la proxi­mité d’Arrighi avec le mou­ve­ment ita­lien (il est pro­fes­seur à l’uni­ver­sité de Trento en 1968) le délivre de tout soupçon à cet égard.

35 – Cf. La théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la mon­naie (1936) où Keynes parle de l’« eutha­na­sie du ren­tier » (Notes fina­les sur la phi­lo­so­phie sociale à laquelle la théorie générale peut conduire). L’eutha­na­sie du ren­tier se réalise en fai­sant dis­paraître la rareté du capi­tal par une nou­velle forme de par­tage de la richesse créée qui élimine « une répar­ti­tion de la for­tune et du revenu [qui] est arbi­traire et manque d’équité ». Le taux d’intérêt se réduira, dit Keynes, à la somme du coût de déprécia­tion et de la prime de risque. C’est « l’eutha­na­sie du pou­voir oppres­sif cumu­la­tif du capi­ta­liste d’exploi­ter la valeur-rareté du capi­tal. »

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