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"L’homme augmenté": pourrons-nous échapper au délire qui vient ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article43337
Fabriquer un être humain supérieur, artificiel, voire immortel, dont les imperfections seraient réparées et les capacités améliorées. C’est l’ambition du mouvement transhumaniste, qui veut créer un « homme augmenté » façonné par les biotechnologies, les nanosciences, la génétique. Ce projet technoscientifique avance discrètement, impulsé par les multinationales de la Silicon Valley, mais aussi les laboratoires européens et chinois. Quel être humain émergera de ces expérimentations hasardeuses sur notre espèce ? Voici un extrait de l’ouvrage Au Péril de l’humain, co-écrit par Agnès Rousseaux, journaliste de Basta !.
Sommaire
- Ce délire qui vient
- « Révolution NBIC »
- « Fabriquer l’humain »
- Pulsions primordiales et (...)
- Le monde fantasmé du « post-hum
Vous rêvez de devenir Spiderman ou un mutant immortel génétiquement amélioré ? Cela ne va pas être possible tout de suite. Mais des organes artificiels à la demande, c’est probablement pour bientôt, tout comme des interfaces homme-machine pour booster nos capacités intellectuelles, des molécules pour accroître notre durée de vie, ou la sélection génétique des embryons pour ne choisir que les « meilleurs ». À grand renfort de marketing, les technosciences nous promettent de grandes mutations pour les décennies qui viennent : implants cérébraux, organes de rechange et peau artificielle, prothèses bioélectroniques, bébés à la carte, nanomédecine, techniques d’amélioration cognitive ou de régénération des corps… L’être humain qui vivra mille ans est déjà né, osent affirmer certains technoprophètes !
L’homme du 21e siècle sera-t-il seulement « réparé », ou amélioré, connecté, hybridé ? Une chose est sûre : dans les prochaines décennies, des ruptures technologiques sans précédent vont sans doute rendre possible une transformation radicale de l’humain. Quel monde cela nous prépare-t-il ? Serons-nous encore humains lorsque nous aurons réalisé la fusion charnelle des corps et de la technologie ? Qui décide aujourd’hui des contours de cet homme du futur ?
L’ampleur des mutations annoncée est telle que nous sommes dans l’incapacité de cerner toutes les questions qui se poseront très rapidement à nous. Sera-t-il bientôt ringard de ne pas être « augmenté » ? De préférer avoir son téléphone dans sa poche plutôt que greffé dans son cerveau ? De ne pas vouloir intégrer des puces électroniques dans notre corps pour surveiller au quotidien notre santé ? Déjà certains rêvent de devenir « cyborgs » et greffent dans leurs doigts, leurs membres ou leur crâne des technologies pour ressentir de nouvelles sensations, pour entendre différemment ou communiquer avec leur ordinateur. Déjà des chimères homme-animal, pour faire pousser des organes à greffer, grandissent dans des laboratoires. Des organes artificiels – cœur, poumons, reins, œil… – sont testés, pièces interchangeables de corps réparables comme des machines ou des voitures. Déjà des implants électriques dans le cerveau permettent de soigner nos dépressions, nos boulimies, nos troubles obsessionnels.
Ce délire qui vient
Ces innovations, ces hybridations seront-elles réservées aux malades et personnes en souffrance, ou accessibles à chacun ? Seront-elles choisies ou subies ? Seront-elles rendues nécessaires par la pression sociale et la compétition exacerbée entre des travailleurs devant fournir toujours plus ? Verrons-nous demain une humanité à deux vitesses, tiraillée entre des humains « bio » et des humains hybrides et connectés, nouvelle ligne de fracture de nos sociétés ? Ces évolutions vont-elles renforcer les inégalités entre les humains « augmentés » et les autres, toujours vulnérables, moins puissants, plus « mortels » ?
Qu’en sera-t-il de nos identités ? Comment parviendrons-nous à maintenir le sens de notre humanité ? Déjà des bracelets électroniques (et demain sans doute des puces intégrées dans notre corps) nous permettent de contrôler l’état de notre santé, et d’obtenir des réductions de la part de nos assurances. Déjà des responsables politiques proposent d’implanter des puces électroniques aux migrants pour mieux les surveiller, ou aux enfants pour mieux les protéger. Déjà des expérimentations sont menées pour mesurer les effets de transfusions de sang humain « jeune » pour accroître la longévité. Pourrons-nous échapper au délire qui vient ?
« Révolution NBIC »
La promesse de cet « homme nouveau » est née avec la convergence des technosciences « NBIC » – nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives. En 2002, le président américain Bill Clinton reçoit un rapport intitulé « Converging technologies for improving human performance » [1], dans lequel les experts vantent les avancées des recherches dans ces secteurs clés et le bond en avant que va permettre leur convergence. On retrouve depuis quinze ans cette alliance des NBIC dans tous les projets pour améliorer les performances humaines. Et le transhumanisme [2], courant venu d’outre-Atlantique, débarque alors en Europe. Ce mouvement décrit un « humain en transition », toujours en bonne santé, à l’intelligence inédite et à la longévité décuplée. L’étape suivante, ce serait le « post-humain », l’être affranchi de la condition humaine, qui a totalement fusionné avec la machine.
La plupart des Européens se montrent encore amusés et incrédules devant les promesses des transhumanistes. Pendant que nos centres de recherche européens tentent, plutôt discrètement, de compenser leur retard dans la fabrique de l’homme augmenté, laboratoires chinois, milliardaires et entreprises de la Silicon Valley y engloutissent des fortunes. Google investit des millions de dollars dans des entreprises spécialisées dans le séquençage d’ADN, la recherche de l’immortalité ou l’intelligence artificielle. « Google va-t-il résoudre la mort ? », titre même un célèbre journal américain. De nombreuses multinationales – Google, IBM, Microsoft, Nokia, Samsung, Boeing… – soutiennent financièrement l’Université de la Singularité, principal think tank transhumaniste. Pendant ce temps, en Europe, beaucoup ne prennent pas au sérieux ce mouvement, malgré son influence dans les laboratoires, l’industrie, la recherche clinique ou la Bourse.
Les champs médicaux, militaires et sportifs permettent d’explorer de nouvelles fonctions, et de générer de l’acceptabilité sociale sur les innovations qui voient le jour. Personne ne s’oppose à des progrès médicaux qui permettront d’améliorer la vie de personnes malades ou en situation de handicap. Mais ces technologies pourraient permettre demain d’augmenter les capacités de chacun, notre acuité visuelle, nos fonctions cérébrales ou notre force physique. « Personne ne s’opposera jamais à ce que des tétraplégiques marchent. Mais les technologies développées à cette occasion pourront permettre de mettre au point la vision nocturne pour les fantassins envoyés en Afghanistan, les QI de 320, et les futurs post-Aryens de demain. Qui gagnera à la fin ? Les comités d’éthiques ou les intérêts financiers ? » [3]
« Fabriquer l’humain »
Le projet transhumaniste ambitionne de prendre le relais de l’évolution, pour construire un humain libéré des servitudes corporelles. L’homme devient ainsi créateur de l’homme. « Fabriquer l’humain », c’est pourtant prendre le risque de voir se développer une « sous-humanité technifiée », de plus en plus dépendante de technologies qui modèlent notre corps et notre cerveau, nos perceptions et nos sensations, et notre relation aux autres. C’est aussi jouer aux apprentis sorciers, en développant des expérimentations forcément hasardeuses, étant donnée la complexité de l’identité humaine. Cette vision du monde qui s’impose, sans débat, est celle d’une conception mécaniste du vivant, d’un homme devenu artificiel. L’homme-laboratoire de demain, technologiquement ou génétiquement modifié, sera un mutant. Et pour le transhumanisme, notre condition humaine, notre finitude, nos faiblesses, nos manques ne sont désormais qu’un problème pratique, en attente de résolution technique.
Cet « humain du futur » s’invente aussi dans les labos des entreprises européennes. Un marché très lucratif se développe, encouragé par les pouvoirs publics qui délivrent des crédits pour tenter de s’imposer dans la compétition mondiale des innovations et brevets. Qui impulse ces recherches ? Comment les débats démocratiques sur ces questions sont-ils complètement éludés ou confisqués ? Ce qui pose question, c’est la logique conquérante du transhumanisme. Ces évolutions nous sont présentées comme une liberté, un droit nouveau acquis par chacun. Mais de grandes ambiguïtés planent sur la liberté que nous aurons de refuser ces « propositions » qui s’imposent déjà subrepticement. Certains transhumanistes osent affirmer que ceux qui ne suivront pas le mouvement deviendront les esclaves de leurs semblables augmentés (ou même « de la viande »). Charmante perspective… Que ferons-nous face à l’hégémonie que pourraient acquérir les maîtres des puissances augmentées (post-humains ou machines artificielles) sur l’ensemble de l’humanité ?
Pulsions primordiales et espoirs immémoriaux
Le dépassement de l’humanité par la technique est désormais présenté comme inéluctable et irréversible. Il serait donc impensable de résister à cette « idéologie technoprophétique », rendue visible par quelques excités, mais aussi par de puissantes entreprises qui façonnent notre imaginaire et notre rapport aux technologies. Décrypter le storytelling du courant transhumaniste est aujourd’hui nécessaire. Car il ne s’agit pas seulement de quelques extrémistes qui rêvent d’immortalité, de s’injecter du sang neuf dans les veines ou de changer un par un tous leurs organes. Même si leurs associations et leurs colloques ne réunissent que quelques centaines de personnes, c’est un courant puissant, organisé, aux moyens colossaux. C’est une idéologie qui peut sembler marginale, mais qui fait la une des journaux. C’est une vision globale du monde et du devenir de l’homme, avec un caractère messianique, qui façonne les grandes orientations de la recherche dans nos sociétés.
Sa force ? Prendre appui sur nos pulsions les plus primordiales, sur nos espoirs immémoriaux : être plus forts, plus solides, plus rapides, plus intelligents, moins mortels. Nous affranchir de nos limites biologiques. Faire de l’organisme une mécanique à réparer, avec des pièces interchangeables, pour peu qu’on ait les moyens de se les offrir. Les changements qu’elles nous promettent dans les prochaines années sont inouïs. Rien de moins qu’une mutation de l’espèce humaine. Des promesses qui occultent tous les risques inhérents à ces pratiques hasardeuses, et tous les dégâts collatéraux – l’épuisement des ressources nécessaires, la pression sur l’environnement, les dangers en termes de santé publique, l’annihilation des cultures et même la fin de l’humanité.
Le monde fantasmé du « post-humain »
On nous annonce une révolution de l’espèce en quelques décennies. Peut-être est-ce survendu. Mais, quelle qu’elle soit, nous n’avons pas les outils et les lieux pour penser cette mutation. Celle-ci adviendrait, sans débat démocratique, à une vitesse folle. Qui aujourd’hui se demande en quoi ce futur serait désirable ? Ou en quoi cela participe (ou non) à l’humanisation de notre civilisation ?
Comme toujours avec les technosciences, l’éthique et la politique courent derrière, déjà larguées par les annonces de découvertes et d’expérimentations qui se succèdent. « Cet homme futur, que les savants produiront, nous disent-ils, en un siècle pas davantage, paraît en proie à la révolte contre l’existence humaine telle qu’elle est donnée, cadeau venu de nulle part (laïquement parlant) et qu’il veut pour ainsi dire échanger contre un ouvrage de ses propres mains », écrivait la philosophe Hannah Arendt en 1958 [4]. « La seule question est de savoir si nous souhaitons employer dans ce sens nos nouvelles connaissances scientifiques et techniques, et l’on ne saurait en décider par des méthodes scientifiques. C’est une question politique primordiale que l’on ne peut guère, par conséquent, abandonner aux professionnels de la science ni à ceux de la politique ». Face aux mutations qui s’annoncent, à cette fascination des rêves de puissance, aux aventures aveugles et désinvoltes qui pourraient mener notre espèce à sa perte, tenter de répondre collectivement à cette « question politique primordiale » est aujourd’hui plus que nécessaire.
Agnès Rousseaux et Jacques Testart
A lire : Jacques Testart, Agnès Rousseaux, Au péril de l’humain. Les promesses suicidaires des transhumanistes, Seuil, 272 pages, mars 2018.
P.-S.
* BASTA ! 28 FÉVRIER 2018 :
https://www.bastamag.net/Humains-modifies-technologiquement-contre-humains-bio-pourrons-nous-echapper-au
Notes
[1] Rapport commandé par la National Science Foundation et le Department of Commerce, et rédigé par le spécialiste des nanotecnologies Mihail C. Roco et le sociologue William Sims Bainbridge.
[2] Ce terme est réputé avoir été d’abord proposé en 1951 par le biologiste britannique Julian Huxley, frère du romancier Aldous Huxley et théoricien de l’eugénisme. Cependant l’ingénieur français Jean Coutrot l’a utilisé dès 1939 (Olivier Dard et Alexandre Moatti, « Aux origines du mot “transhumanisme” », Futuribles, juillet 2016).
[3] « Les singes de Clinatec ont raté le prix Nobel », Le Postillon, octobre-novembre 2015.
[4] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, 1958, Calmann-Lévy, 1961.