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De Marx au marxisme - Entretien avec Gregory Claeys
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http://www.laviedesidees.fr/De-Marx-au-marxisme
Deux siècles après la naissance de Marx, l’historien du socialisme Gregory Claeys revient sur la formation intellectuelle du penseur et sur sa postérité multiforme, de la Révolution d’Octobre jusqu’au regain d’intérêt qu’il suscite depuis la crise de 2008.
Gregory Claeys est Professeur d’histoire de la pensée politique à l’Université de Royal Holloway (Londres). Ses recherches se consacrent aux mouvements de réforme politique et sociale des années 1790 au début du XXe siècle, avec une attention particulière portée à la pensée utopique et au premier socialisme. Il est l’auteur, entre autres ouvrages, de Machinery, Money and the Millennium : From Moral Economy to Socialism (Princeton University Press, 1987), Citizens and Saints : Politics and Anti-Politics in Early British Socialism (Cambridge University Press, 1989), Searching for Utopia : the History of an Idea (Thames & Hudson, 2011) et Marx and Marxism (Penguin, 2018).
La Vie des Idées : les récentes biographies de Marx par Jonathan Sperber et Gareth Stedman Jones [1] ont tenté de redécouvrir l’homme « historique », loin du Marx des politiciens et des idéologues. Vous opérez au contraire un retour vers l’histoire des idées de Marx. En tant qu’historien du socialisme, quelle est la spécificité de votre approche ?
Gregory Claeys : j’ai souhaité réaffirmer la place de Marx dans un contexte socialiste bien établi. Il fallait prendre en compte l’échec antérieur du socialisme communautaire (le fouriérisme, mais surtout l’owénisme, pour lequel Engels avait une certaine sympathie), ce qui explique qu’en 1848, la perspective d’un renversement du capitalisme par la voie révolutionnaire avait gagné en crédibilité. Tout comme les owénistes et d’autres socialistes du début du XIXe siècle, Marx croyait à la nécessité d’imaginer l’avenir afin de proposer une critique du capitalisme. Cette vision d’avenir contenait essentiellement l’idée, assez mal définie, de l’avènement d’une société communiste. Quant à sa critique du capitalisme, elle se développe d’abord, vers 1843-1844, autour du concept d’« être générique » (Gattungswesen) emprunté à Feuerbach, avant de s’incarner dans une « éthique du devenir ». D’après cette dernière, le mouvement ouvrier et le sentiment de but partagé qu’induit la division du travail préfigurent ces piliers de la société future que sont la solidarité et la sociabilité.
À mon sens, le projet de Marx demeure utopiste à bien des égards. En particulier, il soutient l’idée de développement total, et récuse la spécialisation et la division du travail entre activités manuelles et intellectuelles. Marx est souvent étudié comme philosophe, comme économiste politique, et comme révolutionnaire. Loin de moi l’idée de minimiser ces aspects de son parcours ; cependant, il me semble que son œuvre est moins éloignée des autres formes de socialisme qu’on ne pourrait le penser.
La Vie des Idées : Vous réaffirmez donc la nécessité d’abandonner la distinction entre socialisme « utopique » et socialisme « scientifique ». Comment une redéfinition de l’idée d’utopie peut-elle éclairer la pensée de Marx sous un jour nouveau ?
Gregory Claeys : Marx, et encore davantage Engels puis Lénine, ont toujours affirmé que la « conception matérialiste de l’histoire » n’avait rien en commun avec la chimère des « [éditions] in-douze de la Nouvelle Jérusalem » [2] qui caractérisait selon eux la pensée des premiers socialistes. Marx avait une formulation plus rigoureuse de l’analyse historique que la plupart des socialistes qui l’avaient précédé. Cependant, dans un de mes précédents ouvrages, Machinery, Money and the Millennium, je montrais que les owénistes en particulier étaient sur ce point les héritiers des grands penseurs des Lumières écossaises, sources qui ont également été centrales pour la pensée de Marx et sa vision renouvelée du socialisme.
Vers 1845-1846, Marx élabore sa théorie déterministe, qui postule l’inévitabilité de la révolution prolétarienne, de la dictature du prolétariat et enfin, à travers elle, de l’avènement de la société communiste. Compte tenu de l’échec de cette théorie, l’appellation de « socialisme scientifique » apparaît désormais confuse et obsolète. Si je vois en Marx un utopiste, c’est donc tout d’abord au sens positif du terme : la capacité à envisager un avenir lointain, pour y interroger une possible évolution du capitalisme. Dans un deuxième temps, il est question d’utopie dans des acceptions plus neutres : un ensemble d’hypothèses quant aux formes que prendrait la voie vers la société future, et cette société elle-même. Ces hypothèses concernent par exemple l’amélioration du comportement humain après l’abolition de la propriété privée, la possibilité d’abolir la politique et l’État (une fois que les travailleurs toucheraient un salaire décent, et formeraient la classe des administrateurs), l’absence de conflit entre le parti révolutionnaire et les autres branches du pouvoir prolétarien, ce qui rendrait caduque la nécessité d’une séparation des pouvoirs, etc.
Marx est donc un utopiste selon une pluralité de sens. Cela est clair lorsqu’il imagine un monde où les machines effectueraient l’essentiel du travail, pour permettre aux êtres humains de s’épanouir durant le temps libre ainsi créé. Cette vision, qui contraste avec les solutions qu’il offre au problème de l’aliénation en 1844, domine les écrits tardifs de Marx. Elle fait écho aux écrits des premiers socialistes, de Robert Owen en particulier. Dans cette vision, les formes les plus basiques de l’exploitation de l’homme par l’homme ont été abolies. C’est là un but qui demeure d’une immense noblesse.
La Vie des Idées : Marx a souvent été qualifié d’auteur difficile, ce que semble contredire la très large diffusion de sa pensée, à tel point que certains de ses concepts (la dictature du prolétariat, la religion comme « opium du peuple ») sont entrés dans le langage courant. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Gregory Claeys : On peut se demander si la majorité des marxistes ont réellement lu Marx… La plupart des textes dont nous disposons aujourd’hui n’ont en réalité connu une diffusion de masse que depuis la seconde moitié du XXe siècle. La popularité de la pensée de Marx repose donc avant tout sur les résumés qu’en a fait Engels sur le tard (notamment dans Socialisme utopique et socialisme scientifique en 1880), et sur le Manifeste du Parti communiste, ouvrage certes programmatique, mais très facile d’accès. Les intellectuels et les plus instruits ont eu tendance à insister sur la difficulté de Marx en le reliant le plus possible à Hegel, en partie afin d’assurer leur propre position dominante dans la sphère des idées. Le système de Marx peut cependant être résumé à un ensemble de propositions relativement simples ; au cours de l’histoire, la plupart des marxistes ont ensuite réduit ce système à un principe unique : la fin de l’exploitation, soit par la disparition de la propriété terrienne, dans les pays où la paysannerie était prédominante, soit par celle des capitalistes dans les pays qui étaient davantage industrialisés.
La Vie des Idées : en quoi la Révolution d’Octobre a-t-elle constitué un tournant pour l’histoire du marxisme ?
Gregory Claeys : À la fin du XIXe siècle, le marxisme avait gagné du terrain en Europe occidentale, notamment en Allemagne, où la perspective d’une transformation pacifique du capitalisme (option que Marx et Engels avaient acceptée, sous certaines conditions) était devenue une alternative plutôt réaliste. Au soir de sa vie, les admirateurs russes de Marx l’avaient encouragé à envisager la possibilité d’une révolution dans un pays où le capitalisme n’en était qu’à ses balbutiements, où le prolétariat était quasi-inexistant, et où un long processus d’industrialisation serait nécessaire pour assurer le développement de la base économique, effort indispensable lorsqu’il s’agit de dégager à la fois du temps libre et des richesses. Lénine, on le sait, s’était auto-proclamé marxiste, pour réinterpréter Marx sous un angle anti-impérialiste. À la faveur de la victoire des Bolchéviques, le marxisme s’est imposé au XXe siècle comme la grande référence pour tout discours critique du capitalisme, de l’impérialisme et de l’exploitation en général.
Mais bien entendu, Lénine a aussi fondamentalement altéré le marxisme. Il lui a en particulier adjoint l’idée de centralisme démocratique, en d’autres termes, la dictature du parti avant celle du prolétariat, et celle de la nomenklatura sur le reste de la population — autant d’aspects que Marx n’avait jamais envisagés. Jamais ses idéaux n’ont prescrit la formation d’un État policier en temps de révolution et de guerre civile, non plus que l’élimination ou la neutralisation des soi-disant ennemis du régime ou du prolétariat. L’animosité envers la bourgeoisie et les koulaks (paysans aisés) a conduit à leur quasi-disparition en tant que classe.
La Vie des Idées : la postérité de Marx a souffert de son association historique avec le totalitarisme soviétique. Par conséquent, la volonté de réévaluer sa pensée peut conduire à des réécritures de l’histoire, voire à l’adoption d’une posture contrefactuelle. Comment les historiens peuvent-ils éviter cet écueil ?
Gregory Claeys : À mon sens, un historien se doit de dire la vérité avant toute chose. Bâtir un capital politique à partir de ce qui est vrai ou non ne doit intervenir qu’en second lieu. L’ouverture des archives soviétiques en 1991 a confirmé l’expérience personnelle de Soljenitsyne à une échelle plus vaste encore. Vers 2010, d’autres informations, elles aussi censurées jusque-là, ont révélé l’étendue des exécutions de masse et des vagues de famine en Chine. Il en va de même pour ce désastre que fut le régime de Pol Pot au Cambodge. J’avais longuement abordé ces terribles événements dans Dystopia : A Natural History (2016), et cela m’a donné matière à repenser Marx. J’ai souhaité revisiter son mythe sans jamais perdre de vue les errements du marxisme-léninisme, du stalinisme et du maoïsme au XXe siècle, et par conséquent, sans jamais refuser de le confronter à cette postérité. J’ai depuis longtemps le sentiment que la défaite relative des discours de gauche après 1991, notamment face à la montée des idéologies néo-libérales, vient en partie d’une incapacité à faire pleinement face à ce bagage totalitaire, et à reconnaître que ce dernier découle en partie de Marx. Accepter cela nous permet au contraire d’identifier ce qui, au sein de sa pensée, peut être conservé.
La Vie des Idées : Depuis la crise économique de 2007-2008, Marx a connu un regain d’intérêt assez inattendu. En quoi cette redécouverte diffère-t-elle des formes plus anciennes du marxisme ? Marx demeure-t-il d’actualité aujourd’hui ?
Gregory Claeys : Voilà près de 20 ans que le marxisme n’est plus un courant de pensée de masse, hormis en Chine et dans un petit nombre d’autres pays, tels que Cuba, la Biélorussie et la Corée du Nord. Les effets prolongés de la crise économique de 2007-2008 se sont désormais agrégés ou intégrés à trois autres évolutions caractéristiques du début du XXIe siècle : la robotisation et la perspective d’une vie « hors travail », l’accroissement massif des inégalités économiques, et la dégradation de l’environnement, à une échelle telle que certains prédisent que la fin de l’humanité pourrait bien avoir lieu au cours de ce même siècle. Marx a beaucoup à nous apprendre au sujet de ces deux premiers facteurs, mais bien peu concernant le troisième. Faire usage de sa pensée pose également problème à l’heure où le prolétariat, cet acteur classique de la révolution, forme désormais une classe en déclin. Marx avait toutefois proposé une vision de l’existence où les masses ne seraient plus totalement tributaires de la nécessité sociale de travailler, puisque les machines auraient en grande partie pris le relais, et où l’oppression, la coercition et l’exploitation auraient été peu ou prou éliminées. C’est cette vision qui demeure aujourd’hui digne d’intérêt.