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URSS-Histoire. «On ne lit pas les ouvrages de Moshe Lewin de la même façon quand on a sa biographie à l’esprit»
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Par Eric Aunoble
Lewin Moshe, Les sentiers du passé. Moshe Lewin dans l’histoire. Textes présentés et annotés par Denis Paillard, Paris et Lausanne: Éditions Syllepses et Page 2, 2015, 193 pages, 15 euros.
Lewin Moshe, Russie/URSS/Russie (1917-1991). Textes rassemblés et présentés par Denis Paillard, Paris, Lausanne et Saint-Joseph-du-Lac (Québec): Éditions Syllepse, Page 2 et M éditeur, 2017, 264 pages, 20 euros.
Le nom de Moshe Lewin n’est sûrement pas inconnu des lecteurs des CMO. Son Dernier Combat de Lénine (1967 – réédition Syllepses et Page deux, 2015) avait réjoui ceux qui se refusent à voir en Staline le continuateur de Lénine. En démontrant que ce dernier entendait mener une véritable «guerre» contre le chauvinisme grand-russe mis en œuvre en Géorgie par le secrétaire général du parti, Lewin confirmait les assertions longtemps non vérifiables de Trotsky. Par ailleurs, cet historien mort en 2010 fut un des initiateurs et des meilleurs représentants du courant dit révisionniste en histoire soviétique: à l’encontre de l’école totalitariennne qui décrit le régime soviétique comme une partitocratie et une idéocratie intangibles du 7 novembre 1917 au 25 décembre 1991, il a montré qu’il existait bel et bien une société en URSS, société dont les strates trouvaient le moyen de s’exprimer et d’agir malgré et contre la chape de plomb imposée par le pouvoir.
Moshe Lewin avait développé ses vues dans deux livres publiés en français, La Formation du système soviétique (Gallimard, 1987), consacré essentiellement à la question paysanne, et Le Siècle soviétique (Fayard/Le Monde diplomatique, 2003), livre-somme comprenant de fort belles pages entre autres sur les camps, l’appareil d’État ou la bureaucratie. Néanmoins, ces livres n’abordaient jamais la période révolutionnaire, ce qui déformait de facto la perspective d’appréhension du régime. La société soviétique était présentée comme un système spécifique, ni capitaliste ni socialiste, dont les contradictions semblaient finalement plus fonctionnelles que sociales. Et si Lénine était défendu dans son action, il apparaissait plus comme un homme d’État progressiste avisé que comme un révolutionnaire. En somme, les luttes de classes et les luttes politiques en URSS faisaient un peu les frais de l’analyse historique.
Grâce à Denis Paillard qui traduit et publie aux éditions Syllepses et Page 2 des textes jusqu’alors inédits, on peut se faire une image plus précise de l’historien et mieux comprendre son travail. Les Sentiers du passé rassemblent des textes autobiographiques (parfois redondants) et dont se dégage «Mon itinéraire», texte de la conférence passionnante que Moshe Lewin donna à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine de Nanterre en 2002. Lewin a grandi à Vilno, quand la ville était polonaise, entre 1918 et 1939. Le régime fondé par Pilsudki l’a précocement vacciné contre les séductions du nationalisme et les illusions quant à la portée de la démocratie électorale. Avec de plus l’antisémitisme omniprésent, «des leçons d’histoire plutôt dures» (p. 55) lui furent ainsi administrées. Militant à l’Hashomer Hatzaïr, mouvement de jeunesse marxiste «situé à l’extrême gauche du mouvement sioniste» (p. 52), le jeune Moshe lit Malraux, Céline et Marx. Il le dit lui-même: cet «engagement politique (…), très intense et stimulant, m’a permis d’acquérir certains outils et habitudes qui font que l’on arrive, parfois intuitivement, à interpréter le cours des événements, la direction qu’ils prennent» (p. 56).
Après la soviétisation de Vilno, ces capacités d’analyse et de survie sont mises à l’épreuve dès juin 1941, lors de l’attaque nazie. Avec un camarade, Moshe Lewin part à pied vers l’est. Des soldats soviétiques en retraite les font monter dans un camion contre la consigne de leur officier: «Ils nous ont donné 200 km d’avance sur les motards allemands – et la vie !» (p. 57). En effet, tous les proches et les camarades de Moshe Lewin restés sur place seront assassinés par les nazis. Âgé de 20 ans, il travaille pour sa nouvelle patrie, dans des kolkhozes où règne encore l’ordre patriarcal du mir ou dans une fonderie dont l’équipement datait d’avant 1917. Cette expérience de l’Union soviétique, au milieu du peuple, n’a rien d’idyllique (là encore l’antisémitisme peut sévir), mais elle lui fait connaître une réalité qui n’avait rien à voir avec les discours de Staline ou les résolutions du Politburo.
Voulant se battre contre les nazis, il est versé dans une école d’officiers dont il sortira au moment de la victoire. Sa science militaire lui servira néanmoins en 1946, quand, de retour en Pologne, il participe à des unités autonomes de défense des juifs survivants contre une populace toujours antisémite. Autant dire que le nouveau pouvoir «populaire» polonais ne défendait pas le socialisme tel que Lewin le concevait, ni même un humanisme a minima. Il s’exile donc en France, puis en Israël, où, soldat, il dénonce les pratiques de l’armée: nouvelle expérience politique, nouvelle prise de distance avec ceux qui transforment un idéal d’émancipation en ordre étatique.
L’homme, qui devient étudiant à la Sorbonne à 40 ans, en 1961, a donc toutes les raisons de s’attaquer à l’énigme soviétique, mais il a aussi l’expérience personnelle et l’outillage théorique pour le faire.
On ne lit pas les ouvrages de Moshe Lewin de la même façon quand on a sa biographie à l’esprit. Non que ses travaux ne se suffisent pas à eux-mêmes, mais parce que la posture scientifique adoptée par l’auteur (la «neutralité axiologique») en brouille les enjeux politiques. À ce titre, Russie/URSS/Russie (1917-1991), recueil de certains des derniers textes de Lewin, est une bonne surprise tant la réflexion s’ordonne clairement dans une perspective marxiste. Cela ne rend pas la lecture du livre plus facile. Loin d’un travail de vulgarisation, nous avons ici une pensée condensée, nourrie par des décennies de débats politiques et historiographiques que Lewin ne rappelle qu’allusivement. C’est le mérite de l’introduction de Denis Paillard de resituer les thèmes abordés dans un cadre conceptuel trotskyste.
La première idée-force de Lewin est de refuser l’invariance du système soviétique en opposant une première période «qui va de la Révolution jusqu’à la fin du pouvoir de Staline [et qui] se caractérise par une très grande instabilité» et une «seconde période, inaugurée par Khrouchtchev, [qui] est par contraste, raisonnablement pacifique et stable» (p. 35). En arrière-plan, c’est l’évolution du «lien agraire» (1) qui se joue: la révolution paysanne contre les grands propriétaires s’est traduite par une «archaïsation» des rapports économiques et sociaux à laquelle Staline répond par un «despotisme agraire» rien moins que moderne. Loin d’être omnipotent, le stalinisme est donc un système «impossible»: «Bouleversements profonds, objectifs grandioses, crises incessantes: [il en] résultait une énorme pression sur les dirigeants» Dans la phase suivante, à laquelle Lewin dénie le qualificatif de «stalinien», l’«immobilisme bureaucratique» ne prétend plus commander à une société qui s’urbanise rapidement et étouffe dans un cadre politique dépassé.
La deuxième idée reçue à laquelle Lewin s’attaque est le caractère «socialiste» de l’URSS. Il montre d’abord que l’idéologie officielle change du tout au tout pour aboutir sous Brejnev à «un système partisan du statu quo qui, s’il utilisait quelques termes repris des “pères fondateurs”, s’employait avant tout à “émasculer” – en fait détruire l’essence même et le contenu de l’original» (p. 68). Quant au «socialisme», a fortiori dans un seul pays, ce n’était pas l’objectif des révolutionnaires russes. Ce qui est sorti de la marmite de l’histoire n’avait rien à voir avec Marx. C’était un système qui «partageait avec [le capitalisme] le fait que l’appropriation se faisait exclusivement pour le bénéfice des élites au pouvoir. Les mécanismes de cette appropriation étaient toutefois structurellement différents: [elle] ne reposait pas sur la propriété privée des moyens de production, et les avantages personnels des privilégiés du système consistaient principalement en biens de consommation» (p. 72).
Un chapitre central est consacré à la guerre civile considérée comme la matrice d’un «système qui (…) n’a pas été bâti méthodiquement selon quelque plan préétabli. Au contraire, il est le fruit d’improvisations sous la pression permanente de situations d’urgence» (p. 98). La victoire des rouges s’explique par le soutien de classe dont ils bénéficiaient, mais il faut aussi souligner que «c’est le camp capable de produire un État qui pouvait prendre en charge la réunification du pays et la mise en place d’un système sociopolitique» (p. 104). Pour ce faire, il fallait tenter de réemployer largement les anciennes «élites». Les forces révolutionnaires de 1917 sortent transformées par cette épreuve: «Le parti s’est militarisé et est devenu hautement centralisé (…). Ses cadres ont été déplacés selon les nécessités» (p. 118). Les nouveaux adhérents ne découvrent le bolchevisme que sous cette forme caporaliste et «bien des membres de la vieille garde étaient désespérés, dépassés et entourés de toutes parts par une masse de gens dont ils ne partageaient ni la culture ni la mentalité» (p. 120). Plus généralement, la séquence peut se résumer par la formule «archaïsation + étatisation». Ainsi, «se met en place ce qui va devenir une tradition» (p. 130).
L’étude des rapports entre «ego et politique» est l’occasion de montrer «l’antibolchevisme croissant de Staline» (p. 137), construit dans l’opposition à Trotsky dès la guerre civile et poursuivi sous le masque du culte de Lénine. Le slogan «les cadres décident de tout» (2) montre finalement l’effacement de la politique au profit de l’exercice du pouvoir. Il est l’équivalent soviétique du «l’État, c’est moi» louis-quatorzien. La «paranoïa systémique» (p. 141) des années 1930 est la réponse aux bouleversements provoqués par le pouvoir; bouleversements provoqués mais non contrôlés par lui vu que les institutions ont été «châtrées». On assiste particulièrement à «la liquidation du parti en tant qu’organisation politique indépendante» (p. 145).
Dans «Les ouvriers en quête d’une classe», Lewin fait une brillante synthèse sur le prolétariat russe, sur son rôle central et l’évolution de sa conscience, non seulement avant mais aussi après 1917, quand il se développe désormais sans capitalistes. L’attention portée aux formes d’adresse (monsieur, camarade, vous, tu…) permet une description fine des rapports sociaux et de leur stratification de plus en plus poussée après guerre.
Dans un «Rapport d’autopsie», Moshe Lewin explique la disparition de l’URSS par une centralisation extrême qui dédaignait les «petits» problèmes locaux tout en faisant de moins en moins la preuve de sa capacité de décider contre sa propre pesanteur bureaucratique. En même temps, s’affirmait «la prépondérance de l’administratif sur le politique dans le parti et le système», se soldant par «la disparition de la politique dans le parti parallèlement à la disparition de toute politique de planification dans le plan» (p. 191). Cette question de la place du marché et de l’administration dans l’économie est discutée notamment à partir d’une brochure de Trotsky sur la NEP. Ni capitaliste ni socialiste, l’économie soviétique n’était qu’étatiste.
Un exposé de 1992 sur le nationalisme rappelle la force du chauvinisme grand-russe au sein de l’appareil d’État soviétique dès les années 1920 et détaille l’existence d’un courant nationaliste au sommet du parti après Khrouchtchev. On s’aperçoit que le marxisme-léninisme officiellement proclamé n’empêchait pas l’expression d’idées foncièrement réactionnaires et notamment antisémites. Ce courant était d’ailleurs à la manœuvre lors de l’éclatement de l’URSS, préférant une Russie enfin souveraine à un État multiethnique qui ne serait plus dirigé d’une main de fer. Écrites à une époque où la Russie semblait ne pas devoir survivre à la disparition de l’URSS, ces lignes prennent une résonance particulière quand on les lit aujourd’hui.
Lewin affirme dans un dernier texte de 1994 que «désigner la Russie comme menace principale dans le cadre d’une nouvelle politique internationale de l’Europe irait (…) dans une direction opposée aux leçons qui s’imposent». Toujours prémonitoire, il rappelle aussi que «les “hommes forts”, de nos jours, sont le signe d’États faibles» et met en garde contre le «marché-roi».
En refermant ce livre très conceptuel, le lecteur a le sentiment que son effort a été amplement récompensé. Moshe Lewin a peut-être plus de sympathie pour Boukharine voire Gorbatchev que pour Trotsky, mais son usage du marxisme force le respect par sa capacité à relier des phénomènes hétérogènes dans leurs dynamiques sociales. Si la voix de Lewin manque dans l’historiographie, les qualités de son analyse marxiste font malheureusement défaut plus largement.
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(1) «Agrarian nexus» aurait peut-être été mieux traduit par «nœud agraire» pour rendre le rôle d’articulation de l’évolution sociale tenu par la question paysanne.
(2) Là encore, la traduction choisie, «les cadres commandent à tout», ne semble pas très heureuse.
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Cette «Note de lecture» est parue dans les «Cahiers du mouvement ouvrier», numéro 78, deuxième trimestre 2018 (avril-mai-juin 2018). «1917-2017. Centième anniversaire des révolutions russes». Sixième numéro spécial. «L’explosion de la guerre civile». La reproduction de cet article nous a été accordée par Jean-Jacques Marie, directeur de la publication. L’abonnement aux «Cahiers du mouvement ouvrier» peut être fait, pour un montant de 40 euros (en Europe et de 35 euros en France) en vous adressant à jjmarie@club-internet.fr