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«Le 1er décembre à Paris: ils manifestent tous, mais pas tous ensemble»
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Par Mathidle Goanec, Dan Israel et Faïza Zrouala
L’«acte 3» de la mobilisation des «gilets jaunes» permettra-t-il à ce mouvement sans leader, sans structuration solide et sans mots d’ordre homogènes de franchir un pas décisif? Alors que la réponse d’Emmanuel Macron, mardi 27 novembre, n’a pas convaincu, alors que le ministre de la transition écologique (François de Rugy) a reçu le même soir des représentants du mouvement mais qu’il persiste à affirmer que «la fiscalité écologique n’a pas vocation à résoudre les inégalités», le désormais traditionnel appel au rassemblement sur les Champs-Élysées à Paris a été lancé pour ce samedi 1er décembre.
Un appel dont l’écho, en cette troisième semaine du mouvement, se propage de façon plus profonde au sein du mouvement social, du côté de ses acteurs traditionnels comme de ses strates les plus militantes. Syndicats, mouvements antiracistes ou brassant plus large à gauche, étudiants… semblent déterminés à prendre le train en marche, au moins pour une journée de manifestation.
Impossible pour l’heure de savoir si la multitude d’appels lancés donnera lieu à un agrégat de manifestations, chacune de son côté, ou si au-delà du patchwork militant, un mouvement commun est en train de se consolider. Nul doute que la journée parisienne de samedi apportera un début de réponse.
Pour voir se dessiner les enjeux du moment, il est tentant de regarder du côté du secteur pétrolier. Depuis plusieurs jours, la plupart des raffineries Total, ainsi que des dépôts pétroliers, sont en grève. Une aubaine pour la large fraction des «gilets jaunes» qui appelle à un blocage de l’économie pour faire monter d’un cran leur mouvement? Le spectre d’une pénurie à la pompe rôde, et le symbole, puissant, entre particulièrement en résonance avec un mouvement qui s’est fondé sur le refus des hausses de taxes sur les carburants.
Et pourtant. C’est presque un cas d’école. Salariés du raffinage et citoyens en jaune se regardent en chiens de faïence, chacun craignant de l’autre une forme de récupération. Et la défiance n’est pas seulement stratégique. La CGT, majoritaire chez Total, avait prévenu dès le mois d’octobre, avant le surgissement des «gilets jaunes», qu’elle pourrait lancer une grève, dans le cadre de la remise en cause de la convention collective du pétrole, après la mise en œuvre des ordonnances Macron sur le code du travail.
Les syndicats de l’énergie soupçonnent les deux poids lourds Total et ExxonMobil de vouloir supprimer ou revoir à la baisse leurs primes, qui forment une part non négligeable de leur salaire. Depuis le 1er janvier, il est en effet possible pour une entreprise de proposer un accord d’entreprise moins avantageux que l’accord de la branche professionnelle dont elle dépend. Jeudi 22 novembre, après une journée de négociations ratées avec l’Union française des industries pétrolières, la CGT et FO ont donc officialisé leurs positions et appelé les personnels du secteur pétrolier à «intensifier la grève, engager des arrêts d’installation, bloquer les expéditions, la production et la distribution». Quelques jours à peine après la première action d’ampleur des «gilets jaunes», cet appel ne pouvait que provoquer un télescopage, dans l’opinion et dans les médias.
«Nous n’avons pas attendu les “gilets jaunes”, insiste cependant Patrick Bernardo, délégué CGT de la raffinerie de Grandpuits (Seine-et-Marne). A titre personnel, je ne suis d’ailleurs pas forcément d’accord avec eux: pour répondre au problème du pouvoir d’achat, je suis pour une hausse des salaires, et pas une baisse des impôts.» Il concède néanmoins que certains adhérents de son syndicat sont des participants actifs au sein du mouvement citoyen.
Le dialogue, de fait, n’est pas forcément aisé. «Les “gilets jaunes” sont depuis des jours sur le rond-point menant à la raffinerie, explique Fabien Cros, de la CGT du site Total de la Mède (Bouches-du-Rhône), mais ils découvrent seulement maintenant que nous sommes en grève! On se parle, mais ils n’écoutent pas vraiment.»
Au Havre, à la pointe du mouvement de grève, une mise à l’arrêt de la raffinerie Total a été votée lundi. L’assemblée générale qui a mené à cette décision s’est tenue au pied de l’usine de Gonfreville-l’Orcher, sur le rond-point même où se rassemblent les manifestants locaux. «Il y a eu des prises de parole, 200 personnes étaient présentes, raconte Thierry Dufresne, coordinateur CGT chez Total, qui décrit l’ambiance. De nombreux “gilets jaunes” ont carrément découvert à cette occasion ce qu’était une AG, ce qu’était la CGT!» Différence de culture, méfiance aiguë chez plusieurs «gilets jaunes», opposés à tout ce qui ressemble de près ou de loin à une institution : le dialogue reste difficile.
Les ouvriers du pétrole confessent aussi une forme de lassitude à faire la grève «pour les autres», les récents conflits sociaux ayant laissé des traces et de l’amertume. «En 2016, au moment de la loi El Khomri [pour défaire le Code du travail], nous étions censés être en grève interprofessionnelle, rappelle Thierry Dufresne. Les raffineurs étaient les plus mis en avant et les plus éprouvés. Mais seuls, on ne fait pas plier un gouvernement. La vraie paralysie, ce ne sont pas des feux de palettes sur un rond-point, c’est de cesser le travail dans les entreprises!» Pas question non plus de se laisser enfermer dans un mouvement fourre-tout, de s’épuiser et de perdre la main sur une négociation corporatiste. «C’est un peu méchant, mais pour une fois, on pense un peu à notre gueule», résume Patrick Bernardo.
Cette question de l’association, ou non, de revendications diverses dépasse les seuls secteurs industriels susceptibles de bloquer l’économie du pays. Elle se posera avec acuité, aussi, samedi à Paris. Pour la CGT, par exemple, qui a programmé depuis longtemps de défiler contre le chômage et la précarité à cette date. Le départ est programmé à 14 heures, place de la République. Certes, il n’est pas prévu pour le moment que le défilé syndical remonte vers les Champs-Élysées. Certes, dans son appel lancé le 19 novembre, la confédération refuse tout lien avec «ceux distillant des idées xénophobes, racistes, homophobes». Mais comme Mediapart l’a souligné, elle est bien consciente du mouvement qui s’est levé en France et qui a rattrapé nombre de ses propres militants.
Et qui peut dire comment se dérouleront les manifs dans la myriade de villes de province où rassemblements syndicaux et mouvement des «gilets jaunes» pourraient se croiser lors des défilés, voire viser les mêmes cibles – les préfectures par exemple? A Toulouse, le syndicat, allié à la FSU et à Solidaires, appelle même les gilets jaunes à les rejoindre. La CGT a donc brassé large, appelant «tous les citoyens, les salariés actifs et retraités à se joindre aux manifestations des privés d’emploi pour exiger des réponses immédiates et précises de la part du gouvernement et du patronat». Un tel mot d’ordre déplaît au nouveau patron de FO, Yves Veyrier, qui a critiqué dans Les Échos un appel «adressé aux citoyens et non aux seuls travailleurs», sortant donc «du cadre syndical».
«Faire sans nous, c’est faire contre nous»
D’autres ont choisi clairement de ne pas faire bande à part. Le «front social», qui réunit notamment des syndicalistes Sud et CGT et des militants du NPA, sera dans la rue, comme depuis le début des manifestations. Le syndicat Sud-Solidaires a d’ailleurs décidé d’être «partout». Il invite à se rendre en masse à tous les rendez-vous prévus samedi dans la capitale, y compris celui des «gilets jaunes», au nom de «la justice sociale, la justice fiscale et la transition écologique», et de l’égalité.
«Nous voulions déjà rassembler au printemps, ça n’a pas pris, mais peut-être que le terrain est maintenant plus fertile», remarque Bruno Poncet, cheminot responsable du syndicat Sud-Rail, qui partira en cortège à 13 heures vers les Champs-Élysées depuis la gare Saint-Lazare à Paris, en compagnie de ceux qui avaient organisé des «AG intergares» quotidiennes à la gare du Nord [militants syndicaux] contre la réforme de la SNCF, mais aussi de membres de l’Action antifasciste Paris-Banlieue et du Comité Adama, du nom d’Adama Traoré, cet homme de 24 ans retrouvé mort en 2016 dans une gendarmerie du Val-d’Oise, dans des circonstances toujours non éclaircies.
Le Comité Adama, appuyé notamment par l’écrivain Edouard Louis, appelle en effet à manifester aux côtés des «gilets jaunes», comme il avait appelé à défiler à l’occasion de la «marée populaire» le 26 mai dernier. «Faire sans nous, c’est faire contre nous», tranche Assa Traoré, la sœur d’Adama, figure de proue du comité, qui a aussi réuni des milliers de manifestants contre les violences policières le 22 juillet à Beaumont-sur-Oise (Val-d’Oise).
«Les “gilets jaunes” vont manifester pour vivre, pour manger. Les habitants des quartiers populaires vont manifester pour vivre, mais aussi pour avoir le droit de respirer», lance-t-elle en référence à son frère. Gendarmes qui ont d’ailleurs été auditionnés pour la première fois ces mardi et mercredi. «On ne sera pas des suiveurs, on sera meneurs», promet la militante.
Autre tête pensante du comité, Youcef Brakni revendique la place des quartiers populaires dans la mobilisation de samedi. «On ne s’invite pas, on n’est même pas “aux côtés de”, ce mouvement, c’est nous. Il faut qu’on aille prendre notre place», dit-il. Il énumère les «similitudes» entre ce que dénoncent en vrac les «gilets jaunes et ce que vivent les habitants des quartiers populaires: «On vit dans des quartiers enclavés, relégués, on fait des kilomètres et des heures de transport pour aller travailler, les services publics ont disparu, la violence libérale nous frappe de plein fouet, nous habitons des logements parfois dignes du XIXe siècle…»
A cette longue liste, Youcef Brakni ajoute «la question spécifique du racisme institutionnel et de la répression d’Etat», qu’il est fier de réussir à imposer à certains militants de gauche, longtemps réticents à prendre position sur ces points. Pour lui, il s’agit désormais de ne pas «laisser le terrain à l’extrême droite, qui essaye de noyauter le mouvement» : «Si les “gilets jaunes” deviennent vraiment racistes, il nous faudra nous battre contre deux ennemis, eux et Macron.»
Sur une ligne proche, mais non commune, on trouvera aussi dans la rue samedi le collectif Rosa Parks [1913-2005, originaire d’Alabama, figure du mouvement des droits civiques aux Etats-Unis], qui appelle «toutes les victimes du racisme, toutes celles et tous ceux qui n’en peuvent plus du racisme et des politiques néolibérales» à manifester, place de la Nation à 14 heures. Une façon de «réapparaître», après leur «disparition» de leurs lieux de travail et de consommation, organisée la veille, par une grève que le mouvement espère massive.
L’action du collectif Rosa Parks est prévue de longue date et a notamment obtenu le soutien d’une longue liste de syndicalistes CGT, Solidaires et FSU. «Syndicalistes, nous sommes fermement convaincu·e·s qu’une injustice faite à l’un ou l’une d’entre nous est une injustice faite à toutes et tous. Quelle que soit sa couleur de peau. Quelles que soient ses origines ou sa religion, réelles ou supposées telles», clame leur texte de soutien.
Sans rancune, les militants syndicaux? Ces dernières années, leurs luttes ont pourtant rarement été portées par la population. Au printemps, les cheminots ont appelé sans relâche la population à se mobiliser pendant les quatre mois qu’a duré leur conflit, notamment sur la défense d’un service ferroviaire public et pour la sauvegarde des petites lignes. Un enjeu de mobilité justement au cœur du débat actuel. «Les cheminots se sont alors sentis un peu seuls, reconnaît déclare Bruno Poncet, de Sud-Rail. Mais je crois qu’il ne faut pas laisser passer les colères qui s’expriment aujourd’hui, sans rogner bien sûr sur l’autonomie des “gilets jaunes”.»
Ne pas laisser passer la colère. La motivation est la même du côté des organisateurs à l’origine de Nuit debout en 2016, dont l’économiste Frédéric Lordon et François Ruffin, devenu depuis un député de La France insoumise aussi remuant qu’écouté. Ses amis, organisateurs de la « Fête à Macron » le 5 mai dernier, appellent à une réunion pour cogiter ce jeudi soir, place de la République. «On le sent bien que c’est un moment clé. Que c’est l’occasion. Que l’oligarchie, incarnée par Macron, doute, vacille, ne sait plus par quel bout tenir le pays, interpellent-ils dans leur communiqué. Dans cette période, on se demande tous quoi faire. Si on essayait d’apporter des forces, des forces progressistes, dans la bataille?»
L’interrogation est partagée par les deux principales organisations étudiantes, qui appellent aussi à un rassemblement commun samedi. Elles protestent contre l’annonce par le premier ministre de l’augmentation des frais d’inscription, dès la rentrée prochaine, pour les étudiants étrangers venant de pays hors Union européenne. Les frais d’inscription en licence passeraient à 2 770 euros, contre 170 euros aujourd’hui, et ceux de master et de doctorat à 3 770 euros, contre 240 aujourd’hui.
Dans plusieurs universités, comme l’université de Poitiers, dont la présidence s’oppose à cette hausse, la protestation s’organise. Mais pas au point de créer une convergence avec les «gilets jaunes». Lilâ Le Bas, présidente de l’UNEF, explique qu’il ne faut pas «diluer» cette revendication au milieu d’autres et que, pour cette raison, le rassemblement n’a pas vocation à se greffer à un autre mouvement.
Thomas Martin-Dimichele, vice-président de la Fage, partage cette analyse. Il est pour lui «hors de question» de se joindre à la mobilisation sociale en cours depuis trois semaines. «Nous voulons lutter contre cette mesure sectorielle, qui va toucher une catégorie d’étudiants vulnérables et qui pourrait plus tard s’étendre à d’autres catégories», explique-t-il.
Sur le pavé parisien, nul ne sait quelle forme prendra cette jonction des forces contre le gouvernement, mais la diversité même des mouvements qui se croiseront ou se côtoieront, même de loin, est inédite. Comme l’a bien résumé, avec ironie, le journaliste Olivier Cyran, coauteur de l’ouvrage Boulots de merde! Du cireur au trader «les “gilets jaunes”, c’est un peu le McDo du mouvement social: vous venez comme vous êtes. D’extrême droite ou Insoumis, chasseur de migrants ou cortège de tête, patron ou précaire, gardien de prison ou futur détenu, flic ou victime de violences policières, ketchup ou mayo». Pour découvrir si la mayonnaise parisienne prendra, rendez-vous samedi. (Article publié sur le site de Mediapart en date du 29 novembre 2018)