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Flop des e-books: "Les gens restent attachés au livre"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Pourquoi le livre électronique (e-book) ne perce-t-il pas en France? L'analyse de Sylvie Octobre, sociologue et chercheuse.
Chargée d'études au ministère de la Culture, Sylvie Octobre est sociologue. Spécialiste des liens entre les jeunes et la culture, la transmission à l'ère des technologies numériques, elle a notamment publié Deux pouces et des neurones (2014, éd. La Documentation française). Pour L'Express, elle explique pourquoi l'e-book, en dépit des prédictions enthousiastes qui avaient cours il y a quelques années, ne fait pas recette en France. Entretien.
L'Express : Google Books existe depuis 2004, les Kindle et liseuses d'Amazon depuis 2006. Plus de dix ans après, le livre numérique pèse 3% du marché en France, alors qu'en Angleterre et aux États-Unis, l'e-book atteint 30% des ventes. Comment expliquer cet écart et, en France, ce (relatif) échec ?
Sylvie Octobre : Si l'on a toujours dix ans de retard par rapport aux États-Unis, la France aurait déjà dû combler son retard en matière d'e-book et de lecture numérique. Or ce n'est pas le cas aujourd'hui. En France, la place actuelle occupée par le livre numérique est loin des pronostics envisagés il y a quelques années : en 2011, les spécialistes du marché du livre prédisaient qu'il atteindrait 20% du marché du livre en 2015. Pourquoi ce relatif échec ? Car on avait probablement fantasmé sur l'idée suivante : puisque les pratiques technologies se généralisent à l'ensemble de la société, la lecture va suivre la même voie. Mais c'est confondre des dynamiques qui ont trait à deux activités sociales distinctes. Il y a, au contraire, un fort écart social entre les deux.
Quelle est la différence entre ces deux activités, puisque la lecture est bien le trait commun entre lire sur papier et lire sur tablette ?
C'est qu'elles ne mobilisent ni le même espace ni la même temporalité. D'un côté, les technologies offrent un support pour des pratiques interstitielles : le smartphone autorise plusieurs activités simultanées. Et on passe rapidement de l'une à l'autre, sans être dérangé par ce que fait son voisin, au bureau, à la maison ou dans les transports. Suivre l'actualité, répondre à ses mails, communiquer avec autrui, tout en étant entouré de beaucoup de monde - ce n'est pas gênant, bien au contraire : le fait d'être seul n'est pas un prérequis pour utiliser les technologies.
À l'inverse, lire de manière approfondie suppose de ne pas être distrait par ce qui se passe autour de vous. La lecture prolongée ne nécessite pas le même type de séquençage. La dynamique n'est pas identique : si vous lisez pendant trente secondes, il est impossible de comprendre ce que l'on vient de lire. Se plonger dans un livre, comprendre ce qu'il raconte, cela suppose un temps plus long et un espace plus propice à la concentration.
Mais la lecture de la presse, sur tablette ou via les réseaux sociaux, n'est-elle pas devenue une pratique habituelle, chez les jeunes et les moins jeunes ?
C'est vrai qu'il y a un engouement, notamment chez les jeunes : 10% d'entre eux ne lisent d'ailleurs que sur e-book, soit 5 fois plus que leurs aînés. Mais cet attrait grandissant révèle une pratique de consommation de l'information bien particulière. Chez les jeunes, lire la presse sur smartphone ou écran consiste principalement à regarder l'image d'un clic, observer le titre comme un slogan, et ne pas forcément ouvrir le contenu ! Les jeunes préfèrent lire les commentaires de l'article, postés par des amis ou des inconnus, plutôt que l'article lui-même. On a ici une réduction de la lecture à des pratiques inédites, ni académiques ni habituelles, dans la représentation traditionnelle de la lecture.
Cette consommation par zapping, toujours en quête d'accroche ou de mot-choc, dans la prolifération informationnelle, devrait favoriser l'e-book ?
Il y a plusieurs types de lecture sur Internet. Et la lecture e-book ne se développe pas, parce que les gens restent encore attachés à ce que l'objet-livre représente et signifie : d'abord une matérialité, une approche physique. Un livre papier, on peut le corner, le souligner, se le réapproprier. Ensuite un lien affectif. Un livre matériel, on y est attaché. Enfin, le désir de lire. Se laisser embarquer dans un univers pour une durée relativement longue, découvrir des personnages inventés par l'auteur, suppose un temps de lecture mais aussi un désir, un choix. Lire est une démarche personnelle. Si le désir de lecture n'est pas là, ce n'est pas l'e-book qui va le faire surgir.
Le livre n'est donc pas en phase avec l'instantanéité numérique ?
L'e-book, c'est d'abord du sous-numérique. Certes, il y a des fonctionnalités utiles. Le dictionnaire, par exemple, pour certains ouvrages en ligne : vous cliquez sur le mot que vous ne comprenez pas, et l'outil-dictionnaire va s'ouvrir pour l'expliquer. C'est un avantage évident, mais personne n'utilise cette fonction : quand vous lisez un livre, si un sens vous échappe, la compréhension contextuelle vous aide. C'est de cette façon que l'on apprend de nouveaux mots.
Il y a aussi des fonctionnalités numériques de notation ou de commentaire. Mais, de la même manière, qui annote quand on lit un roman ? C'est seulement quand on travaille un texte qu'on le fait, mais c'est un autre type d'usage.
Enfin, la richesse d'internet pour explorer l'univers littéraire. Par exemple, si vous lisez sur e-book le roman historique La jeune fille et la perle de Tracy Chevalier, vous pouvez ouvrir une fenêtre sur le site du musée, pour voir en même temps le tableau peint par Vermeer. C'est le propre du numérique. Mais qui le fait ?
Le livre papier garderait sa magie, que ne possède pas le numérique ?
Les gens qui lisent aiment se souvenir des situations de lecture : la personne qui leur a offert le livre, la découverte de la couverture, les pages qui jaunissent avec le temps. Toute cette épaisseur-là est dans la transmission du livre. Télécharger un e-book n'offre pas ce plaisir singulier. Le téléchargement n'a pas de mémoire. Le contenu numérique est éphémère. La pratique culturelle des Français reste fortement attachée au livre papier.
Grâce aussi à des politiques culturelles qui soutiennent la lecture ?
Alors que tout se numérise, que tout va très vite, la lecture est un espace de déconnexion. Et si la France reste une exception quant au décollage tardif de l'e-book, vous avez raison de dire que c'est sans doute lié à nos politiques culturelles. Le Ministère de la Culture joue un rôle très fort en France. La protection du livre papier est une priorité, depuis l'instauration du prix unique du livre par la législation française en 1981. La loi Lang protège et développe la lecture.
Si elle n'est pas toujours centrale, la culture n'est jamais inexistante dans les discours politiques en France. Et l'actuel gouvernement doit mettre en place deux promesses de campagne, annoncées lors de la dernière élection présidentielle : les deux mesures phares en matière culturelle sont le chèque-culture pour tous les jeunes de 18 ans, et la généralisation de l'éducation artistique.
Cela signifie que l'on pense que les politiques culturelles participent de la construction du citoyen. C'est très français ! Et, dans ce cadre historique et politique, le livre a une position centrale. De l'Encyclopédie des Lumières à aujourd'hui, notre culture s'incarne particulièrement dans l'attrait pour le livre et pour la lecture.