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Wahnich: "Le mot révolution est à nouveau disponible"

Gilets-jaunes

Lien publiée le 19 mars 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.anti-k.org/2019/03/18/entretien-le-mot-revolution-est-a-nouveau-disponible/

Alternatives économiques, 18 mars 2019

Le mouvement des gilets jaunes emprunte à la symbolique révolutionnaire. Mais quel rapport entre les personnes mobilisées sur les rond-points et les sans-culottes ? Au-delà des anachronismes historiques, une réflexion sur l’usage des symboles révolutionnaires est utile, rappelle l’historienne Sophie Wahnich1.

Pourquoi la principale référence au passé qui perce dans le mouvement des gilets jaunes est-elle la Révolution française et son répertoire (drapeau, Marseillaise, guillotine) ? Peut-on aussi esquisser une comparaison avec d’autres mouvements révolutionnaires ?

Cette référence revient tout d’abord parce que le mot « révolution » est à nouveau disponible depuis les « printemps arabes » de 2011. Les symboles révolutionnaires dont vous parlez – drapeau, Marseillaise, bonnets phrygiens en référence aux bonnets rouges des affranchis, ces Romains qui, dans l’Antiquité, signifiaient ainsi qu’ils avaient été esclaves et qu’ils ne l’étaient plus – sont historiquement des symboles qui, pour la plupart, circulent sur tout l’échiquier politique républicain, depuis le ralliement de la majorité des catholiques à la République à la fin du XIXe siècle.

Après l’élection présidentielle de 2012, ces symboles ont recommencé à circuler du côté de la gauche proche de La France insoumise. Mais on les a aussi vus à droite, en 2013, avec La manif pour tous ou encore avec les bonnets rouges. La Marseillaise, de son côté, bénéficie des rituels autour des matchs de football. Enfin, la représentation de la guillotine dans les manifestations des gilets jaunes exprime le désir de renverser le rapport de force : il faut que la peur change de camp, disent ainsi les personnes mobilisées.

« Des chansons comme Les amants de la Bastille circulent en ce moment sur Internet avec des millions de vues »

Quant aux autres références révolutionnaires, 1830, 1848, la Commune ou Mai 68, elles sont moins connues et répandues, ne serait-ce que parce qu’elles n’ont pas bénéficié récemment de traductions dans le champ de la culture populaire. A l’inverse, les symboles de la Révolution française ont été présents dans des comédies musicales, des films, des pièces de théâtre. Des chansons comme Les amants de la Bastille circulent en ce moment sur Internet avec des millions de vues.

De son côté, la Commune de 1871 est depuis longtemps une référence du mouvement ouvrier et une référence intellectuelle de la radicalité. Mais le mouvement des gilets jaunes n’est ni un mouvement ouvrier, ni un mouvement intellectuel radical. Enfin, Mai 68 est perçu comme une révolte libertaire. Or, sur les sujets sociétaux, le mouvement des gilets jaunes est clivé. C’est un mouvement qui tient à la famille, à une « vie digne » au sens très classique de ce terme : avoir un salaire pour élever correctement ses enfants et faire en sorte que leur avenir ne soit pas trop dur d’un point de vue matériel.

Quelle place le patriotisme, voire une certaine xénophobie, avaient-il chez les sans-culottes ? Quel rapport entretenaient-ils avec la violence ?

Le patriotisme était défini comme un amour des lois bonnes et plus particulièrement de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. C’était l’amour des lois que l’on avait eu le courage de se donner par la Révolution. Ce sentiment soudait tous ceux qui le partageaient, c’est-à-dire qui partageaient cet idéal révolutionnaire, même par-delà les frontières. D’ailleurs, en 1792, on parlait de patriotes étrangers, car les étrangers qui étaient venus faire la révolution aux côtés des Français ou qui habitaient sur le territoire étaient d’abord reconnus comme révolutionnaires et inclus dans l’espace du patriotisme. Ils créaient ainsi des clubs et des bataillons pour défendre la Révolution française.

« Les gilets jaunes sont comme le pays, traversés par des courants xénophobes, mais la solidarité peut subvertir ces opinions, dans la mesure où chacun est désormais gilet jaune avant tout »

Mais avec la guerre déclarée alors à la France révolutionnaire par l’Europe coalisée, ceux des étrangers qui n’avaient pas tissé de liens avec les Français sont devenus suspects. Ils ont commencé à être vus comme des espions ou des agitateurs contre-révolutionnaires. De vieux stéréotypes antibritanniques ou antiprussiens ont parfois pu resurgir. Mais ce n’était pas général, loin de là.

Aujourd’hui, les gilets jaunes sont à l’image du pays, et donc traversés par des courants xénophobes, mais la solidarité vécue peut subvertir ces opinions, dans la mesure où chacun est désormais gilet jaune avant tout. Un mouvement politique comme celui-là n’est pas miraculeux, mais il peut transformer les consciences, les pratiques et faire reculer ce qui a été produit depuis des années par les organisations identitaires.

Le mouvement des sans-culottes était-il aussi hétérogène que celui des gilets jaunes ?

L’hétérogénéité caractérise tous les mouvements sociaux. Les écarts entre sans-culottes portaient sur un point capital, celui des croyances religieuses : ils étaient très divisés entre athées, anticléricaux, catholiques qui avaient adhéré à la constitution civile du clergé et ses prêtres jureurs, et catholiques réfractaires.

Il y avait également des écarts de position politique, certains étaient plus radicaux que d’autres. Mais cette hétérogénéité ne les divisait pas en situation insurrectionnelle. La devise « Vivre libre ou mourir » les réunissait, car ils craignaient par-dessus tout un retour à la situation d’Ancien Régime dénuée de droits et de libertés.

Les sans-culottes étaient-ils issus des classes populaires urbaines les plus précaires ?

Ils étaient artisans, ouvriers et même maîtres. Ce n’était pas les plus précaires, mais ceux qui voulaient conserver une certaine conception du bien-vivre et qui se souciaient de leur postérité et donc de l’héritage qu’ils laissaient aux générations suivantes. On fait la révolution pour être plus heureux et assurer l’avenir des enfants.

« On fait la révolution pour être plus heureux et assurer l’avenir des enfants »

Etait-ce un phénomène uniquement parisien ?

Non, il y avait des sans-culottes dans toutes les grandes villes, mais ils étaient plus ou moins modérés ou organisés. Le sans-culotte, c’est l’individu investi dans le mouvement révolutionnaire urbain.

Quelle conception de la démocratie et de la citoyenneté avaient-ils ?

Le métier de citoyen se confondait à leurs yeux avec l’art de donner son opinion sur la qualité des lois et de décider de l’identité de ceux qui les font. Il s’agissait donc d’abord d’être informé, au travers des sociétés fraternelles comme la Société des citoyennes républicaines révolutionnaires ou encore celle des patriotes de l’un et l’autre sexe, qui ressemblaient à des lieux d’éducation populaire. Ensuite, il fallait juger des lois et éventuellement signaler le manque de bonnes lois. On en discutait donc dans des assemblées politiques, les clubs des jacobins, des cordeliers, des sociétés politiques. Après les débats, les citoyens rédigeaient collectivement des adresses et pétitions pour louer le travail des législateurs quand il était réussi et réclamer une amélioration quand les lois étaient insatisfaisantes voire iniques.

L’exclusion du droit de voter, de pétitionner, de porter les armes de tous les citoyens déclarés « passifs », à savoir les femmes, les pauvres (ceux qui ne payaient pas d’impôt ou un impôt très faible) et les enfants, exclusion décidée par l’assemblée constituante en 1790-1791, a conduit à radicaliser le mouvement populaire qui avait le sentiment d’avoir fait des efforts pour « pas grand-chose ». Certains affirmaient qu’il fallait toujours être sur le qui-vive et surveiller ce qui se disait, se faisait et entrer en résistance si le gouvernement violait les droits du peuple.

« Les sans-culottes estimaient qu’il revenait à l’Assemblée de faire les lois, car faire la loi c’est fabriquer le commun »

Mais les sans-culottes estimaient qu’il revenait à l’Assemblée de faire les lois, car faire la loi c’est fabriquer le commun. A ce titre, la centralité législative paraissait nécessaire pour recevoir et créer l’impulsion : tout arrivait et repartait de l’Assemblée, elle était le point nodal du débat public et de la création normative grâce à un afflux permanent d’adresses et de pétitions venant du pays et triées et classées par un comité de l’Assemblée, grâce à des envois des décrets importants et des discours qui les argumentent à l’ensemble des départements de la part de l’Assemblée. Sans cette centralité, on estimait qu’il n’y avait pas de loi bonne pour tous.

En revanche, l’Assemblée se devait d’être à l’écoute. Elle ne pouvait, ne devait faire des lois contraires à l’esprit public. Si cette règle n’était pas respectée, les citoyens disposaient du droit de résistance à l’oppression et pouvaient entrer en insurrection. Ce droit de résistance est inscrit à l’article 2 de la déclaration de 1789 et les porte-paroles révolutionnaires y font régulièrement référence quand ils portent leurs demandes à l’Assemblée. Il est renforcé dans la déclaration de 1793 car le droit de résistance devient la garantie de l’ordre politique, « la résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme ». Si le filtre de l’Assemblée était nécessaire, il devait rester un filtre et non une prise de pouvoir sur la souveraineté du peuple. Le perfectionnisme juridique supposait un va-et-vient entre l’opinion populaire et la fabrique de la loi dans l’Assemblée. C’est pourquoi il était si important d’avoir des espaces délibératifs dans toutes les assemblées populaires.

En 1789, l’idéologie des Lumières pénétrait les couches populaires. Y a-t-il un phénomène analogue aujourd’hui ?

La philosophie des Lumières s’était diffusée dans les classes populaires par des canaux spécifiques : almanachs, pamphlets, Encyclopédie Panckouke, version populaire de L’Encyclopédie imaginée par l’éditeur génial qui allait s’occuper du Moniteur universel, sorte de journal officiel, etc. Aujourd’hui les outils sont plus homogènes avec la toile Internet, mais les savoirs et textes qui circulent le font par segment social. Nous ne savons donc pas bien ce qui circule, la liste des revendications qui ont été élaborés par les gilets jaunes montre qu’une culture politique partagée est sans doute fabriquée par l’expérience vécue.

Si la culture antisystème est indéniablement présente, elle ne semble pas dominer l’ensemble des esprits. Il faudrait travailler plus sérieusement la question pour le savoir vraiment. Rappelons que dans le mouvement Nuit debout, une culture partagée de haut niveau s’est constamment échangée dans une population loin d’être socialement homogène. On peut à ce titre se référer à l’enquête menée par l’équipe de sociologues rassemblant Stéphane Baciocchi, Alexandra Bidet, Pierre Blavier, Manuel Boutet, Lucie Champenois, Carole Gayet-Viaud, Erwan Le Méner2.

Qu’en est-il du rôle des femmes dans la Révolution française et aujourd’hui ?

Les femmes jouent un rôle à la fois important et refoulé dans la période révolutionnaire. Important car elles sont présentes dans tous les grands événements qui sont mixtes. Elles prennent la tête de la marche d’octobre 1789 qui conduit à la ratification de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

« Les femmes jouent un rôle à la fois important et refoulé dans la période révolutionnaire »

Mais elles ne sont pas reconnues comme citoyennes actives en 1791 et n’ont pas le droit de vote en 1792, alors que les sociétés populaires et politiques sont devenues mixtes. Pour autant, elles revendiquent leur égalité. Et la Révolution à ce titre est un début fondateur lui aussi. Chez les gilets jaunes, elles ont été très fortement présentes les trois premiers mois, en particulier sur les ronds-points, et ont fait l’expérience de la politisation en lieu et place de la solitude que recèlent souvent leurs emplois dans les services. Mais la violence policière lors des « actes » des week-ends a un effet répulsif pour elles. Néanmoins, vaillantes, elles sont toujours là, en habits de Marianne ou pas.

  • 1.Ouvrages récents : « La Révolution française n’est pas un mythe », Klincksieck, 2017. « La longue patience du peuple », Payot, 2008.
  • 2.Issus de l’EHESS, du CNRS, de l’université de Nice et de l’ENS Cachan, voir Reporterre.net,   « Qui vient à Nuit debout ? Des sociologues répondent », 17 mai 2016.

PROPOS RECUEILLIS PAR NAÏRI NAHAPÉTIAN