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La colère des paysanEs indiens

Inde

Lien publiée le 26 avril 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://npa2009.org/idees/international/la-colere-des-paysanes-indiens

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Fin novembre 2018, la presse française s’est fait l’écho de la marche des femmes indiennes paysannes sur New Delhi. Au cours des vingt derniers mois, ce sont en réalité plusieurs marches de protestations de paysanEs qui ont eu un retentissement national. 

La crise agricole dans la paysannerie indienne perdure. Les causes sont nombreuses et accentuent le poids de la dette : sécheresse, mauvaises récoltes, démonétisation, inflation, baisse des revenus ou des salaires, prix de vente des récoltes, prix d’achat des semences… La détresse est immense : en vingt ans, plus de 300 000 suicides de paysanEs ont été recensés.

Quelle agriculture en Inde ?

L’Inde est un sous-continent dans lequel les deux tiers des 1,3 milliard d’habitantEs vivent à la campagne, et 600 millions dépendent directement ou indirectement de l’agriculture. Le pays représente 17,5% de la population mondiale, mais ne détient que 4% des ressources mondiales en eau et 4% des terres agricoles. 

Depuis l’indépendance en 1947, et jusqu’à la révolution verte (voir ci-dessous), l’agriculture indienne s’est diversifiée et a augmenté sa production afin de permettre au pays de devenir autosuffisant. Malgré cela, 190 millions de personnes restent sous-alimentées. 

L’Inde est le premier producteur mondial de lait, de protéagineux, deuxième pour le blé, le riz, le coton, le sucre, le thé ou les fruits et les légumes.

Les terres sont réparties très inégalement, 10% des exploitations détenant 55% des terres. À côté, une majorité de petits fermiers vivotent sur de petites surfaces, car 85% des fermes comptent moins de 2 hectares. À titre de comparaison, une exploitation moyenne en France mesure 50 hectares. Et 30% des paysanEs ne possèdent aucune terre. L’agriculture indienne reste familiale, avec des exploitations de très petite taille, dont un grand nombre en économie de subsistance. La production agricole reste liée fortement à la mousson. 

L’intervention de l’État dans l’agriculture 

Dans les années 1960, la révolution verte a introduit les engrais et les semences à haut rendement, les plans d’irrigation. Les actions ont permis d’augmenter la production et  de satisfaire la demande du pays malgré une forte croissance démographique, à force toutefois d’intrans, de mécanisation et d’endettement des paysanEs.

C’est dans les années 1990 que l’État fédéral a incité à la production pour le marché mondial. Le passage d’une agriculture de subsistance à une production destinée à l’exportation a détruit nombre de cultures vivrières et mis les paysanEs à la merci des prix et spéculations du marché mondial. En 2005, le gouvernement a lancé le programme national de garantie d’emploi en milieu rural, qui vise à offrir 100 jours de travail par an aux populations pauvres et rurales du pays. La stratégie gouvernementale est pointée du doigt : depuis dix ans, les cultures alimentaires ont progressivement été abandonnées au profit des cultures commerciales, dont la canne à sucre — une plante certes plus rentable, mais qui requiert énormément d’eau. Selon le gouvernement, la surface de terre utilisée pour celle-ci est passée de 300 000 à 1 million d’hectares entre 2004 et 2014, et absorbe 70% de l’irrigation dans l’État du Maharashtra, à 500 km de Bombay. La sécheresse a poussé 6000 paysanEs à se suicider au cours des deux dernières années.

En 2013, le plus vaste programme d’aide alimentaire au monde (Food Security Act) a institué le droit mensuel à acheter 5 kg de céréales à un prix subventionné. Le gouvernement fédéral joue un rôle dans la fixation des prix (avec un prix minimum de soutien pour les principaux produits agricoles de base et dans la constitution de stock de sécurité alimentaire).

En 2015, avec une agriculture qui dépend des pluies et avec une sécheresse qui affecte plusieurs régions, un plan d’irrigation a été lancé pour augmenter la superficie des zones irriguées. 

Endettement massif, crise de l’eau

Le réchauffement climatique a des conséquences sur les variations des précipitations journalières pendant la saison des pluies. La mousson annuelle renouvelle les ressources en eau du sous-sol, nécessaire à l’irrigation, et depuis 2000, treize années ont été déficitaires. Début janvier, l’État du Maharastra a été de nouveau soumis à une sécheresse terrible. L’eau a été restreinte dans la capitale de 21 millions d’habitantEs, Bombay, et 12 000 villages ont été affectés par le manque de pluie lors de la mousson de 2018.

En janvier de cette année, dans l’Uttar Pradesh, grand producteur de sucre, le gouvernement régional a débloqué un prêt pour sauver les sucreries confrontées à une crise de surproduction et à la baisse du cours du sucre. Les dettes des sucreries ont été épongées, mais pas celles des agriculteurs dont la production n’a pas été payée. Le sucre, à la différence du riz, du blé et du coton, n’est pas soutenu à un prix de vente minimum (MSP).

Les paysanEs achètent des semences et des engrais. Ils et elles investissent à chaque début de récolte sans avoir la garantie de rentrer dans leurs frais, selon que la récolte soit bonne ou qu’elle se vende bien. Poussés par la détresse agraire, des millions de paysanEs migrent chaque année vers les villes pour y trouver des revenus.

Un conflit lié à la répartition de l’eau dure depuis des années entre l’État du Karnataka, où se trouve Bangalore, et son voisin du Tamil Nadu, pour le partage du fleuve Cauvery, qui naît dans le premier État et s’écoule vers le second. Des grèves générales ou « bandh », c’est-à-dire la fermeture de toutes les activités, à l’échelle de l’État se sont déroulées, comme en 2016. 

La démonétisation a aggravé les problèmes

Fin 2016, le gouvernement fédéral a lancé une opération de démonétisation et d’échange des petites coupures de billets de banque au prétexte de lutter contre la fraude. Cela a consisté à retirer 80% de l’argent en espèces de la circulation, assécher la monnaie de la vie économique, largement dominée par le secteur informel. Cela a été un choc dans la vie des gens ordinaires, rendant difficile chaque transaction ou échange qu’il s’agisse des travailleurEs journaliers, des patientEs incapables de payer leurs frais d’hôpital, des femmes hors des circuits bancaires, qui épargnent pour nourrir leurs enfants ou garder une indépendance financière, des villages entiers sans accès à de l’argent en espèces.

Et depuis plusieurs années, l’implantation de zones économiques spéciales a expulsé des villageoisES de leurs terres, coupé l’accès à l’eau ou empêché l’accès aux forêts à des minorités tribales pour qui elles sont le seul moyen de subsistance, et qui ne possèdent pas de titres de propriété foncière.

Les femmes invisibles

Les femmes représentent une bonne part de la force de travail agricole et sont invisibles des programmes des gouvernements pour l’agriculture. Chaque année depuis 2013, douze mille paysans mettent fin à leurs jours en Inde, selon des chiffres gouvernementaux de 2017. Ces suicides laissent les veuves dans des situations difficiles. Elles se retrouvent avec la responsabilité de la ferme, doivent se débrouiller avec les dettes héritées, repousser les tentatives des membres de la famille de vendre la terre et gérer leur solitude. Dans certains États arriérés comme l’Orissa, des villageois, par superstition, accusent des femmes de sorcellerie au vu de leur pratique médicale mais aussi pour récupérer les terrains des femmes veuves. Comme le soulignait le Monde (4 décembre 2018) : « Seules 8 % des femmes ont leur nom inscrit dans le titre de propriété de la terre qu’elles cultivent avec leur mari. Quand elles deviennent veuves, la terre est transmise à leurs enfants ou à la belle famille et elles ne comptent plus pour rien. » Et seule la propriété de la terre permet de faire des emprunts auprès des banques.

Les femmes fournissent cependant plus de la moitié de la main-d’œuvre agricole, sans posséder la terre. Mais depuis peu, 40 000 femmes dans le pays ont commencé à développer une agriculture vivrière, souvent biologique, avec l’aide de nombreuses ONG. L’Inde est le premier pays au monde pour le nombre de fermiers bio (835 000 en 2016).

Les conflits se multiplient

Entre 2014 et 2016, le nombre d’émeutes agraires a augmenté avec notamment des conflits liés à la propriété et à l’eau. L’année 2016 a vu près de 2000 manifestations paysannes défiler dans le pays, soit trois fois plus qu’en 20141.

Le 6 juin 2017, cinq paysans ont été tués par la police dans l’État du Madhya Pradesh, au cours d’une agitation pour la baisse du prix de l’ail, suite à sa surproduction et aux conséquences des mesures de démonétisation. Depuis, le nombre de protestations paysannes augmente. Sur les vingt derniers mois, plusieurs marches de protestations de paysans ont eu un retentissement national, sans compter tous les conflits locaux dans les différents États : la grève massive des ouvriers des plantations de thé du Bengale occidental en août 2018, les protestations des producteurs de canne à sucre en Uttar Pradesh…

En mars 2018, suite à une longue marche, entre 30 000 et 50 000 paysanEs ont envahi la capitale financière de l’Inde, Bombay, pour demander des aides à l’État, indispensables selon eux pour faire face à la sécheresse et au refus des banques de leur prêter de l’argent.

En septembre 2018, à l’initiative du All India Kisan Sabha, les revendications sont l’augmentation des prix minimaux garantis par l’État et l’effacement inconditionnel des dettes bancaires, les agriculteurs demandent la convocation d’une session spéciale au Parlement pour des lois les protégeant. Des aborigènes, des travailleurEs journaliers et des petits fermiers ont manifesté ensemble. Certains commentateurs voient l’intensification des luttes paysannes comme un début de convergence alors qu’en Inde la disparité des conditions sociales en fonction de la classe, de la caste, du genre, de la religion, de la langue parlée ou encore de l’appartenance régionale rend difficile l’émergence d’une conscience de classe.

Les différentes coalitions de paysans qui les organisent sont affiliées ou proches de courants ou partis politiques. Le Rashtriya Kisan Mahasangh (RKM) est une coalition de 130 associations qui se revendique « apolitique », créée depuis le conflit de juin 2017. All India Kisan Sabha (AIKS) est affiliée au Parti communiste d’Inde (CPI). Le Bharatiya Kisan Sangh est une organisation affiliée au Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), une organisation nationaliste hindoue paramilitaire. En 2017, sous la bannière de All India Kisan Sangharsh Samiti (AIKSS), 180 organisations de paysans ont mis de côté leurs différences, pour demander une session spéciale du Parlement sur la crise paysanne et légiférer.

Au début du mois de février, le gouvernement indien a présenté un budget dans lequel il promet une aide de 6000 roupies (73 euros), soit 120 millions d’euros aux paysanEs. Certains États ou partis politiques ont fait l’annonce de l’annulation des prêts mais cela pourra-t-il permettre de sortir les fermiers de l’endettement ? D’autant plus que beaucoup d’entre eux ont contracté leurs dettes auprès d’usuriers et non pas des banques.

L’économie indienne, malgré sa croissance de 7,1%, ne crée pas suffisamment d’emplois. Début janvier, les statistiques du chômage ont fuité, malgré le blocage de leur publication par le gouvernement. Nombreux sont les jeunes de la campagne qui partent en ville pour trouver du travail. En 2014, lors de sa campagne électorale, le Premier ministre Narendra Modi avait promis la création de millions d’emplois. 

La campagne électorale a démarré, mais les manifestations paysannes continuent.

Christine Schneider 

Pour aller plus loin

- Jules Naudet et Stéphanie Tawa-Lama Rewal, « Où en est la gauche en Inde », juin 2018, la Vie des idées : https://laviedesidees.fr/Ou-en-est-la-ga...

- Le magazine The Wire : https://thewire.in/category/agriculture/all

- Le magazine Frontline : https://frontline.thehindu.com/

  • 1.Blog de Bénédicte Manier, Alternatives économiques, 29 juin 2018.