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Colombie. L’actualité de la mobilisation sociale
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https://alencontre.org/ameriques/amelat/colombie/colombie-lactualite-de-la-mobilisation-sociale.html
Par Jerónimo Ríos Sierra
En plus de l’échec des promesses électorales et d’un programme politique sans orientation programmatique, la première année de la présidence d’Iván Duque [son mandat a commencé en août 2018] en Colombie présente un autre trait distinctif: l’essor notable des conflits sociaux. Si l’on ajoute à cela les multiples revendications des étudiants universitaires et de divers groupes du secteur agricole – en particulier les mobilisations durant les premiers mois de son mandat. Ces dernières semaines, les manifestations des «indigènes» sont devenues tangibles. Elles ont particulièrement touché le sud-ouest du pays et le département du Cauca notamment (sud-ouest du pays, capitale Popayán). Ce département compte parmi les plus pauvres du pays et est l’une des régions les plus oubliées de la Colombie, à la fois en raison de décennies de violence [affrontements entre l’armée et les forces de la guérilla] et du désinvestissement parallèle du gouvernement.
Soulèvement dans le Cauca début avril 2019
Ainsi, comme cela s’est produit en d’autres occasions, la protestation sociale a débouché sur un conflit qui, sans aucune négociation, a été réprimé par les forces armées colombiennes, faisant plusieurs morts, en plus de la fermeture de la route panaméricaine et du manque d’approvisionnement pour des milliers de personnes. Cependant, loin d’entamer des négociations, la protestation civile a été criminalisée, comme il est d’usage en Colombie, et il n’a pas fallu longtemps pour que les voix gouvernementales, mais aussi de certaines instances du pouvoir judiciaire, comme le Bureau du Procureur général, affirment que des dissidents des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) – région où opéraient traditionnellement le 6e Front ou le 8e Front – ou certaines structures de l’Armée nationale de libération (ELN) manipulaient ce conflit social.
Malgré l’accent mis par l’ONU sur la nécessité formaliser les progrès [suite aux accords de paix] et de rechercher des échanges coopératifs pour apaiser le malaise du Conseil régional indigène du Cauca, la vérité est que tout progrès dans le dialogue exigerait des engagements qui, en tout état de cause, affecteraient considérablement le programme politique qu’Ivan Duque a mené jusqu’ici.
En premier lieu, le département du Cauca est l’une des régions du pays où le manque d’engagement dans la mise en œuvre de l’Accord de paix signé avec les FARC [en novembre 2016] a fait des ravages. Pendant des années, ce département du Pacifique a été l’un des territoires où la guérilla était très présente. Cependant, les limites de la démobilisation et de la réintégration des combattants [des FARC] dans la vie civile font que le département, avec celui d’Antioquia, est la région en Colombie où le plus grand nombre d’anciens combattants de la guérilla ont été tués et où se concentre la majorité des 500 animateurs des mouvements sociaux – un sur quatre – assassinés au cours des trois dernières années.
Ensuite, le département du Cauca se caractérise par un scénario dans lequel la dissidence des FARC [qui n’a pas accepté tous les termes l’accord dit de paix] et le retour à des structures de criminalité présentent des niveaux plus élevés, dus en grande partie à l’absence d’actions visant à la réincorporation sociale et civile des guérilleros, auxquelles s’ajoute la consolidation de l’ELN [qui n’a pas signé l’accord de paix]. Cette dernière a profité du processus de démobilisation des FARC pour réorganiser sa position dans le département. Ceci, sans oublier la précarité de la présence de l’Etat dans la région. Elle se réduit exclusivement à une force répressive inefficace dans la gestion de l’ampleur du problème de la violence. A cette violence, il faut ajouter la «concurrence» de groupes armés tels que Autodefensas Gaitanistas de Colombia et les dissidents des FARC comme le Frente Oliver Sinisterra, ceux de Pija, ceux de Juvenal ou le Frente Andrey Peñaranda del Ejército Popular de Liberación (EPL).
Cette concurrence est liée à un contexte territorial qui, selon les Nations unies, comporterait 16’000 hectares de cultures de coca et plusieurs enclaves minières illégales.
Mais en plus de ces circonstances, les caractéristiques du conflit dans le département du Cauca sont liées à la privation des droits sociaux et civils et aux atteintes portées à l’environnement. Le département est marqué par les pires niveaux de développement socio-économique du pays, comme l’indice de développement humain (0,700), le PIB par habitant (3700 dollars) et le taux de pauvreté qui approche 50%, soit le double de la moyenne nationale. A tout ce qui précède, on peut ajouter l’un des plus grands retards de «compétitivité» selon les indices définis par la Commission économique pour l’Amérique latine et l’un des cinq cas avec un taux le plus élevé de déforestation, selon l’Institut d’hydrologie, de météorologie et d’études environnementales pour l’année 2018.
Quoi qu’il en soit, la stratégie adoptée par Duque au cours des deux derniers mois ne peut permettre de sortir de l’impasse actuelle marquée par le conflit social. Duque entretient un discours belliqueux, de type binaire (eux/nous; bon/mauvais). La solution pour le gouvernement passe par l’usage de la force et la stigmatisation des protestataires comme étant des guérilleros, des terroristes ou des criminels. Duque pense que la presse reprenant cette narration et la popularisation de ce type de lecture peut, en tant que telle, désamorcer progressivement le conflit dans le Cauca.
Mais le contraire est vrai. La Colombie a longtemps été une poudrière qui peut exploser à tout moment. Et ce n’est pas seulement à cause de l’énorme pauvreté, de l’exclusion sociale et de l’abandon dont souffrent des millions de personnes et une bonne partie des régions du pays. C’est aussi une poudrière car, une fois le conflit armé officiellement arrêté, la mobilisation sociale est nourrie par une série de besoins qui renvoient à l’extension du travail précaire, à la vulnérabilité sociale et à la dépossession de droits. Sans l’affrontement militaire [armée contre guérilla] tous ces éléments deviennent plus visibles, et créent les conditions pour que s’expriment au plan politique de nombreux besoins réprimés depuis des décennies. C’est-à-dire qu’aujourd’hui plus que jamais, le conflit social peut mettre à profit tout ce qui est en sa faveur pour qu’il échappe à un agenda politique marqué par le schéma traditionnel de paix/sécurité qui a dominé pendant des décennies les politiques gouvernementales en Colombie. Ce qui a rendu invisibles les fondements de la violence structurelle.
L’image d’un «président avec autorité» que cherche à construire Ivan Duque s’oppose à celle de ses prédécesseurs Alvaro Uribe [2002-2010] et Juan Manuel Santos [2010-2018], qui déjà dans le passé ont dû négocier avec les communautés indigènes du Cauca, en concédant que la solution unilatérale et imposée par la force, loin d’être efficace, est également difficilement praticable.
En résumé, et malgré le fait qu’au cours du dernier mois certaines questions ont été posées et qu’il a été décidé de poursuivre le dialogue durant le mois de mai, il est essentiel de repenser les questions régionales non seulement avec le département du Cauca, mais avec le reste du territoire national. Le centralisme endémique dont souffre le pays brouille tout sentiment d’autonomie régionale et de décentralisation territoriale, contribuant ainsi à une plus grande fracture régionale, à long terme, insoutenable pour l’économie du pays, comme l’indique ce qui précède.
Par conséquent, le transfert des compétences et des ressources, le renforcement des institutions locales et l’augmentation des investissements dans le logement, la santé, l’éducation et l’emploi sont autant d’urgences qui, loin d’être perçues comme vecteur proclamé d’une initiative gouvernementale, devraient être intégrées en Colombie comme un élément central de l’ensemble de la politique publique. (Article publié dans la revue Nueva Sociedad, en mai 2019; traduction A l’Encontre)
Jerónimo Ríos Sierra est titulaire d’un doctorat en sciences politiques de l’Université Complutense de Madrid. Il est professeur associé à la Faculté d’administration, de finances et de sciences économiques de l’Universidad EAN (Colombie). Ses derniers ouvrages publiés sont Breve historia del conflicto armado en Colombia (Catarata, Madrid, 2017) et Breve historia de Sendero Luminoso (Catarata, Madrid, 2018).