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Amérique latine : goodbye industrie, hello stagnation
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.contretemps.eu/amerique-latine-desindustrialisation-stagnation-economique/
Les pays d’Amérique latine sont victimes d’une « désindustrialisation précoce » qui s’accélère. Tel est le prix d’une insertion dans la mondialisation reposant sur la rente des matières premières. Les conséquences sur l’emploi, l’environnement et les inégalités sont dramatiques. Seules des politiques de modernisation de l’industrie et une dynamisation du marché intérieur par le biais de la redistribution sont susceptibles d’enrayer la dynamique.
Ce texte est extrait de : Alternatives Sud, Quêtes d’industrialisation au Sud, Paris/Louvain-La-Neuve, Syllepse/CentreTricontinental, 2019, 174 pages, 13 euros, https://www.syllepse.net/quetes-d-industrialisation-au-sud-_r_24_i_784.html.
Le titre de cet article est un hommage et une référence à l’article de Diaz Alejandro C. : « Goodbye financial repression, hello financial crisis », Journal of Development Economic, 1985, vol. 19, n° 1. Pierre Salama est économiste et latino-américaniste, professeur émérite de l’Université Paris 13, ancien directeur scientifique de la revue Tiers Monde, auteur notamment de Des pays toujours émergents ? (La Documentation française, 2014), dont on pourra lire deux articlessur Contretemps.
***
Les pays latino-américains sont plus ou moins différents mais ont des caractéristiques communes. Certains ont une population importante (le Brésil avec 207 millions d’habitants, le Mexique avec 132 millions), à l’inverse d’autres, comme l’Uruguay ou les pays d’Amérique centrale, sont relativement peu peuplés. Le PIB par tête est élevé au Brésil, en Argentine, au Mexique (entre le quart et le tiers de celui des États-Unis), etc.,un peu moins en Colombie et au Pérou, beaucoup moins dans d’autres. Certains pays sont riches en ressources naturelles, d’autres nettement moins. Enfin, les populations n’ont pas toutes la même origine, davantage européenne dans le cône sud de l’Amérique latine, davantage d’origine indienne dans les pays andins, en Amérique centrale et au Mexique ou d’origine africaine dans d’autres pays comme le Brésil et les Caraïbes. Leurs histoires ne sont pas exactement les mêmes, ni leurs luttes pour leurs indépendances respectives. Ils ont cependant de nombreux points communs qui constituent en quelque sorte les sept plaies de l’Amérique latine.
1) Ce sont des pays profondément inégalitaires et ceux qui l’étaient moins (Argentine, Chili…) le sont devenus ces trente-quarante dernières années. La distribution des revenus est beaucoup plus inégalitaire que celle des pays avancés. Pire, après impôts et transferts sociaux, alors que le Gini – indicateur des inégalités – baisse de dix à quinze points sur une échelle de 1 à 100 dans les pays avancés, sa réduction en Amérique latine est seulement de deux points. Aucun des pays n’a mis en place une réforme fiscale qui permettrait une réduction des inégalités (Duterme, 2018). La fiscalité est régressive et les transferts sociaux peinent à compenser cette régressivité et ceci plus particulièrement en Colombie et au Mexique.
2) Les emplois formels en 2015, emplois publics inclus, varient de 30% des emplois totaux, en Bolivie, à 37% au Pérou, 42% en Colombie, 53% au Brésil, 54 et 62% respectivement au Mexique et en Argentine et, a contrario, les emplois informels sont très importants (Schteingart, 2018). L’informalité, la pauvreté absolue, ont baissé dans les années 2000, surtout dans les pays dirigés par des gouvernements progressistes, mais avec la crise récente, elle augmente de nouveau ainsi que la pauvreté, surtout en Argentine, au Brésil et au Venezuela, profondément affecté par une crise économique sans précédent. Les dépenses sociales (santé, éducation, retraites) ont plus (Argentine, Brésil, Venezuela…) ou moins (Colombie, Mexique…) fortement augmenté, contribuant à la baisse structurelle de la pauvreté et à la quasi disparition de l’analphabétisme des jeunes. Mais avec la crise ou le ralentissement de la croissance, l’essor de la corruption dans la plupart des pays, le trafic de drogue, la violence augmente de nouveau, ainsi que la pauvreté et les inégalités.
3) Ces quarante dernières années se caractérisent enfin par une tendance à la stagnation de leur PIB par tête, plus particulièrement au Mexique. Il est insuffisant pour soutenir une croissance élevée et durable, susceptible de faciliter une amélioration importante et continue de la situation sociale d’une grande partie de la population. Contrairement à une idée relativement partagée, ces économies ont été peu ou pas émergentes, à l’exception de la première décennie des années 2000. Elles n’ont donc pas convergé, ou peu, vers le niveau de revenu par tête des pays avancés, contrairement à de nombreux pays asiatiques. Le Brésil, pays emblématique à la fois par son poids économique, par le rayonnement de la politique menée par le président Lula (2003-2011), par le résultat des dernières élections présidentielles conduisant l’extrême droite au pouvoir en 2019, ne connaît pas cette convergence. Son PIB par tête, mesuré à l’aune de celui des États-Unis, est approximativement le même qu’en 1960, même si dans les années 1960-1970 et dans la première décennie des années 2000, il s’en est rapproché (Luque et col., 2019).
4) La plupart de ces économies se sont « re-primarisées », leurs exportations se composant de plus en plus de matières premières. Les comportements rentiers se sont accentués. Par contre, l’exportation de matières premières a accru sensiblement les recettes d’exportation de telle sorte que malgré le déficit croissant de la balance commerciale de produits industriels dans nombre de pays, la balance commerciale est restée souvent positive dans la plupart d’entre eux, la contrainte externe s’éloignant d’autant.
5) La « reprimarisaton » s’est faite au mépris de l’environnement et a signifié une remise en cause des droits nouveaux obtenus par les populations indiennes, de plus en plus renvoyées à leur statut de sous-citoyen d’hier dans les pays andins, ainsi qu’une détérioration de la santé des paysans et des mineurs.
6) La plupart des pays latino-américains sont peu intégrés dans les chaînes de valeur internationales. La CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine) distingue deux types d’intégration : par l’amont, qui mesure pour un pays donné la part des biens intermédiaires importés, incorporés dans ses exportations, et par l’aval, qui mesure la part des biens intermédiaires exportés par un pays qui sont incorporés dans les exportations d’autres pays. La participation par l’amont est de 11,4% en 2000 et 10,7% en 2011 au Brésil au lieu de respectivement 37,2% et de 32,1% pour la Chine. La baisse du ratio chinois est révélatrice de l’effort de la Chine pour intégrer ses lignes de production. La participation par l’aval est plus importante pour le Brésil (17,1% en 2000 et 24,5% en 2011) que pour la Chine (10,8% et 15,6%) car le Brésil exporte plus des matières premières vers la Chine, qui les incorpore dans ses exportations (CEPAL, 2016).
7) Enfin, toutes les économies latino-américaines connaissent une désindustrialisation précoce, y compris le Mexique pourtant spécialisé dans l’exportation de biens manufacturés assemblés sur laquelle nous reviendrons. La désindustrialisation au Mexique concerne l’industrie, dont la production est destinée essentiellement au marché intérieur et se manifeste notamment par un profond déséquilibre de ses échanges internationaux avec la Chine.
On ne peut comprendre ces évolutions si on ne tient pas compte du contexte international dans lequel elles se déroulent. Qu’elles soient relativement fermées commercialement (et ouvertes financièrement) ou davantage ouvertes, les économies latino-américaines subissent certains des effets délétères de la globalisation, même si sur quelques aspects, elles sont parvenues à s’en détacher lors des gouvernements progressistes de la décennie passée.
La globalisation n’est plus ce qu’elle était
Les termes « gagnants » et « perdants », sont souvent utilisés dans la littérature économique. Les nations qui « gagnent » seraient celles qui connaissent une augmentation de leur participation dans le commerce mondial et inversement. Quelques pays, surtout asiatiques, accroissent leur participation relative dans le produit intérieur brut mondial entre 1980 et 2018. À l’inverse, les pays d’Amérique-latine ont vu leur part décroître de plusieurs points. Si on se limite au commerce international des produits manufacturés, en 2017, sur les dix premiers exportateurs mondiaux, seul le Mexique est présent (10e place), le Brésil étant à la 30e place tant pour les exportations que pour les importations selon l’OMC. Autrement dit, la montée en puissance des exportations de matières premières de l’Amérique latine n’a enrayé que faiblement leur marginalisation relative (voir tableau 1).
Nous ne tirons pas de conclusions sur les avantages supposés du libre-échange sur la croissance, ainsi qu’on le fait souvent dans les institutions internationales. Celles-ci ont cru voir dans l’ouverture croissante aux échanges internationaux la cause du dynamisme de la croissance et, à l’inverse, dans la faible ouverture la cause première de la faible croissance en Amérique latine. Cette relation est contestée théoriquement et factuellement. Dans leur approche théorique ainsi que dans leurs analyses descriptives, il manque une variable entre l’ouverture et la croissance : celle du rôle joué par l’État[1]. L’ouverture peut être contrôlée par une politique industrielle. C’est ce que firent et font encore les pays asiatiques. À l’inverse, l’ouverture sans politique industrielle et sans contrôle peut ne pas favoriser la croissance, c’est ce qui s’est passé au Mexique, par exemple.
Enfin, limiter les pays à des nations n’est pas en soi pertinent. La globalisation s’accompagne de fragmentations territoriales. Elle produit en effet des conséquences négatives dans certaines régions au sein des nations, y compris celles qui sont apparemment gagnantes, et par ricochet sur des segments de classes sociales. En effet, les nations sont composées de territoires où se concentrent les gains venant de la mondialisation et d’autres où ce sont les pertes qui dominent. Dans les territoires qui gagnent avec la mondialisation, la proportion de ceux qui connaissent une évolution favorable de leurs salaires est plus importante que dans les territoires qui perdent, où se concentrent alors basse et moyenne qualification, faibles salaires, menaces sur l’emploi et précarisation accentuée.
Cette évolution a deux causes essentielles : la première est la concurrence très forte des nouveaux pays émergents à bas salaires, que ne compense pas un écart de productivité suffisant, la seconde est que les gains financiers ne viennent pas de « nulle part ». Ils sont pris sur la plus-value et comme celle-ci peut être insuffisante pour satisfaire les appétits des actionnaires, la « solution » peut être trouvée dans une réduction relative de la masse salariale dans la valeur ajoutée produite. Lorsque la croissance est faible, c’est alors un jeu à « somme nulle » qui tend à s’imposer : plus de profit, et au sein de ces profits, davantage destinés à la finance (dividendes, intérêts), et consécutivement moins de salaire. L’un augmente, l’autre baisse de manière absolue. Lorsque la croissance est plus élevée, la hausse de la part des profits ne signifie pas nécessairement une baisse des salaires, mais une croissance plus faible par rapport aux profits.
À cette évolution des salaires et à leur dispersion croissante, s’ajoutent une augmentation des emplois à temps partiel et surtout une précarisation du travail. En Amérique latine, ces tendances ont été contrariées par des mesures politico-institutionnelles. Dans plusieurs pays, le salaire minimum a augmenté plus fortement que la productivité du travail. Ceci a permis une baisse des inégalités au sein de 90% de la population salariée – en faveur des plus pauvres et au détriment des classes moyennes basses et moyennes –, les 10% restant voyant leurs salaires, et d’une manière générale leurs revenus, fortement augmenter.
Paradoxalement, la moindre ouverture latino-américaine s’est accompagnée d’une libéralisation de leur économie, l’État intervient moins sur le marché qu’il le pourrait, alors que la plus grande ouverture des pays asiatiques, mis à part Hong Kong, s’est accompagnée d’une politique industrielle importante. Comme quoi, ouverture et libéralisation sont deux choses distinctes. La faible ouverture ne signifie pas qu’il ne puisse pas y avoir d’effets de contagion, ou que celle-ci soit de moindre ampleur, lorsque survient une crise financière dans les pays avancés[2].
Avec la globalisation commerciale, la division internationale du travail a profondément changé. Certains pays du Sud, en Asie, sont devenus des ateliers du monde, d’autres, en Amérique latine, se sont à nouveau spécialisés dans l’exploitation de leurs ressources naturelles, à l’exception notable du Mexique et des pays d’Amérique- centrale[3]. Ils se sont reprimarisés. Les exportations de produits manufacturés s’élevaient à 51% de l’ensemble des exportations en 2006 au Brésil – 70% pour les importations –, les autres exportations étant composées de produits agricoles et de matières premières (mines et combustibles).
Un peu plus de dix ans plus tard, en 2017, les exportations de produits manufacturés s’élèvent à 36% – 74% pour les importation (source IEDI, n° 892, 2018). L’évolution est donc rapide et, de fait, elle a débuté dès la fin des années 1990. À l’inverse, au niveau mondial, les exportations de produits manufacturés s’élèvent à 70% de l’ensemble des exportations en 2017, auxquels il faut ajouter 12% correspondant à la catégorie « autres produits manufacturés », selon l’OMC. Enfin, 80% des exportations mondiales sont effectuées par dix pays, parmi lesquels on trouve le Mexique en queue de peloton.
Dans les années 1990 et 2000, à l’échelle mondiale, les exportations connaissent un rythme de croissance largement supérieur à celui du PIB mondial. On assiste durant cette période à un bouleversement de la division internationale du travail dans l’industrie mondiale, grâce au développement d’internet, à la baisse du coût des transports et aux capacités de certains pays asiatiques d’adapter leur offre très rapidement aux brusques changements de la demande mondiale. On est ainsi passé d’une relation entre deux acteurs à une relation entre un acteur, le donneur d’ordre et « n » acteurs situés dans différents pays, surtout au Sud mais également au Nord, ce qui se traduit par un éclatement de la chaîne internationale de valeur.
Les échanges de biens industriels Sud-Sud se sont développés. Cependant, les pays latino-américains, en général, ont peu participé au processus d’éclatement de la chaîne de valeur. Ils restent relativement fermés, à l’exception, dans une certaine mesure, du Mexique et de quelques pays d’Amérique centrale. Cependant, dans l’ensemble, les pays latino-américains ont pu davantage s’ouvrir à l’extérieur sans que ne pèse la contrainte externe comme par le passé, grâce aux gains procurés par l’exploitation de matières premières vers la Chine principalement, ce qui leur a permis d’importer davantage de biens manufacturés. Cette phase semble terminée et les contraintes externes réapparaissent avec force dans des économies devenues moins industrialisées et plus vulnérables aux évolutions des volumes exportés et des prix des matières premières.
La globalisation financière a pris de l’ampleur. Elle ne connaît pas le même ralentissement que la globalisation commerciale. Elle est particulièrement importante depuis 1995 dans le monde et en Amérique latine depuis 2010 pour les investissements directs étrangers et les investissements de portefeuille, encore faibles pour les dérivés financiers (Abeles et col., 2018).
Avec l’ouverture croissante, l’emploi et le travail sont soumis à des contraintes externes de plus en plus élevées. L’emploi tend à devenir plus précaire et, avec l’essor d’internet, l’« ubérisation » des activités devient de plus en plus importante, sauf si une volonté politique de protéger davantage les salariés s’affirme. Ce fut le cas dans plusieurs pays latino-américains grâce à l’arrivée de gouvernements progressistes dans les années 2000 : l’informalité a baissé, les salaires réels ont augmenté plus rapidement que la productivité du travail et la protection sociale s’est développée, au détriment il est vrai de la compétitivité. Aujourd’hui, avec le retour des droites, ces quelques acquis sont remis en question. La précarité, le déclassement, croissant comme nous l’avons vu, et les inégalités de revenus augmentent. Jusqu’où de telles évolutions sont-elles soutenables en termes politiques ?
Depuis 2008, la globalisation fléchit, la croissance des exportations mondiales ne dépasse plus nettement celle du PIB mondial, elle lui est parfois inférieure. C’est une nouvelle situation pour l’Amérique latine et un défi. Des mesures protectionnistes se multiplient depuis 2012. Avec l’accession de Trump à la présidence des États-Unis (2017), elles pourraient à la fois être plus importantes et se généraliser. La globalisation paraît céder le pas à la « déglobalisation » pour deux raisons. La première d’ordre technologique : il est possible de relocaliser la production de certaines activités dans les pays avancés grâce à l’essor de la révolution numérique, cette même révolution qui hier permettait de délocaliser plus facilement. La seconde raison tient aux effets délétères de la globalisation sur la cohésion sociale : davantage d’inégalités de revenus et d’emplois supprimés se traduisent souvent par un protectionnisme de plus en plus prononcé.
La guerre commerciale qui s’annonce est source de dangers multiples pour l’Amérique latine : les mesures annoncées par l’administration américaine appellent des contre-mesures, lesquelles incitent à surenchérir. À la différence du jeu d’échecs où les règles sont fixées et où les joueurs peuvent prévoir les réactions possibles à leur décision et les moduler en fonction de celles-ci, ici les règles ne sont pas fixées et le « jeu » peut vite déraper et ce d’autant plus que le « jeu » ne met pas face à face deux acteurs (États-Unis et Chine), mais plusieurs, dont l’Europe, le Japon et bien sûr les autres pays : les effets sur les uns se répercutent sur les autres, soit directement – la Chine par exemple cherchant à trouver de nouveaux débouchés à ceux rendus plus difficiles aux États-Unis –, soit indirectement via la baisse de la croissance, la montée du chômage, les crises politiques alimentant le populisme de droite. Affaiblie, l’Amérique latine est peu préparée pour faire face à tous ces défis, mais si on se réfère à son histoire, elle peut trouver des ressorts pour rebondir et des solutions politiques aux défis économiques qui l’agressent.
Une « désindustrialisation précoce »
Les taux de croissance du PIB sont légèrement plus élevés dans la première décennie des années 2000 que lors des années 1990, s’accompagnant d’une désindustrialisation plus ou moins prononcée selon les pays, surtout dans les secteurs produisant des biens sophistiqués, conduisant à terme à une spécialisation sur des biens pauvres en technologie, eux-mêmes à terme menacés par la concurrence des pays à bas salaire.
Passé un certain stade de développement, il est habituel de constater une baisse relative de la part du secteur industriel dans le PIB au profit des services, sans que pour autant il y ait nécessairement désindustrialisation. Le terme de désindustrialisation est en général réservé à une baisse absolue de la valeur ajoutée de l’industrie et/ou à une réduction relative du poids de l’industrie nationale dans l’industrie mondiale en économie ouverte. En Amérique Latine, ce phénomène a tendance à intervenir beaucoup plus tôt que dans les pays avancés, d’où le recours au qualificatif « précoce » utilisé lorsque le revenu par tête au début du processus de désindustrialisation correspond à la moitié de celui des pays avancés au moment où il débute.
La part de l’industrie de transformation brésilienne dans l’industrie de transformation mondiale (en valeur ajoutée) est de 1,8% en 2005, puis de 1,7% en 2011, après avoir été de 2,7% en 1980, selon la banque de données 2013 de l’UNCTAD. Selon la même source, en Chine, cette part était de 9,9%, en 2005 et de 16,9% en 2011. Elle baisse donc relativement au Brésil, alors qu’elle augmente fortement en Chine. Les exportations de produits manufacturés régressent en termes relatifs au Brésil, passant de 53% de la valeur des exportations en 2005 à 35% en 2012, au profit des exportations de matières premières agricoles et minières. Et ce n’est que depuis février 2016 qu’elle croit à nouveau, suite à la forte dévaluation et à la chute du cours des matières premières.
Au Brésil, au-delà du succès de quelques secteurs industriels comme l’aéronautique, l’automobile dans une certaine mesure, l’industrie pétrolière, la désindustrialisation se développe dès les années 1990 et s’accentue dans les années 2000, avec une perte relative de la compétitivité de l’industrie de transformation, à laquelle s’ajoutent des infrastructures de transport déficientes (chemins de fer, installations portuaires et aéroportuaires, routes) et des capacités énergétiques insuffisantes.
Le taux de change réel par rapport au dollar, le taux de salaire et la productivité du travail, ces trois variables réunies mesurent le coût unitaire du travail et son évolution. Ce dernier est un indicateur de la compétitivité de l’économie. Une compétitivité insuffisante se traduit par une baisse de rentabilité de certaines entreprises pouvant se traduire par leur élimination et le licenciement des salariés, et au final par un affaiblissement du tissu industriel.
En longue période, le taux de change a été fortement apprécié, particulièrement au Brésil, le coût de la main-d’œuvre s’y est fortement accru, surtout celui de la main-d’œuvre peu qualifiée et la productivité du travail a très peu augmenté, surtout dans l’industrie où elle passe de l’indice 100 en mars 2002 à un pic de 115,3 en septembre 2013 pour chuter à 105,6 en décembre 2015 (IBGE). L’ensemble de ces évolutions joue en défaveur de la compétitivité, favorise une désindustrialisation via une baisse de la rentabilité dans le secteur exposé à la concurrence internationale et constitue in fine un indicateur de crise potentielle.
Cette désindustrialisation précoce s’explique ainsi dans la plupart des pays : 1) par une tendance à l’appréciation du taux de change réel par rapport au dollar, entrecoupée de crises de change brutales, due soit à un excès de dollars (Brésil, etc.)[4], soit à un différentiel élevé d’inflation avec les pays avancés couplé à un maintien relatif du taux de change nominal (Argentine), soit à des transferts massifs de revenus de travailleurs immigrés aux États-Unis (Mexique) ; 2) par l’évolution du taux de salaire réel au-delà du taux de croissance de la productivité, lui-même faible. Alors que les pays d’Amérique latine restent figés dans un cadran caractérisé par une densité industrielle par tête faible et une part également faible de l’industrie (valeur ajoutée) dans le PIB, les pays asiatiques progressent en misant sur l’industrialisation fondée de plus en plus sur des produits de haute technologie et des exportations de produits complexes[5].
Pourquoi l’industrie est-elle à privilégier ?
Des économistes s’interrogent sur la nécessité de privilégier l’industrie. Leurs arguments semblent être de bon sens. La croissance a été plus élevée au début des années 2000 qu’à la fin des années 1990 et après tout, ce qui importe c’est la croissance… que celle-ci provienne de l’exportation de matières premières ou de tout autre secteur. Aussi, de ce point de vue, la reprimarisation des économies latino-américaines ne serait pas un mal : moins de dépendance malgré une hausse des importations de produits industriels, une restriction externe en voie de disparition (tant que l’essor des ventes en valeur de matières premières suit le même rythme), moins d’inflation grâce au double effet de l’appréciation de la monnaie nationale provoquant une réduction relative du prix des produits importés, et de leur plus grande compétitivité se traduisant par des prix plus faibles.
À ces arguments, on pourrait faire remarquer que la richesse qui vient de la rente est aléatoire et surtout n’est pas aussi structurellement solide que celle qui vient de l’exploitation de la force de travail, surtout si cette dernière se réalise à l’aide de technologies sophistiquées permettant de produire des biens complexes porteurs d’une insertion positive dans la division internationale du travail. Elle tend à produire, via l’appréciation de la monnaie qu’elle suscite, une désindustrialisation. Il suffit que les rentes baissent pour que la dépendance externe, qu’on croyait hier disparue, réapparaisse avec force. La dévaluation-dépréciation de la monnaie nationale peut alors ne pas permettre une reprise suffisante des exportations industrielles, en raison de l’affaiblissement du tissu industriel.
Un second argument plus sérieux doit être pris en considération. Qui a-t-il derrière le terme « industrie » ? Au Brésil, l’industrie est composée de l’industrie de transformation et des industries extractives ; en Argentine, on distingue la manufacture d’origine agricole de celle d’origine industrielle. Lorsqu’on fait des comparaisons dans le temps, il convient de tenir compte des services qui hier étaient internes aux entreprises et qui depuis ont été externalisés et sont souvent comptabilisés à présent dans les services. Aussi faut-il comparer à périmètres équivalents, ce qui n’est pas toujours aisé lorsque n’est pas indiquée la méthodologie. Pour des raisons de commodité, nous considérons ici l’industrie de transformation, tout en ayant à l’esprit qu’il est de plus en plus difficile de ne pas inclure les technologies de l’information et de la communication, surtout avec la quatrième révolution industrielle, dite numérique, qui prend de l’ampleur.
Que ce soient les travaux de Kaldor (1967) et de Verdoorn (1949) sur la relation entre les taux de croissance de l’industrie et de la productivité du travail, ceux d’Hirschman sur les effets d’entraînement en amont et en aval de l’industrie et de ses secteurs les plus dynamiques (1968), ou bien ceux encore de Thirwall sur les limites de la croissance lorsque les capacités d’importation des autres pays jouent comme contraintes à l’essor des exportations, tous montrent le rôle stratégique de l’industrie pour la croissance, et sa capacité à générer des emplois dans les autres secteurs.
Lorsqu’on met en rapport les différents secteurs, classés selon l’importance relative de la formalité de leurs emplois, et le nombre d’emplois indirects créés, on observe qu’en Argentine en 2013 pour un emploi direct créé dans l’industrie, 2,45 emplois indirects ont été créés, bien plus que dans le commerce, la restauration ou bien la construction civile où prédominent les emplois informels (Coatz et Scheingart, 2016). D’une manière plus générale, selon Berger et col. (2017), les emplois créés indirectement dans le secteur des services grâce à la création d’un emploi d’un salarié « qualifié » de l’industrie manufacturière, seraient beaucoup plus élevés dans les pays émergents qu’aux États-Unis, car les inégalités de revenus y sont plus élevées ainsi que la propension à consommer, tout au moins dans les deux pays latino-américains analysés par les auteurs (Brésil et Mexique). Les couches aisées de la population dépensent alors davantage en services, ce qui génère des emplois en plus grand nombre.
En Amérique latine, l’augmentation de la demande des ménages, consécutive à l’augmentation de leur pouvoir d’achat, est de plus en plus satisfaite par l’importation de produits industriels, rendue- possible par le desserrement de la contrainte externe, et ce au détriment de l’offre nationale moins compétitive. L’augmentation des salaires réels, nécessaire compte tenu de l’ampleur des inégalités, aurait pu ne pas avoir cet effet négatif si une politique industrielle en faveur de l’augmentation de la productivité du travail avait été décidée, et si les gouvernements avaient favorisé une dépréciation contrôlée de leur taux de change, à l’égal de ce qui fut fait en Chine.
De tels modèles sont devenus insoutenables. La reprimarisation des économies conduit le plus souvent à des dégâts irréversibles sur l’environnement, les modes de vie et la santé des populations environnantes. Elle produit naturellement une appréciation de la monnaie nationale, vecteur d’une désindustrialisation et d’une vulnérabilité économique et sociale accrue. Aussi, le modèle à suivre passe par un renforcement de l’industrie grâce à un soutien conséquent aux secteurs de haute technologie, ce qui implique des efforts conséquents en recherche et développement, à l’égal de ce que font des pays comme la Corée du Sud. Notre hypothèse est que seule l’industrie, comprise au sens large – incluant donc les services dits dynamiques –, offre des possibilités de sortie par le haut de la crise. Elle seule peut permettre d’assurer une intégration positive dans la division internationale du travail.
Mais s’orienter dans cette direction, c’est affronter les comportements rentiers. Des possibilités de rebond existent, mais pour qu’ils puissent être durables, il ne faut pas qu’ils reposent exclusivement sur des dévaluations massives, même si celles-ci sont nécessaires. Une reprise durable de la croissance est possible si parallèlement des efforts conséquents pour améliorer la productivité du travail sont entrepris. Elle passe par un renforcement des secteurs porteurs d’avenir et non par leur affaiblissement. Il faut également que la demande interne soit plus dynamique et que la compétitivité soit accrue, afin que la hausse de la demande ne soit pas satisfaite par les seules importations.
Cela semble un oxymore. C’est pourtant la seule voie pour sortir durablement de la crise et du ralentissement économique. La réduction des inégalités sociales devrait permettre d’impulser la demande. Cette réduction des inégalités pourrait se faire par une réforme fiscale « progressive ». Passer d’un système fiscal régressif à un système fiscal progressif serait une révolution et présuppose que nombre de conflits soient résolus. C’est dire la difficulté. Pour éviter que l’accroissement de la demande conduise à une augmentation des importations, il faudrait à la fois dévaluer la monnaie, empêcher qu’elle se réapprécie par des mécanismes de stérilisation, et définir une politique industrielle qui permette d’accroître la productivité du travail. Le chemin est escarpé, c’est le seul possible.
Les effets de la reprimarisation sur le développement durable
L’Amérique latine est particulièrement riche en matières premières, contrairement aux pays asiatiques. La croissance élevée de ces derniers entraîne une augmentation des importations des biens primaires, dont ils sont insuffisamment pourvus. Celle-ci suscite une hausse plus ou moins régulière de leur prix, pouvant se transformer en une baisse à certains moments. C’est à cette demande croissante de matières premières qu’ont répondu des pays latino-américains. Ce faisant ils se sont de nouveau spécialisés dans la production et l’exportation de ces biens et donc reprimarisés. La reprimarisation des principales économies utilise des produits et des techniques de pointe. Elle entraîne des dégâts environnementaux importants, qu’ils soient dus à l’utilisation de pesticides et d’herbicides à grande échelle ou à l’exploitation des « mégamines ».
En 2010, 66% des terres cultivées sont consacrées à la culture du soja au Paraguay, 59% en Argentine, 35% au Brésil, 30% en Uruguay et 24% en Bolivie, au détriment d’autres cultures. En 2012-2013 en Argentine par exemple, les surfaces consacrées à la culture du soja occupent 19,6 millions d’hectares, celles du maïs 4,1 millions et celles du blé 3,9 millions. La conquête de nouvelles terres pour le soja passe par la déforestation. Celle-ci est particulièrement prononcée au Paraguay (90% des forêts y ont disparu ces cinquante dernières années), un peu moins forte dans les autres pays et menace de plus en plus la forêt amazonienne.
L’utilisation des OGM est massive. On considère qu’en Argentine 50% des activités agricoles utilisent des produits transgéniques, ce chiffre s’élève à 90% pour la culture du soja. Les modes actuels d’exploitation des matières premières agricoles (OGM, pesticides, etc.) sont à l’origine de nombreuses maladies, d’épuisement rapide des sols, de dégâts collatéraux sur les autres cultures et nécessitent de nouveaux produits transgéniques, les plantes résistant de moins en moins aux herbicides, insecticides et aux fongicides utilisés, augmentant ainsi considérablement les coûts d’exploitation du soja et des autres cultures, et éliminant de ce fait les petits et moyens agriculteurs au profit des très grandes exploitations.
Ces modes d’exploitation génèrent des « déséconomies » externes massives dans la mesure où on ne tient pas compte des surcoûts induits (pollution, utilisation massive des eaux, dégradation des fleuves, érosion des terres, perte de la biodiversité et, surtout, effets sur la santé des populations environnantes).
Le secteur minier latino-américain attire aujourd’hui, selon la Banque mondiale, un tiers des investissements internationaux consacrés à ce secteur. Les « mégamines » concernent le charbon, la bauxite, le fer et de plus en plus le cuivre (au Chili), l’étain, l’argent, l’or, le plomb (Pérou[6], etc.), auxquels s’ajoutent des métaux rares comme le lithium (en Bolivie), des produits énergétiques comme le pétrole (au Brésil, au Venezuela, en Équateur, etc.),et le gaz de schiste en Argentine, richement dotée.
L’exploitation des « mégamines », peu ou pas réglementée, modifie la morphologie des terrains, change l’environnement, produit une contamination de l’air, affecte la qualité des eaux de surface, pollue les nappes phréatiques, détruit les sols, a un impact sur la flore et sur la faune. Les populations vivant sur les terres consacrées à ces exploitations minières, le plus souvent indiennes, soit migrent vers les villes, soit connaissent une détérioration rapide de leur santé. Enfin, cette exploitation viole leurs droits à vivre sur des terres ancestrales. Pour caractériser cette nouvelle étape, Maristella Svampa (2013) parle de « consensus des commodities » (matières premières), consensus succédant à celui de Washington.
Une politique prenant en considération l’ensemble des piliers définissant le développement durable (environnemental, économique, social) n’est guère facile à concevoir sans susciter des conflits d’intérêts. Le développement durable entraîne en effet dans son sillage plusieurs questions essentielles concernant le « buen vivir ». Doit-on sacrifier le présent au nom d’améliorations futures, plus précisément doit-on accepter que les droits des Indiens, leurs conditions de vie, leur santé, leurs cultures et la symbolique dans laquelle elles s’exercent, soient partiellement ou totalement amputés parce que les ressources financières procurées par l’exploitation des mines, la construction de routes pour transporter les matières premières, pourraient financer des dépenses en éducation, en infrastructure, en santé dont ces populations, pauvres aujourd’hui, ont fortement besoin pour dépasser leur pauvreté de manière durable ?
Conflit entre présent et futur qui, dans ce cas, prend une valeur particulière en raison du passé d’exclusion dont ont souffert ces populations et des engagements plus ou moins nets des gouvernements de rompre avec ce passé. Peut-on concevoir le développement durable en respectant la logique capitaliste, compte tenu des particularités de la situation des Indiens et des dégâts qu’entraîne l’exploitation des mégamines, dégâts incluant l’ensemble des dimensions écologiques, sanitaires, sociales et culturelles ? Plus précisément doit-on s’inspirer d’une approche étatiste, mais alors quid de la « plurinationalité » ? Ou bien d’une approche qui n’accepte pas la modernité en ce qu’elle a d’asservissement, d’effets de domination, pour insister sur la décentralisation, les pouvoirs locaux, un rejet de la marchandisation pleine et entière, un respect de l’écologie et une aspiration à la décroissance (Carbonnier et col., 2018). Dans les faits, au-delà des promesses, c’est la position développementiste qui s’est imposée au détriment des intérêts immédiats des populations indiennes.
Les effets de la reprimarisation sur la distribution des revenus
La globalisation a des effets sur le volume de l’emploi (temps pleins versus temps partiels), la structure des emplois (basse qualification versus haute qualification), les formes d’emploi (précarité voireubérisation, désaffiliation) et sur la distribution des revenus du travail. L’insertion dans la division internationale du travail peut conduire à un processus de déclassement lorsque sont privilégiées les activités de rente au détriment de celles exigeant une qualification importante. Ces évolutions peuvent être contrariées par les politiques économiques suivies par les gouvernements. Elles l’ont été, en partie, en Amérique latine.
Les données officielles sur la distribution des revenus montrent que la part dans le revenu des 1% les plus riches croît dans les pays avancés mais fléchit dans les pays émergents latino-américains, à l’inverse, celle des 40% les plus pauvres baisse dans les premiers et augmente dans les seconds. On sait aujourd’hui que la réalité est plus complexe. Il n’est pas sûr que les inégalités aient baissé en Amérique latine ces vingt dernières années, il est par contre certain que 30 à 40% de la population la plus modeste a vu son revenu relatif augmenter. De ce fait, la pauvreté absolue a baissé de manière plus ou moins importante selon les pays. Mais, il est certain que le revenu des 1% les plus riches a augmenté de manière relative, comme dans les pays avancés, démentant les affirmations des gouvernements.
Enfin, il est certain que les couches moyennes, basses et moyennes, ont connu une détérioration relative de leur niveau de vie. Ces évolutions sont beaucoup plus prononcées que dans les pays avancés. Certaines d’entre elles ont été niées, particulièrement au Brésil, y compris par nombre d’intellectuels, vantant l’avènement d’un pays de classes moyennes (ce qui est relativement inexact), la baisse de la pauvreté (ce qui est exact) et la réduction relative des revenus des plus riches (ce qui est erroné), le discours devenant alors inaudible.
Avec la reprimarisation de l’économie et consécutivement la désindustrialisation, la demande de travail qualifié proposée par les entreprises est ainsi devenue relativement plus rare, en deçà de l’offre des jeunes issus de l’école et des universités. En d’autres termes, la reprimarisation a favorisé la création d’emplois non qualifiés, alors même que la qualification augmentait, d’où un déclassement réel et ressenti encore plus vivement par les jeunes accédant au statut des classes moyennes. Les données sont éloquentes : 38% des salariés ayant suivi un enseignement supérieur complet occupent des emplois moins qualifiés que ceux auxquels ils auraient pu prétendre, ce pourcentage s’élève à 44% pour la tranche d’âge de 24 à 35 ans. Ces pourcentages étaient inférieurs en 2012 : 33,4% et 38,4% respectivement au Brésil[7]. La baisse des inégalités des revenus du travail peut cacher une réduction relative de la part des revenus des classes moyennes, basses et moyennes.
Plus précisément, l’indexation du salaire minimum sur l’inflation et la croissance du PIB comme c’est le cas au Brésil est en effet, à la fois, la cause principale de réduction de la pauvreté et celle des inégalités de salaires et de revenus. La conjonction de la hausse du salaire minimum et l’inadéquation entre l’offre et la demande de travail, elle-même générée par le choix de favoriser la reprimarisation de l’économie, expliquent l’essentiel de la modification de la distribution des revenus du travail.
L’offre et la demande de travail connaissent une évolution « en ciseau » dans la plupart des pays. L’offre de travail est de plus en plus qualifiée grâce à un allongement de la durée des études. À l’inverse, la demande de travail l’est moins pour deux raisons. 1) L’industrie de transformation perd de l’importance en termes relatifs. Le poids des branches caractérisées par un bas niveau technologique croît relativement, alors que celui de haute et de moyenne technologie décline relativement. Les entreprises utilisant des techniques peu sophistiquées tendent à privilégier les emplois non ou peu qualifiés, à l’inverse des autres. 2) Les secteurs des services et du commerce, secteurs abrités de la concurrence internationale, absorbent de plus en plus d’emplois et ces derniers, mis à part dans certains sous-secteurs spécifiques, utilisent davantage d’emplois peu qualifiés.
Il ressort de ce ciseau entre offre et demande d’emplois un processus de désaffiliation et de déclassement. Les personnes ayant suivi davantage d’années d’étude, par rapport à celles qui en ont suivi moins, gagnent certes davantage mais l’écart entre les revenus de ces deux catégories se réduit, à l’exception des plus hautes tranches.
Conclusion : un futur peu prometteur sauf si…
L’Amérique latine n’a pas connu de miracle économique. La reprimarisation de leurs économies a entraîné une plus grande vulnérabilité et a accentué une désindustrialisation précoce. La pauvreté a diminué – il s’agit d’une mesure en termes absolus, ce qui signifie qu’elle aurait pu disparaître –, mais les revenus relatifs des couches moyennes, basses et moyennes, ont baissé, suscitant à terme une frustration. Les catégories les plus riches se sont enrichies et quand la crise est arrivée, les partis progressistes ont été d’autant plus facilement désignés comme boucs émissaires qu’ils avaient nié l’enrichissement des plus riches et l’appauvrissement relatif d’une grande partie des couches moyennes, et qu’ils étaient atteints, à l’égal des autres partis, par la gangrène de la corruption. Le présent est préoccupant, les perspectives futures sont-elles meilleures ? La réponse n’est guère optimiste sauf si…
La diffusion des nouvelles technologies de par le monde est plus rapide que par le passé, mais elle est également plus inégale entre les nations et au sein de celles-ci. Elle est moins rapide en Amérique latine, y compris dans les pays les plus puissants du sous-continent comme le Brésil, le Mexique, l’Argentine ou la Colombie et le Chili. De ce point de vue, l’Amérique latine accentue son retard par rapport aux grands pays asiatiques et aux pays avancés. Certaines entreprises adoptent rapidement de nouvelles technologies, d’autres soit freinent leur adoption, soit s’avèrent incapables de le faire suffisamment vite. La dispersion des niveaux de productivité, déjà fort élevée dans le secteur industriel défini au sens large, s’accentue.
Il y a fort à craindre que croissent les inégalités de revenus du travail (mesurées en salaire moyen) entre les entreprises, celles qui adoptent ces technologies et celles qui ne le font pas à la hauteur des nécessités pour rester compétitives. À ces inégalités croissantes entre les entreprises s’ajoutent celles générées par l’utilisation des technologies. Les emplois routiniers sont pour partie remplacés par une automatisation accrue dans certains secteurs, ce qui entraîne une bipolarisation des emplois (très qualifiés, peu qualifiés) de nature à produire une accentuation de la bipolarisation des revenus du travail.
Les révolutions industrielles n’ont pas abouti à moyen terme à une hausse du chômage parce que précisément, nombre d’emplois ont été créés pour fabriquer de nouvelles machines. Si on ne produit pas ces machines – c’est le cas de l’Amérique latine –, alors le risque de ne pouvoir éviter une hausse du chômage est réel. Dans la mesure où l’Amérique latine a pris du retard, ces effets tardent à apparaître, même si dans certains secteurs comme l’industrie automobile ou la finance, ils commencent à se manifester. Mais même si cette diffusion se fait plus lentement qu’ailleurs, elle tend à s’accélérer et ces effets apparaîtront plus nettement.
À la différence des pays avancés et de quelques pays asiatiques, l’Amérique latine est consommatrice de ces technologies qu’elle ne produit pas, fût-ce partiellement. Les opportunités d’emplois créées par la production de ces technologies sont rares, restent seulement celles générées par leur utilisation. Aussi, il est possible que les activités dites informelles enflent, résultat cette fois de l’incapacité relative de créer suffisamment de nouveaux emplois dans les secteurs à productivité croissante (Salama, 2018).
La révolution numérique est en cours, on ne saurait la freiner. Force est de constater que les pays latino-américains sont passés à côté de la nouvelle révolution industrielle en adoptant une attitude relativement passive face à la globalisation et aux rentes qu’ils pouvaient en tirer. Cette voie de facilité est à abandonner. Les limites des modèles rentiers sont atteintes. L’heure est à une nouvelle manière de s’insérer dans la division internationale du travail. Cela passe par de nouvelles alliances de classes, seules capables d’assumer politiquement une réforme fiscale conséquente, une distribution des revenus moins inégale, une politique industrielle moins clientéliste.
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Notes
[1] Pour une présentation de la littérature, voir Salama (2011) et pour une analyse historique, voir Bairoch P. (2005).
[2] On a pu l’observer en 2008-2009. La crise financière dans les pays avancés a provoqué un « credit crunch » (un manque de liquidité important), aussi les filiales des entreprises multinationales ont-elles rapatrié une part importante de leurs profits pour suppléer au manque de liquidité des entreprises mères dans les pays avancés, traduisant ainsi une mutation de l’économie mondiale. Les fondamentaux des pays émergents latino-américains, fussent-ils relativement bons, leur faible degré d’ouverture, ne sont pas des remparts suffisants face aux « solidarités » des bilans des entreprises transnationales (filiales et mères) (Tooze, 2018).
[3] Le Mexique s’est spécialisé dans l’exportation de produits manufacturés à destination essentiellement des États-Unis et du Canada. Cependant, à la différence de nombre de pays asiatiques, le Mexique et les pays d’Amérique centrale se sont cantonnés pour l’essentiel à des activités d’assemblage, à l’exception en partie de certains secteurs comme l’industrie automobile où le nombre d’équipementiers a augmenté grâce, non pas à une politique industrielle mais à la venue d’entreprises transnationales. L’ouverture croissante n’a pas eu d’effets positifs sur la croissance, les effets multiplicateurs sur le PIB étant de ce fait faibles, ce qui explique que parmi les grands pays latino-américains, il ait été celui dont la croissance a été la plus faible ces vingt-cinq dernières années. La complexification de son tissu industriel est également faible ou bien apparente et trompeuse.
[4] Provoqué par l’afflux net de dollars consécutif à la bonanza provenant de la vente de matières premières et aux entrées de capitaux.
[5] La complexité d’une économie dépend de l’effort effectué en recherche et développement. Plus celui-ci est élevé, plus la probabilité que l’économie puisse produire des produits complexes est élevée. Les exportations ont deux caractéristiques : leur ubiquité et leur diversification. L’ubiquité dépend de la rareté, laquelle dépend soit des ressources naturelles que le pays a ou n’a pas, soit de la capacité à produire des biens sophistiqués que seuls quelques pays peuvent faire. Afin d’isoler cette dernière et construire un indicateur de complexité, on cherche à utiliser la diversité des exportations pour mesurer le degré d’ubiquité et donc de complexité. Donnons un exemple : le Pakistan et Singapour ont un PIB semblable et exportent chacun 133 grands produits, la diversité de leurs exportations est donc semblable, mais les produits exportés par le Pakistan le sont également par 28 autres pays, dont les exportations sont par ailleurs peu diversifiées. Tel n’est pas le cas de Singapour : seuls 17 autres pays exportent des produits semblables aux siens et leurs exportations sont très diversifiées. Le degré de complexité de l’économie de Singapour est donc plus élevé que celui du Pakistan, dont le revenu par tête est largement inférieur. À partir de ces deux variables : diversité et ubiquité, on peut construire un indicateur. Le degré de complexité des exportations latino-américaines est faible et décroissant, à l’inverse de ce qu’on observe dans de nombreux pays asiatiques (Hausmann et col., 2014).
[6] Le Pérou est devenu le premier producteur mondial d’argent, le troisième pour le cuivre derrière le Chili et la Chine, le troisième pour l’étain derrière la Chine et l’Indonésie, le quatrième pour le plomb et le sixième pour l’or.
[7] Voir O Valor (13 décembre 2018), selon les données de l’IPEA et de la PNAD, ainsi que Salama (2012), Rocha (2014), Amarante et Colacce (2018).