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Hervé Le Bras : «Les Américains ont l’habitude de caractériser les personnes selon leur race»

USA

Lien publiée le 7 août 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.liberation.fr/planete/2019/08/06/herve-le-bras-les-americains-ont-l-habitude-de-caracteriser-les-personnes-selon-leur-race_1743959

Des participants à la manifestation d'extrême droite «Unite the Right 2», à Charlottesville en août 2018.

Des participants à la manifestation d'extrême droite «Unite the Right 2», à Charlottesville en août 2018. Photo Nina Berman. 

Avant de passer à l'acte, l'auteur de la fusillade d'El Paso au Texas avait publié un manifeste pour dénoncer «l'invasion» hispanique. Pour le démographe Hervé Le Bras, certains Américains ont le sentiment que la race dite «blanche» est menacée et «submersible»

«Notre nation doit condamner d’une seule voix le racisme, le sectarisme, et le suprémacisme blanc», a déclaré lundi le président américain Donald Trump, depuis la Maison Blanche. Deux jours plus tôt, un jeune homme de 21 ans tuait 22 personnes dans un centre commercial bondé d’El Paso, ville texane à majorité hispanique à la frontière mexicaine. Avant de passer à l’acte, l’auteur du massacre avait publié sur le forum de discussion 8chan un manifeste dans lequel il dénonçait l'«invasion» hispanique du Texas et embrassait la théorie du«grand remplacement» de l’écrivain français d’extrême droite Renaud Camus.

Après les attaques à Charleston, San Diego et Pittsburgh, les Etats-Unis sont donc de nouveau confrontés aux violences d’extrême droite qui, selon le centre d’analyse New America, ont fait plus de victimes que les attaques jihadistes en 2017 et 2018. Pour Hervé Le Bras, démographe et directeur d’études à l’EHESS, le racisme, que Donald Trump est accusé d’alimenter, reste profondément ancré dans la société américaine.

Après l’attentat de Christchurch en Nouvelle-Zélande, l’auteur de la fusillade d’El Paso au Texas s’est lui aussi inspiré de la théorie du «grand remplacement» de l’écrivain français Renaud Camus. Comment expliquer que cette idée se propage aux Etats-Unis ?

Cette idée ne date pas d’aujourd’hui aux Etats-Unis. Déjà, au XIXe siècle, les mouvements nativistes étaient organisés à la faveur du rejet de l’immigration, en particulier des Irlandais, des Italiens puis des populations d’Europe centrale. Même si les Américains reprennent le terme de «grand remplacement», il s’agit d’une tradition beaucoup plus américaine que française.

Quelles sont les caractéristiques des mouvements adeptes de cette théorie ?

Ces mouvements refusent le mélange et le métissage. Il s’agit de la forme la plus pure du racisme. Dans son Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855), Arthur de Gobineau, l’un des grands théoriciens du racisme, s’opposait déjà à ce que les Aryens se mélangent à d’autres races. Or, l’histoire a montré que le métissage est de plus en plus répandu, y compris aux Etats-Unis où toutes les unions mixtes sont en progression. Entre 1980 et 2008, la part des jeunes mariés avec un·e époux·se de race ou ethnie différente est passée de 6,7 % à 14,6 %.

La peur du mélange peut-elle s’expliquer par le fait que les sociétés soient de plus en plus métissées ?

Peut-être. Mais si on prend le cas de Gobineau, cette peur du métissage était abstraite. Il s’agissait de quelque chose de plus profond basé sur l’idée qu’on ne devait pas mélanger son sang, plus qu’un refus d’un métissage qui progresserait. C’est un thème qui a beaucoup plus de succès aux Etats-Unis qu’en France, où les peurs se concentrent davantage sur l’aspect religieux que sur la question raciale. En 2012, le quotidien américain The New York Times publiait par exemple un article intitulé «Les Blancs représentent moins de la moitié des naissances aux Etats-Unis». En réalité, c’est beaucoup plus compliqué que cela… 

C’est-à-dire ?

Avec le passé de l’esclavage (1619-1865), les Etats-Unis ont pris l’habitude de mesurer les races, de caractériser les personnes selon ce critère. Les Américains ont le sentiment que les races sont séparées et que celle dite «blanche» est menacée d’être «submersible», pour reprendre les termes de l’extrême droite française. Mais quand on regarde en détail les statistiques américaines, on voit que la notion de «Blanc» est très restrictive. Lors du recensement, les hispaniques mais aussi les personnes ayant indiqué plusieurs entrées à la question raciale [depuis 2001, les Américains peuvent cocher plusieurs cases à la question raciale : Blancs, Noirs, Indiens d’Amérique, Asiatique, autres, ndlr] ne sont pas considérés comme des Blancs. Or, près de 95 % des Latino-Américains se déclarent blancs et plus de 6 % des femmes cochent plusieurs cases à la naissance de leur enfant. Donc certes, les Blancs représentaient moins de la moitié des naissances aux Etats-Unis il y a sept ans, mais avec cette définition très restrictive de ce qu’est une personne blanche. Dans l’acception la plus large où l’on compte toutes les naissances pour lesquelles l’un des parents au moins a indiqué une race blanche, cela concerne près de 80 % des naissances.

Peut-on donc dire que l’Amérique est raciste ?

Oui, absolument. Les statistiques excluent le métissage et les origines espagnoles. Il s’agit clairement de l’un des critères les plus forts du racisme. On assiste au retour d’une vieille règle américaine du temps de l’esclavage et de la ségrégation appelée «One-drop rule» («La règle de l’unique goutte de sang») où l’on comptait comme «Noire» toute personne ayant au moins un ascendant noir.

Le danger du terrorisme d’extrême droite aux Etats-Unis a-t-il été occulté par la lutte contre les attaques jihadistes ?

Oui, il ne s’agit pas du premier attentat des suprémacistes. Néanmoins, l’accent a été mis, particulièrement par Donald Trump, sur le terrorisme arabe. Le président américain souhaitait même refuser l’entrée aux Etats-Unis de personnes originaires d’un certain nombre de pays arabes[en janvier 2017, Donald Trump a signé un décret exécutif visant à suspendre l’entrée sur le territoire des citoyens de l’Irak, l’Iran, la Somalie, la Libye, la Syrie, le Soudan et le Yémen]. Mais au total, il y a eu nettement plus d’attentats terroristes d’extrême droite que d’attaques jihadistes aux Etats-Unis.

Selon vous, Donald Trump contribue-t-il à nourrir la peur de l’immigration ?

Bien sûr. Mais ce qui est plus grave, c’est que ses déclarations, jusqu’à présent centrées sur la question de l’immigration, ont même viré au racisme. C’est de cela dont il est accusé après avoir invité quatre élues démocrates issues de minorité à «retourner d’où elles venaient» [Donald Trump a été une nouvelle fois accusé de racisme après s’en être pris violemment à un élu noir de Baltimore, le 27 juillet]. Ce climat peut pousser des gens à commettre des attaques en pensant qu’ils agissent pour la bonne cause.