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Porto Rico. La lutte se poursuit avec des assemblées populaires
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Par Jack Aponte
Les grands médias américains ont détourné leur attention de Porto Rico depuis les manifestations populaires massives qui ont forcé l’ancien gouverneur Ricardo «Ricky» Rosselló à quitter ses fonctions début août. Toutefois, l’énergie qui étayait le soulèvement politique ne s’est pas dissipée. Au lieu de cela, cette énergie continue de croître et est maintenant canalisée vers les asambleas de pueblo – assemblées du peuple –, une nouvelle forme d’engagement politique qui a un attrait pour les Portoricains de tout l’éventail politique, depuis les habitants de l’archipel à la diaspora [établie aux Etats-Unis, qui compte quelque 5 millions de personnes, alors que la population établie dans l’archiper de Porto Rico s’élève à 3,2 millions], dans un mouvement qui peut transformer la société portoricaine et la politique sur le long terme, bien au-delà du renversement de tout homme politique particulier.
La première assemblée populaire, qui a rassemblé près de 80 participants, s’est tenue à la mi-juillet à Ponce, à une quarantaine de kilomètres au sud-ouest de San Juan, l’épicentre des protestations massives qui ont commencé en réponse à la publication des échanges sur la messagerie Telegram entre Rosselló et ses amis politiques dans lesquels ils se moquaient et dénigraient les gens qu’ils devaient servir. L’assemblée de Ponce a été organisée en partie pour permettre aux personnes qui n’avaient aucun moyen de se rendre à San Juan de participer aux événements importants qui se déroulaient dans leur pays. Les organisateurs de l’assemblée, y compris des étudiants du campus local de l’Université de Porto Rico, répondaient également à une question émergeant dans l’esprit des Portoricains participant et assistant aux manifestations: «Que se passera-t-il après la démission de Ricky?»
La négligence relative de Porto Rico par les grands médias peut donner l’impression que les protestations de masse sont venues de nulle part. Mais les problèmes qui ont poussé les Portoricains dans la rue cet été n’ont pas commencé avec Rosselló, ni ne se sont terminés avec lui. De même, des années d’organisation politique à Porto Rico ont précédé et préparé le terrain pour les manifestations de juillet et donnent maintenant de la force aux assemblées populaires en plein essor.
Créer des espaces démocratiques pour apporter un véritable changement à Porto Rico
Les assemblées sont convoquées dans le but d’offrir un espace véritablement participatif, horizontal et démocratique où les gens peuvent partager leurs préoccupations, exprimer leurs frustrations et leurs craintes, et présenter ainsi que collaborer afin d’élaborer des propositions pour aborder les nombreuses luttes et obstacles auxquels les Portoricains de l’archipel et au-delà sont confrontés. Certaines assemblées ont commencé à former des comités pour travailler sur les principales questions qui ont émergé au cours de ces échanges.
Les ordres du jour des assemblées sont fixés et dirigés par les participants, bien qu’ils aient eu tendance à s’articuler autour de thèmes communs:
- Un audit de l’énorme dette publique portoricaine, dont beaucoup affirment qu’elle est largement inconstitutionnelle et qu’elle devrait être annulée ou remboursée par les véritables responsables: les politiciens corrompus et les financiers opportunistes, plutôt que par le peuple portoricain;
- La dissolution de la Commission de contrôle fiscal [Fiscal Control Board, qui est soumise au pouvoir des Etats-Unis], qui a été mise en place pour restructurer la dette et assurer son remboursement intégral, quel qu’en soit le coût humain. Installé par l’administration Obama et appelé avec dérision «la Junta» à Porto Rico, le Board est largement considéré comme illégitime et ne répond pas aux intérêts de la plupart des Portoricains;
- La lutte contre la corruption à tous les niveaux du gouvernement, depuis les administrations locales jusqu’au système fédéral américain qui, en fin de compte, supervise la politique au sein de ce «commonwealth» [Etat libre associé];
- La nécessité d’une nouvelle constitution portoricaine et de nouvelles formes de gouvernement qui servent mieux la démocratie;
- Les problèmes graves auxquels s’affronte l’éducation publique, de l’école élémentaire au système universitaire public;
- Et les luttes que mènent actuellement les organisations féministes et les communautés LGBTQ+ contre les niveaux élevés de violence contre les femmes, les homosexuels et les transgenres.
Dans ces assemblées, sont moins dominants les débats sur le statut par rapport aux Etats-Unis – statut d’Etat ou d’actuel «commonwealth» –, soit celui qui serait le plus utile à Porto Rico. Or, il s’agit d’une question qui est le principal facteur de distinction entre les deux partis qui ont dominé la politique portoricaine pendant des décennies. Alors que les deux principaux partis se concentrent principalement sur la question du statut, les assemblées se concentrent sur les problèmes qui affectent la vie quotidienne des Portoricains, dont beaucoup découlent de la situation coloniale qui resterait intacte quelle que soit l’option choisie par l’un des deux partis concernant le statut de Porto Rico [Parti populaire démocrate lié au Parti démocrate et Nouveau Parti progressiste].
Les assemblées du peuple se propagent
Depuis la première assemblée à Ponce, d’autres assemblées ont eu lieu dans des communautés de Porto Rico, notamment à San Juan, Mayagüez, Carolina, Caguas, Bayamón, Lares et Luquillo. Plusieurs de ces communautés ont déjà accueilli de multiples assemblées, certaines hebdomadaires, et d’autres sont prévues dans les semaines et les mois à venir. Et fidèles à la nature de plus en plus diasporique du peuple portoricain, les assemblées se sont rapidement étendues au-delà de l’archipel portoricain, avec des événements qui ont eu lieu ou qui sont prévus à New York, Pittsburgh, Washington, Phoenix et dans la baie de San Francisco. Il y a même eu des asambleas telefónicas, des conférences téléphoniques destinées à mettre en relation les membres de la diaspora portoricaine de différentes régions entre eux et avec les habitants de Porto Rico.
Ana Portnoy Brimmer est poète et militante vivant à Newark, New Jersey, et est membre des comités de communication des assemblées de Luquillo et Mayagüez, sa ville natale. Ana Portnoy Brimmer décrit les assemblées comme «une transition stratégique des protestations qui ont renversé Rosselló vers la réflexion, la réorganisation collective et la création d’espaces basés sur la démocratie participative dans le but de développer des agendas pour les luttes locales et nationales».
Les assemblées ne sont pas organisées par une seule organisation, bien que de nombreux organismes organisateurs de longue date contribuent au travail: Centros de Apoyo Mutuo, Comedores Sociales, Comuna Antilla, Jornada: Se Acabaron Las Promesas, Colectiva Feminista en Construcción, et El Frente Independista Boricua à New York, entre autres.
L’engagement politique antérieur des participants varie considérablement. Raphael Agosto-Miranda, membre de la Boricua Resistance à New York et l’un des organisateurs de l’assemblée de la ville de New York, a déclaré que si de nombreux militants de longue date étaient présents, l’assemblée de la ville de New York a également attiré de nombreuses personnes qui n’avaient jamais participé à l’organisation auparavant. «Les assemblées sont parfaites pour les gens dont le niveau d’engagement peut varier, mais qui veulent quand même s’engager à un certain niveau.»
Pour de nombreux organisateurs et participants, la situation coloniale est la principale cause du sort actuel de Porto Rico. «Le Colonialism 101 [référence au 101e anniversaire, en 1999, de l’intervention des Etats-Unis à Porto Rico] nous enseigne que nous ne pouvons pas prendre soin de nous-mêmes, c’est la première leçon que nous apprenons», dit Agosto-Miranda. Mais cela ne signifie pas pour autant que le statut colonial doive dominer l’ordre du jour des assemblées, d’autant plus que cette approche risque d’aliéner d’emblée les participants potentiels. «Parler de la corruption va inévitablement mener à des débats sur notre statut. Mais vous n’aurez jamais ces discussions si nous n’ouvrons pas d’abord la possibilité de débattre pour tout le monde.»
Comme les protestations qui ont renversé Rosselló, ni les centres de gravité ni la forme de ces assemblées ne sortent de nulle part. Comme les organisateurs et les participant·e·s l’ont fait remarquer, ils ont des racines dans un certain nombre d’endroits, depuis le mouvement anti-austérité des Indignados qui a commencé en Espagne en 2011 jusqu’au mouvement d’occupation de Wall Street qui a suivi aux Etats-Unis peu après; depuis la lutte réussie contre la base militaire US situé à Vieques [île-municipalité de Porto Rico, à 16 km de l’île principale] jusqu’aux grèves des étudiants à l’Université de Porto Rico qui ont eu lieu plusieurs fois durant ces deux dernières décennies.
Mais l’une des influences les plus importantes et les plus fréquemment citées pour la formation des assemblées, ainsi que les protestations de masse qui les ont précédées, est peut-être l’élan d’auto-organisation et d’entraide qui a surgi à Porto Rico après la dévastation de l’ouragan Maria en 2017.
Quand les gouvernements échouent, les Portoricains s’entraident
A la suite de l’ouragan, il est rapidement devenu évident que ni le gouvernement portoricain ni le gouvernement fédéral américain ne venaient à la rescousse. Andrew S. Vargas, membre de El Grito de Sunset Park, un groupe communautaire qui s’organise à Brooklyn et ailleurs en réponse à diverses formes d’oppression sociale et économique, affirme que ce manque de soutien gouvernemental a précédé l’ouragan Maria et s’est poursuivi pendant et après la tempête.
«Le gouvernement n’a pas existé de façon significative dans la vie quotidienne des gens pendant très longtemps. Et les Portoricains ont appris que nous n’avions pas besoin des instances gouvernementales, que nous pouvions nous organiser, que nous pouvions nous occuper de nos communautés, que nous pouvions mettre nos ressources en commun et prendre soin des plus vulnérables d’entre nous», a dit Vargas. «Je crois qu’on commence à peine à voir comment Maria nous a changés.»
Cette auto-organisation se poursuit encore aujourd’hui sous la forme d’assemblées où les gens se rassemblent pour s’organiser et exiger le changement dont ils ont tant besoin.
L’ouragan Maria a également activé la diaspora. En regardant la catastrophe se dérouler à Porto Rico, nous ne pouvions pas et nous ne sommes pas restés silencieux ou inactifs; nous avons exigé des mesures de la part du gouvernement fédéral, mais surtout, nous avons agi nous-mêmes, organisant des interventions entièrement communautaires, recueillant des fonds et livrant directement des fournitures aux membres de notre famille, à nos amis et aux collectivités qui en avaient le plus besoin.
«Les gens de la diaspora ont dû souffrir de ne pas pouvoir joindre leur famille pendant des semaines, des mois, de ne pas pouvoir communiquer, de ne pas pouvoir envoyer des vivres parce qu’ils étaient volés ou abandonnés dans des entrepôts», explique Katherine Adames Rodríguez, une militante et organisatrice de Ponce qui est maintenant basée à Oakland en Californie. Entre l’ouragan et la corruption qui n’a fait qu’empirer avec le Conseil de contrôle fiscal… non seulement les Portoricains de l’archipel mais aussi ceux de la diaspora ont dit: «Ces enculés se fichent de tout, nous devons prendre les choses en main.»
De nombreux organisateurs citent cette réponse de la diaspora comme un tournant dans les relations entre les Portoricains de l’archipel et ceux des Etats-Unis. «On avait le sentiment que la diaspora était à la hauteur de la situation au moment où l’île en avait besoin», se souvient M. Vargas. «J’ai l’impression qu’on s’est remis ensemble comme une famille.»
Cette reconnexion s’est étendue aux assemblées. «Nous sommes un peuple transnational; la nation portoricaine ne se limite pas à un espace circonscrit ou à une île ou à des frontières; nous transcendons cela», dit Vargas. «Si nous voulons construire un mouvement pour l’avenir de Porto Rico, cette transcendance doit être intégrée à ce mouvement.»
La diaspora s’organise sur le continent
Les assemblées du continent sont particulièrement bien placées pour cibler les acteurs qui ont un impact négatif sur Porto Rico mais qui sont basés sur le continent américain. Mme Rodríguez décrit comment les membres de la diaspora de la région de la Baie californienne envisagent de faire pression sur Ana Matosantos, membre du Conseil de contrôle fiscal nommée par le gouvernement américain, dont le cabinet de consultants est basé à Sacramento [capitale de la Californie]. Comme Mme Rodríguez l’indique, Mme Matosantos pourrait se soucier plus de l’image de son entreprise si le public se mettait à s’opposer au Board, elle pourrait dès lors le quitter.
De l’autre côté du pays, Agosto-Miranda dit que les participants à l’assemblée de la ville de New York ont discuté du nombre de fonds spéculatifs dont les transactions ont contribué à la dette massive portoricaine qui sont basés dans cette ville et siègent aux conseils d’administration d’autres sociétés qui y sont établies.
Entre-temps, Diáspora en Resistencia, un groupe qui a aidé à organiser les asambleas telefónicas, a également continué d’organiser une campagne «Speak Truth To Power» [«Dites la vérité au pouvoir»] pour que les gens s’adressent aux exécutifs et législatifs des Etats et que ces derniers demandent aux membres du Congrès américain d’annuler PROMESA [Puerto Rico Oversight Management Economic Stability Act, promulgué par Obama en août 2016 et visant à gérer le paiement de la dette], d’effectuer un audit ou d’annuler la dette et retirer définitivement Porto Rico du Jones Act Maritime Law de 1920 [qui règle tous les rapports concernant les échanges maritimes des Etats-Unis et Porto Rico, en l’espèce].
Il y a beaucoup d’espoirs et de projets pour ce qui va sortir des assemblées populaires, qui entrent dans leur troisième mois en septembre. Les organisateurs et les participants espèrent que les assemblées seront en mesure d’encourager le changement sur les priorités les plus importantes, comme l’annulation de la dette de Porto Rico et la suppression du Conseil de contrôle budgétaire. A cette fin, les gens commencent à travailler à la création d’un réseau d’assemblées qui permette aux communautés participantes de communiquer et de se coordonner malgré les distances géographiques et l’écart démographique dans un front uni, sans perdre la responsabilité démocratique fondamentale et le caractère participatif du mouvement. De cette façon, les participant·e·s espèrent développer une alternative à long terme aux structures de gouvernance et d’aide actuellement dysfonctionnelles ou inexistantes, en favorisant un espace permanent et inclusif pour un véritable engagement politique des Portoricains, tant dans l’archipel que dans la diaspora.
Agosto-Miranda a dit qu’il espère qu’en continuant à construire ensemble, les Portoricains réaliseront qu’ils n’ont ni besoin ni envie du système actuel et qu’ils trouveront de nouveaux moyens de se maintenir en dehors de ce système. En outre, il espère «que les gens se rendent compte que la décolonisation est une réalité, ce n’est pas seulement un concept», a-t-il dit. «C’est un processus réel qui se déroule en ce moment et qui se poursuivra jusqu’à ce que les Etats-Unis s’en aillent, espérons-le.» (Article publié sur le site Truthout, en date du 9 septembre 2019; traduction rédaction A l’Encontre)