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L’historien Marc Ferro est mort

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Lien publiée le 22 avril 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2021/04/22/l-historien-francais-marc-ferro-est-mort_6077641_3382.html

Spécialiste du XXe siècle, de la Grande Guerre à Vichy et à la décolonisation, il a été pionnier dans l’utilisation des images comme source historique. Agé de 96 ans, il est décédé le 21 avril.

Marc Ferro, photographié dans son bureau à Paris le 10 janvier 2016.

Internationalement reconnu pour ses travaux sur le XXsiècle, de la Grande Guerre à la décolonisation, en passant par la révolution russe et Vichy, ainsi que pour son exploration pionnière sur l’image comme sujet d’histoire, l’historien Marc Ferro est mort le 21 avril, à l’âge de 96 ans, à Saint-Germain-en-Laye (Yvelines), entouré des siens.

Son père, Jacques, un agent de change italo-grec, né en 1887 et débarqué de Corfou, meurt quand l’enfant n’a que 5 ans. Le petit Marc, né le 24 décembre 1924, grandit dans l’amour d’une mère modéliste chez Worth, première maison de haute couture, dont la beauté et la dignité le hanteront toujours (« une femme admirable », commentait-il devant le portrait posé en vue sur son bureau).

Tout jeune, Marc Ferro se passionne pour l’histoire, compose une première « Histoire de France » qui commence pour lui à la guerre de Cent Ans – il en signera une, plus classique, plus de six décennies plus tard (Odile Jacob, 2001). Si l’amour du récit ne l’a jamais quitté, la problématique s’en est affinée depuis, au point de désigner Ferro comme un tenant d’une histoire expérimentale, dont les règles se sont forgées au fil de sa trajectoire personnelle.

Fuit la zone occupée

Après le remariage de sa mère, la guerre bouscule la famille recomposée, qui prend le chemin de l’exode en juin 1940. De retour à Paris, en classe de seconde au lycée Carnot, il y est bientôt menacé par la politique antisémite de Vichy. Il est en terminale quand son professeur de philosophie, Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), lui sauve la vie, comme à d’autres de ses condisciples, en alertant ses élèves et en recommandant à ceux qui ont une ascendance juive de fuir au plus tôt la zone occupée. Car la mère de Marc, née Firdmann en Ukraine, est juive – elle mourra à Auschwitz, en 1943. Mais jamais Marc ne cherchera à en savoir plus sur les conditions de sa disparition en déportation. « La douleur me submergerait », avouait-il, coupant court à tout apitoiement public.

Etudiant replié en zone libre à Grenoble, en 1942, il est recruté en raison de sa connaissance de l’allemand par une amie communiste, l’énergique Annie Becker (future Annie Kriegel), de deux ans sa cadette, qui anime un réseau de résistants dans la ville. A charge pour lui d’identifier, parmi les soldats qui stationnent aux portes de la ville, les futures cibles en vue d’une action d’envergure.

Mais le réseau tombe et Ferro, début juillet 1944, rejoint le maquis du Vercors. Le voilà auprès de l’état-major, commis, puisque géographe, à la lecture des cartes et, téléphoniste, chargé de transmettre les ordres du lieutenant-colonel François Huet, alias Hervieux, commandant la défense du Vercors. Cependant, quelques jours plus tard l’offensive allemande ruine le bastion de la résistance et, en attendant le débarquement projeté en Provence, les survivants, isolés, se cantonnent à de périlleux raids de ravitaillement. Marc Ferro s’y colle jusqu’à l’ordre de dispersion et la marche sur Grenoble.

Le fait colonial

Bientôt, épuisé mais galvanisé aussi par cet épilogue si heureux moins d’un mois après la tragédie du Vercors, il participe à la libération de Lyon le 3 septembre. Ensuite seulement il retourne à ses études. S’il échoue à l’agrégation d’histoire – un échec qui se répétera avec une désolante régularité –, il commence à enseigner. A Paris et très vite, dès 1948, à Oran, au lycée Lamoricière. Là, le jeune enseignant, qui a échappé aux nazis et fait ses armes militantes dans la Résistance, prend conscience du fait colonial. S’il ne s’en fera l’historien que très tard (Histoire des colonisations. Des conquêtes aux indépendances, XIIIe-XXsiècle, Seuil, 1994 ; Le Livre noir du colonialisme. XVIe-XXIe siècle : de l’extermination à la repentance, Robert Laffont, 2003 ; La Colonisation expliquée à tous, Seuil, 2016), l’expérience est décisive.

Et lorsque la guerre d’indépendance éclate, à la Toussaint 1954, Ferro participe à Oran à la naissance de Fraternité algérienne, un mouvement progressiste hostile aux inégalités du système colonial, qui rêve d’imposer une voie médiane mais ne survit pas à l’intensification des combats et de la violence dès 1956. C’est à ce moment critique qu’il regagne la métropole, nommé à Paris, où il exerce aux lycées Montaigne, puis Rodin, tout en travaillant à sa thèse que le contemporanéiste Pierre Renouvin (1893-1974) l’incite à consacrer à la révolution de 1917. Le projet convient à Ferro qui, revenant d’Algérie, pense qu’on a mal envisagé depuis l’Europe ce qui se jouait au Maghreb, comme sans doute l’Occident n’avait pas compris les enjeux réels de la contestation en Russie quarante ans plus tôt.

Fort de cette intuition, il se met à l’ouvrage. Grand maître des relations internationales, Renouvin introduit le thésard au CNRS (1960). Comme, dans le même temps, le jeune chercheur intègre l’équipe des Cahiers du monde russe et soviétique, qui publient leur première livraison en 1959, il peut effectuer, bien qu’il n’ait aucune lueur de la langue, des séjours d’études en URSS et accéder à des archives aussi rares que réservées. Le chantier est délicat mais aboutit à une première synthèse, La Révolution de 1917 (Aubier, 1967), qui précède de près de dix ans la thèse d’Etat (1976).

Goût pour les parallèles audacieux

Ferro, qui n’a toujours pas l’agrégation, ne fait rien comme tout le monde ni dans le bon rythme. Lui n’en a cure, qui publie des aspects majeurs de sa recherche dans la revue Annales bien avant la soutenance. D’autant que sa vision d’un épisode érigé en dogme dérange – il sera interdit de séjour en URSS pendant plus de dix ans. Osant un discours non idéologique, l’historien ne craint pas, utilisant tant les archives écrites qu’audiovisuelles – et c’est inédit –, d’établir que la révolution prolétarienne, dont on crédite le mouvement ouvrier, est en fait l’affaire des femmes, des soldats et des paysans.

C’est un choc. D’autant que Ferro établit aussi que le coup d’Etat bolchevique d’octobre 1917 est surévalué et que la bureaucratisation du régime, qui fait le lit de son absolutisation, est autant le fait du sommet que de la base. Un double mouvement jamais envisagé – il en livre les preuves textuelles dans un volume de la collection « Archives », Des soviets au communisme bureaucratique. Les mécanismes d’une subversion, Gallimard-Julliard, 1980.

Si le sens de l’analyse de Ferro et son goût pour les parallèles audacieux, qui décapent l’œil de certitudes admises trop vite, déconcertent, ils le servent aussi. L’historien Fernand Braudel (1902-1985) le repère. Et le cursus atypique de Ferro devient un atout. L’héritier de Lucien Febvre propulse Ferro dès 1964 au secrétariat de rédaction de la revue Annales, avant d’en faire le codirecteur. Nommé directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études (1969), Marc Ferro intègre simultanément l’Ecole polytechnique, où il est maître-assistant, puis professeur (1969-1992).

Le style Ferro est né

Désormais les postes d’autorité ou de prestige ne se comptent plus, de la direction de l’Institut du monde soviétique et de l’Europe centrale et orientale à la présidence de l’Association pour la recherche à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, de 1991 à 2006. Sans compter sa participation, dès 2003, comme administrateur à l’Institut national de l’audiovisuel (INA) puis en 2006 au Conseil supérieur des archives nationales.

Il faut dire que dans le champ de l’image, Marc Ferro, qui se passionne pour le document filmé – c’est en observant les défilés de 1917 qu’il a mis à mal la doxa soviétique d’une révolution ouvrière –, a le prestige du pionnier et du passeur.

Par un article fameux paru dans les Annales en 1973 et la reprise de lumineuses lectures dans un recueil de 1977, Cinéma et histoire, Ferro est l’homme qui a légitimé une analyse documentaire inédite dont il offre bientôt aux téléspectateurs les fruits en proposant, sur la Sept, puis Arte, avec « Histoire parallèle », la juxtaposition de bandes d’actualités diffusées quasi simultanément dans deux camps rivaux, sans coupes ni commentaires, avant de débattre de cette confrontation frontale avec un invité, spécialiste ou témoin. En douze saisons et 630 émissions, une leçon de méthode et d’honnêteté critique qui fait date. Et référence. Ferro pouvait seul inventer ce rendez-vous, lui qui fut, avant même d’être cinéaste et scénariste, un fou du 7e art.

L’adolescent séchait déjà les cours du lycée Carnot pour profiter des programmations doubles des mercredis, s’entichait des comédies américaines à la Libération et s’éprenait de Danielle Darrieux, de Micheline Presle et de Lauren Bacall, changeant d’idole quand elles s’affichaient avec un « rival » très en vue. Il ne se met cependant réellement au cinéma qu’à l’initiative de Renouvin qui, sollicité pour faire un film sur la première guerre mondiale avec Frédéric Rossif, délègue la tâche à Ferro (La Grande Guerre, 1963).

Si l’affaire ne se fait pas dans le cadre envisagé, l’historien, de conseiller, se fait réalisateur de ce montage documentaire. Il improvise la démarche, avec le concours de l’écrivain et journaliste Paul Guimard (1921-2004). Il ignore tout alors de la différence entre cinéma et télévision, peu à peu précise son sens du montage, l’introduction de témoins, la gestion du commentaire, qu’il préfère absent ou très discret. Le style Ferro est né.

Œillères culturelles

Avec une clarté d’exposition qui ne se dément jamais à l’écran, pas plus qu’à l’écrit – d’où ses lumineuses contributions aux collections de vulgarisation destinées au grand public chez Plon (Des Grandes Invasions à l’an mille ; Le Monde féodal ; Le Siècle de Luther et de Christophe Colomb ; L’Ancien Régime ; Les Révolutions et Napoléon) comme au Seuil (Le XXe Siècle expliqué à mon petit-fils ; Le Mur de Berlin et la chute du communisme expliqués à ma petite-fille ; De Gaulle expliqué aujourd’hui) –, Marc Ferro ne se contente pas de reprendre des dossiers historiques fameux.

S’il signe une biographie de Pétain (Pétain, Fayard, 1987), adaptée au cinéma par Jean Marbœuf en 1993 (Ferro en cosigne le scénario), et une autre de Nicolas II (Payot, 1990), s’il reprend la question de la fin des Romanov, il observe aussi l’histoire autrement, s’interrogeant dès 1981 sur les œillères culturelles en observant Comment on raconte l’histoire aux enfants à travers le monde entier (Payot). Suit bientôt L’Histoire sous surveillance. Science et conscience de l’histoire (Calmann-Lévy, 1985).

Depuis, pour disqualifier le déterminisme et préserver l’intelligence de l’aléa, il a travaillé sur Les Tabous de l’Histoire (Nil, 2002), Le Ressentiment dans l’Histoire (Odile Jacob, 2007), L’Aveuglement, une autre histoire de notre monde (Tallandier, 2015), pour que les contraintes mentales s’estompent et que l’historien puisse penser, affranchi des conventions. Fruit d’un parcours personnel singulier et d’un cursus universitaire atypique, cette leçon d’indépendance et de liberté a d’autant plus de force que la bonhomie et la générosité de l’homme l’ont toujours rendue séduisante. D’une conversation aussi plaisante qu’érudite, Marc Ferro était curieux de tout, sachant écouter, dialoguer, jouter même, avec autant de malice que de bienveillance. Un humaniste rayonnant, en somme.

Marc Ferro : « L’histoire de la colonisation ne se réduit pas à un face-à-face entre victimes et coupables »

[A l’occasion de la mort de Marc Ferro, le mercredi 21 avril 2021 à Saint-Germain-en-Laye (Yvelines), à l’âge de 96 ans, nous publions un extrait de son livre « La Colonisation expliquée à tous » (Seuil, 2016, pages 176-178).]

« On n’en a sans doute pas fini, en France, avec le passé colonial, car la décolonisation a été violente et il subsiste des mémoires douloureuses portées par des individus ayant adhéré à des causes différentes, transmises de génération en génération. Pourtant, l’histoire de la colonisation ne se réduit pas à un face-à-face entre victimes et coupables. L’exemple des sociétés métisses d’Amérique espagnole montre que ce type de conflictualité est loin d’en avoir été le ressort. Il reste que d’Afrique du Nord ou subsaharienne, d’Inde également, est venue une mise en garde globale du dogme de l’universalité de la raison comme moteur de l’histoire, tout comme celle des valeurs de l’Europe.

Placée dans un cadre plus large que sa propre histoire, la colonisation, et ses suites, suscite quelques contestations. Le fait que le jour de l’indépendance de l’Algérie, par exemple, aucun des pères de l’indépendance nourris des valeurs des Lumières ne figurait à la tribune – ni Ferhat Abbas, ni Ahmed Ben Bella, ni Messali Hadj – n’est-il pas à rapprocher du fait qu’aujourd’hui également, en Inde, le Parti du Congrès de Gandhi et Nehru, lui aussi héritier des valeurs occidentales, a été écarté du pouvoir au profit d’un parti nationaliste hindou, qui se réclame des valeurs hindouistes ? Entre-temps avaient été également éloignées du pouvoir en 1979 à la fois la gauche iranienne et la bourgeoisie par Khomeiny et le clergé en Iran, et dans les ex-démocraties populaires les dissidents de toute nature ont été écartés dès qu’a été achevée la liquidation des régimes communistes.

Voilà qui dessine le déclin de tous ceux qui s’étaient battus pour la sauvegarde des droits de l’homme. Comme si l’instinct identitaire avait pris le dessus, là mais aussi ailleurs, sur les idéaux de liberté. Aujourd’hui, retrouvant les accents de Las Casas, le pape François appelle au réveil, au retour des valeurs de l’humanisme chrétien. Quant à nous, historiens, nous avons la nécessité de réécrire l’histoire, encore et toujours, mais une histoire à plusieurs voix, et ensemble. »

Marc Ferro en quelques dates

24 décembre 1924 Naissance à Paris

1944 Résistant, il rejoint le maquis du Vercors

1948-1956 Professeur à Oran

1960-1964 Attaché de recherches au CNRS

1969 Directeur d’études à l’Ecole publique des hautes études

1970 Codirection des « Annales ESC »

1973 Premier article sur « Cinéma et Histoire » dans les « Annales »

1977 « Cinéma et Histoire » (Denoël et Gonthier)

1987 « Pétain » (Fayard)

1989-2001 « Histoire parallèle », sur La Sept puis sur Arte

21 avril 2021 Mort à Saint-Germain-en-Laye (Yvelines)