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Je suis gitane, et je cherche ma place dans la lutte antiraciste

Antiracisme

Lien publiée le 8 mai 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.madmoizelle.com/je-suis-gitane-et-je-cherche-ma-place-dans-la-lutte-anti-raciste-1113490

Il y a quelque temps, cette lectrice a répondu à un appel à témoignages qui concernait nos lectrices racisées avec cette question : « Je suis gitane, suis-je légitime à vous répondre ? ». Elle a finalement pris la plume pour partager son vécu et ses interrogations.

Je suis gitane, et je cherche ma place dans la lutte antiraciste

Les communautés de Voyageurs

Le terme « Gens du voyage » est une catégorie administrative créée par le droit français qui réunit en son sein des populations aux histoires différentes : les Gitans, ou Gypsi en anglais ; les Manouches aussi nommés Sintés ; les Roms d’Europe de l’Est et les Yenniches.

Le mot Tsigane est un terme académique pour regrouper toutes ces populations, dont l’usage fait débat : il porte une connotation plus ou moins péjorative selon les aires géographiques européennes, et est né en dehors des communautés concernées. Pour désigner toutes les communautés de Voyageurs, on peut aussi utiliser le mot Rom, terme endogène choisi par l’Union Romani Internationale.

Dans ce témoignage, la lectrice qui écrit utilise à plusieurs reprises le terme Payos pour décrire les personnes non-tsiganes.

Je suis gypsi-descendante par ma grand-mère, une Gitane espagnole.

Je crois que j’ai compris mon identité le jour où ma grand-mère m’a emmenée au cinéma, voir le Bossu de Notre-Dame. Quand elle s’est tournée vers l’enfant que j’étais pour me dire « C’est nous ! » en me montrant le fantasque Clopin et la belle Esmeralda, j’ai enfin su à qui je pouvais m’identifier. Plus tard, j’ai reçu une poupée à l’effigie d’Esmeralda en cadeau, et j’étais fière de pouvoir me retrouver dans ce personnage de femme forte et libre.

Je ne savais pas encore qu’en grandissant, je ne retrouverais plus d’autres figures d’identification dans la culture — mis à part Oona Chaplin, connue pour son rôle de Talysa Maegyr dans Game of Thrones. Quand le film Django Reinhardt, figure manouche iconique, est sorti, nombre d’entre nous se sont d’ailleurs sentis blessés par le premier rôle de Reda Kateb qui, bien qu’il soit excellent acteur, n’est pas issu d’une communauté de Voyageurs. Je me souviens de la colère de ma grand-mère, qui y avait vu de l’appropriation culturelle.

Dans le village où j’ai grandi, il y avait peu de « diversité »

Dans le petit village du Centre de la France où j’ai grandi, la diversité se résumait au médecin d’origine béninoise, ma mère, mes frères et moi, et les enfants manouches qui venaient de temps en temps.

Je n’ai pas le souvenir d’avoir vécu de discriminations à l’école primaire. Pour mes camarades, je n’étais « pas comme les autres » enfants tsiganes, car je vivais dans une maison et que mon père était « un gars du pays » .

Je faisais souvent l’arbitre entre les gamins payos et les gamins manouches. Ma grand-mère ne voulait pas que je les fréquente, car ils étaient manouches et que nous, nous étions des Gitans, deux communautés différentes de Voyageurs. Car chez les Tsiganes aussi, il y a du racisme et de la hiérarchie : certains Gitans se voient comme meilleurs, et méprisent les Manouches. Nous sommes un groupe hétérogène et la conception des « Gens du voyage » qui a été inventée par l’État français regroupe en réalité des communautés et des cultures différentes, qui sont assez divisées.

À l’école, la fausse bienveillance des professeurs et le harcèlement des élèves

Au collège, j’étais considérée comme un objet de curiosité par mes professeurs. Ils ne comprenaient pas mon identité : je vivais dans une maison, ma famille était assez aisée, cela ne collait pas avec leurs stéréotypes…

Souvent, ils me disaient n’avoir jamais vu de fille « comme moi » aussi intelligente. A posteriori, je me rends bien compte que cela sous-entendait qu’une Tsigane intelligente et cultivée, c’était une exception. Pourtant, mon arrière-grand-père était très attaché à l’école. Lui qui fût analphabète jusqu’à ce que sa fille ainée entre à l’école, avait tenu à faire de ses filles et de ses petits-enfants des gens cultivés, avec un « bon métier ».

Si ce regard de mes enseignants se voulait bienveillant, celui de mes camarades de classe l’était beaucoup moins. Sous prétexte que j’étais gitane, j’ai à maintes reprises subi du harcèlement scolaire. En troisième, les filles de ma classe passaient leur temps à m’insulter, à me traiter de sorcière, de grosse vache, ou à me dire que je n’avais rien à faire en cours puisque les gens comme moi ne « travaillent pas ». Mon amitié avec les autres ados tsiganes du collège était vue d’un très mauvais œil.

Pour ne plus revivre cela, j’ai pris l’habitude de cacher mes origines à partir du lycée. Aux personnes qui me questionnaient, je répondais simplement que ma mère était espagnole.

À la fac, j’ai commencé à me questionner

Arriver à la fac fut une grande découverte pour moi : au milieu de toutes ces personnes aux origines diverses, je me sentais « normale », et intégrée. À l’époque, je vivais chez mes grands-parents et venais de rencontrer celui qui deviendrait mon conjoint. Il m’a encouragée à parler à ma grand-mère avant qu’il ne soit trop tard, et a participé à un véritable déclic, dans ma réappropriation de mon identité gitane. J’ai pris le temps de questionner ma grand-mère sur notre histoire, et mes origines.

Elle m’a parlé de mon arrière-grand-mère Vicenta, une femme forte qui vivait célibataire dans l’Espagne catholique du début du XXe siècle et de son fils, Antonio, son père.

Elle m’a raconté son enfance, prise en grippe par ses instituteurs du fait de ses origines, et les injures qu’elle et ses sœurs recevaient. Son histoire d’amour avec mon grand-père aussi, et son éprouvante rencontre avec sa belle-famille.

En effet, si elle était appréciée par ses beaux-parents, certains de ses beaux-frères et belles-sœurs la méprisaient, et après la mort de mon grand-père, ils coupèrent presque tous les ponts avec ma grand-mère. Elle en fut très blessée.

Je crois que ma grand-mère a toujours lutté contre un sentiment d’infériorité ancré en elle par le racisme. Elle le compensait en jouant sur sa grande beauté… Mais ces histoires et ces traumatismes, vous vous en doutez, sont un grand tabou dans ma famille.

L’antitsiganisme des réactions quand je dis que je suis gitane

Aujourd’hui encore, la plupart des gens que je rencontre sont choqués lorsqu’ils apprennent que je suis gypsi-descendant. Leurs réactions se déclinent la plupart du temps dans ce florilège :

« Quoi ? Mais pourtant tu t’habilles bien ?
Tu es cultivée pour une Gitane !
Tu es une cousine des Lopez ? »

Ces questions qui se pensent bienveillantes ne sont pourtant que des clichés racistes. Est-ce que les personnes blanches qui m’interrogent sur les Lopez ont envie d’être associées à n’importe quelle star de téléréalité ? D’autant plus que ces réflexions sont très installées, et ne choquent personne.

Macron, lui-même, en parlant de Christophe Dettinger, disait publiquement il y a quelques mois « Il n’a pas les mots d’un Gitan ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Que quand on est gitan, on ne sait pas parler ?

Nous sommes montrés du doigt au moindre fait divers, et personne ne s’interroge sur la manière dont nos communautés sont visées, ou ne nous défend. Notre société est très passive, devant les discriminations qui nous touchent, et cela me met en colère.

Je cherche ma place dans les luttes antiracistes

Je dis souvent que les Tsiganes sont les « sans-voix », les oubliés des luttes contre les discriminations. L’an dernier, quand j’ai participé à des manifestations antiracistes, ma grand-mère s’était mise en colère.

« Pourquoi tu te bats pour les autres alors qu’ils n’en ont rien à faire de nous ? »

Il est vrai que la cause des Voyageurs occupe peu d’espace, dans les milieux antiracistes de France. Rappelez-vous de l’affaire Leonarda, interpellée en pleine sortie scolaire. Depuis, personne ne s’est mobilisé ou n’a essayé de faire avancer les choses…

Mes frères et moi, nous nous sentons perdus : les blancs ne nous considèrent pas comme tels, les personnes racisées ne nous incluent pas dans les débats. Sommes-nous seulement légitimes à nous définir comme des personnes racisées ?

Moi-même, je me suis longtemps interrogée sur la légitimité de ce témoignage. Je suis « un quart » gipsy, et même si j’ai vécu du racisme, je n’ai pas été exposée à ce qu’ont vécu ma mère ou ma grand-mère. Comment me raconter, sans recouvrir les voix des autres ?

En Espagne, les Gitans ont un statut de minorité nationale, qui leur confère la légitimité de lutter pour leurs droits. Un véritable féminisme gitan est né, à travers des grandes associations andalouses (comme Romi Serseni ou Amuradi) et grâce à des figures politiques comme Beatriz Carillo.

En France aussi, j’aimerais que nous soyons entendus. J’aimerais que ma voix encourage d’autres voix à s’élever, et à lutter contre l’antitsiganisme. Nous ne sommes pas restreints à être « le Tsigane de service », et nous pouvons être fiers de qui nous sommes !

Les enjeux de la lutte contre l'antitsiganisme

William Acker est juriste et Voyageur. Il est aussi l’auteur d’Où sont les gens du voyage, aux éditions du commun. Quand on lui demande s’il est « expert » en la question, il rejette le mot avec un rire : en matière de racisme et d’antitsiganisme, l’expert est celui qui a toujours annihilé, voire détourné, la parole des principaux concernés. Sur son compte Twitter, il le souligne avec ironie en se nommant « Expert en gestion des personnes issues de la communauté des gens-du-sur-place».

Sur la question de la race sociale des Voyageurs, il rejoint les interrogations de la jeune femme qui témoigne :

« Le terme “racisé” émerge des mouvements militants noirs. Son contexte est particulier, et il porte une légitimité particulière propre aux mouvements de lutte noirs. Il est donc normal de se demander s’il est pertinent ou non de l’utiliser. Dans le contexte français, le terme racisé crée beaucoup de polémiques, particulièrement dans les mouvements de lutte contre l’antisiganisme. »

Comme il l’explique, la lutte pour les droits des Tsiganes et des Voyageurs s’est concentrée pendant longtemps sur l’acquisition de droits obtenus récemment : le fait d’être considérés comme des citoyens, d’avoir la nationalité française ou encore le droit de vote, obtenu pleinement par les Voyageurs en 2012 seulement. En effet, si le droit de vote en soi était déjà accordé aux Roms, une loi discriminatoire sur la domiciliation empêchait en pratique près de 75% des Voyageurs de l’exercer. La question de la « race » a donc mis très longtemps à émerger.

Les communautés Voyageuses subissent du racisme

Pour autant, l’appréhension sociale des Gitans, Manouches, et Roms a été fondée sur une assignation raciale. Il explique :

« En 1912, la France crée un statut juridique discriminatoire : celui de “Nomades”. On cherche à viser les Bohémiens, Roms, et Romanichels de manière assumée par le gouvernement de l’époque. En 1969, la loi change et on passe d’un statut juridique à une catégorie administrative : celle des “Gens du voyage”. Ce traitement politique est ancré dans une réalité raciale, traduite par des assignations sociales et légales qui induisent un ensemble de traitements discriminatoires. C’est dans cette réalité qu’on peut fonder l’usage du terme racisé et sa légitimité. »

Revenant sur les interrogations de la lectrice, il abonde en son sens :

« La difficulté de cette personne et de beaucoup d’autres, c’est que dans l’espace social, souvent, nous sommes perçus comme blancs. Mais dès que je m’approche d’une caravane, je redeviens un Gitan et cet aspect est difficile à appréhender par d’autres acteurs de la lutte antiraciste. »

Le juriste précise cependant que la réalité du racisme et de la racisation que subissent les Voyageurs ne font aucun doute :

« La racisation des Voyageurs et plus globalement des Tsiganes est évidente, et ne date pas d’hier. Quand on dit “Gitan”, on sait ce que le mot charrie d’histoire et de discriminations. Le racisme institutionnel subi par les Voyageurs a une histoire longue, et perdure : le mois dernier encore, des gestionnaires du Sud-Ouest demandaient aux gens sur une aire d’accueil de “prouver” leur tsiganité, organisant ainsi une forme de fichage ethnique.

Le fichage ethnique des Gens du voyage a d’ailleurs commencé en 1900, et a perduré de manière officieuse en France jusqu’en 2010. C’était un fichier MENS (Minorités Ethniques Non Sédentaires) tenu par la police, sous forme de répertoire des familles et des individus tsiganes de France. Le carnet de circulation, qui a été rendu anticonstitutionnel en 2012 revenait aussi, en pratique, à une forme de fichage ethnique : même si juridiquement, il n’y avait rien d’ethnique, la pratique administrative conduisait en un fichage de celles et ceux que l’État percevait comme Tsiganes. »

Définir l’antitsiganisme, par et pour les concernés

William Acker rappelle aussi les difficultés du langage au sein de la lutte contre l’antitsiganisme, quand tous les mots qui nous décrivent ont déjà été utilisés pour nous dégrader.

« Il y a très peu de moyens d’expression de sa propre identité quand on est Voyageur, Manouche, Gitan ou Rom. Il n’y a aucun terme qu’on peut utiliser qui n’ait pas été “sali” : tous les mots qui décrivent notre identité ont été utilisés comme des insultes. Dans ces circonstances, il est difficile d’être en capacité de construire ses propres imageries, ses conceptions identitaires, et de pouvoir livrer un message qui soit cohérent sur l’antitsiganisme.

Aujourd’hui, le grand enjeu, c’est de définir cet antitsiganisme, par et pour les concernés. Il y a eu une tentative de définition par des organisations roms, et c’est sur celle-ci que je me base dans mes travaux. »

Dans la construction de cette lutte, la question même de l’identité imaginée derrière les termes « Gitans », « Gens du voyage », « Manouches », « Sintés » ou « Roms », est à reprendre. William Acker cite par exemple la question du nomadisme :

« Qui a dit qu’elle était la caractéristique essentielle des Gitans, alors que la plupart ne voyagent pas ? C’est toute la construction politique du “Tzigane” qui est fausse.

Alors, l’enjeu crucial est la question de la représentation : aujourd’hui, quel média permet à des jeunes Gitans ou des jeunes Voyageurs de créer leurs propres narrations ? Quels espaces leur permettent d’écrire, de produire et de s’exprimer sur leur propre vie ? Nous sommes encore sous le joug d’une forme de paternalisme bien réel. »