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    "Lutte des classes contre classisme" par Slavoj Zizek

    Zizek

    Lien publiée le 2 juin 2021

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    « Lutte des classes contre classisme » par Slavoj Zizek - QG - Le média libre

    Le psychanalyste Slavoj Zizek, star de la philosophie mondiale, livre pour QG une analyse critique de la stratégie des démocrates américains depuis l’élection de Joe Biden, notamment celle de la très populaire Alexandria Ocasio-Cortez, et une réflexion majeure sur l’intersectionnalité des luttes

    Lors de la cérémonie d’investiture de Biden, une figure solitaire a volé la vedette en étant simplement assis là, en se démarquant comme un élément de discorde venant perturber le spectacle de l’unité bipartisane : Bernie Sanders. Il ne s’agissait pas d’une personne laissée de côté lors d’une fête, mais plutôt de quelqu’un qui n’avait aucun intérêt à s’y joindre. Chaque philosophe sait à quel point Hegel a été impressionné en voyant Napoléon traverser Iéna – c’était pour lui comme voir l’âme du monde (la tendance historique prédominante) montée à cheval (1). Le fait que Bernie ait volé la vedette à Biden, et que l’image de lui assis soit immédiatement devenue une icône signifie que notre véritable âme du monde était là, contenue dans sa seule figure incarnant le scepticisme à l’égard de la fausse normalisation mise en scène par cette cérémonie. A elle seule, elle signifiait qu’il y a encore de l’espoir pour notre cause, que les gens sont conscients qu’un changement bien plus radical est nécessaire. Les lignes de séparation semblaient ainsi clairement tracées : l’establishment libéral incarné par Biden contre les Socialistes démocrates d’Amérique (DSA) dont les représentants les plus populaires sont Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez (AOC).

    Bernie Sanders lors de l’investiture de Joe Biden à Washington, le 20 janvier 2021

    Cependant, ces dernières semaines, quelque chose s’est produit qui semble perturber cette image a priori claire : dans ses interviews et autres apparitions publiques, Alexandria Ocasio-Cortez s’est mise à défendre Biden contre les attaques de la gauche des Socialistes Démocrates. Dans son entretien publié le 19 mars dans le magazine des DSA Democratic Left, elle combine les éloges les plus somptueux pour le Parti démocrate avec des dénonciations vicieuses du socialisme, et présente le Parti démocrate comme s’il avait été complètement transformé en un parti de la classe ouvrière. Selon elle, l’administration Biden et les démocrates en place « se réinventent totalement dans une direction beaucoup plus progressiste. » La pression de la gauche a forcé « un changement presque radical » parmi les dirigeants démocrates. Le seul obstacle à la perfection de l’establishment du Parti démocrate semble être devenu l’opposition de gauche. Cette politicienne qui a fait carrière en critiquant « l’establishment démocrate » et en se présentant comme une étrangère s’est maintenant transformée en la plus féroce défenseuse de l’establishment et en l’adversaire la plus acharnée des critiques extérieures. 

    En toute logique, Alexandria Ocasio-Cortez rejette par conséquent la critique portée par la gauche de Biden comme une « critique vraiment privilégiée », mobilisant la vieille et très suspecte distinction entre « critique de bonne foi » et « critique de mauvaise foi » : « la critique de mauvaise foi peut détruire tout ce que nous avons construit si rapidement. Nous n’avons ni le temps ni le luxe d’amuser les acteurs de mauvaise foi de notre mouvement.» (Soit dit en passant, je me souviens clairement de cette distinction dans ma jeunesse lorsque les communistes au pouvoir opposaient régulièrement la critique « constructive » à la critique antisocialiste destructrice.) Si nous n’avons pas le temps « d’amuser les acteurs de mauvaise foi de notre mouvement« , n’est-ce pas un appel (pas si) subtil à une purge ? AOC va plus loin, en accusant les critiques de gauche de Biden de trahir « leur mépris pour les pauvres et les opprimés en critiquant le Président. » Qui plus est, elle flirte avec la politique identitaire contre « l’essentialisme de classe », et ressuscite le vieux truc de la gauche libérale d’accuser les critiques provenant de la gauche de servir la droite : « Quand vous dites « rien n’a changé », vous êtes en train appeler les gens qui sont maintenant protégés de l’expulsion « personne. » Et nous ne pouvons pas permettre cela dans notre mouvement ». Une nouvelle allusion à une purge… (Pas étonnant que le conflit entre Alexandria Ocasio-Cortez et les Socialistes Démocrates implique désormais même la police : « Des policiers se présentent au domicile d’un utilisateur de Twitter pour avoir critiqué la députée AOC sur les réseaux sociaux, son porte-parole nie toute implication.») Mais la stratégie d’Alexandria Ocasio-Cortez est double ici : elle reproche aussi à l’administration Biden de ne pas être allée assez loin dans le New Green Deal, de ne pas investir suffisamment dans le renouvellement de l’infrastructure, elle dénonce la politique des frontières « barbare » de Biden… Ce faisant, elle suit une stratégie : elle souhaite que la gauche radicale place sa confiance et sa foi dans l’administration Biden, tout en exerçant elle-même simultanément une « critique de bonne foi », en la poussant plus loin.

    Le problème que je vois dans ce raisonnement attribué à AOC est sa prémisse implicite selon laquelle la gauche radicale pencherait trop vers « l’essentialisme de classe« , négligeant ainsi la lutte antiraciste et féministe menée par l’administration Biden. Le Parti démocrate défend-il vraiment l’importance de ces deux luttes, au contraire de la gauche radicale ? Les féministes radicales et les partisans de Black Lives Matter n’attaquent-ils pas non plus l’establishment démocrate ? (2) Une partie de Black Lives Matter a rompu avec celui-ci précisément en raison du soutien de ce dernier au Parti démocrate, ou, comme ils le disent, parce que « s’allier au Parti démocrate, c’est faire alliance contre nous-mêmes ». La scission entre l’establishment démocrate et la gauche radicale n’a rien à voir avec la question de l’essentialisme de classe.

    Alexandria Ocasio-Cortez, députée démocrate des Etats-Unis

    Le premier point à souligner ici est que, pour reprendre l’opposition du vieux Mao Zedong, le conflit entre Alexandria Ocasio-Cortez et la gauche démocrate n’est pas une « contradiction » entre le peuple et ses ennemis mais une contradiction au sein même du peuple, à résoudre par le débat – ce qui signifie que, dans notre cas, aucune partie ne devrait traiter l’autre comme un agent travaillant secrètement pour l’ennemi. Mais revenons à la question fondamentale : qui a raison, ici, dans ce conflit – ou, du moins, qui a le moins tort ? Je suis tenté d’utiliser ici l’ancienne formule de Staline : « ils sont tous les deux pires« . De quelle façon précisément ?

    Dans un sens théorique abstrait, la position de la gauche radicale est vraie : Biden n’est pas la solution à long terme, le capitalisme mondial lui-même est le problème ultime. Cependant, cette perspicacité ne justifie en aucune façon ce que l’on pourrait appeler un opportunisme de principe : à savoir la position confortable consistant à critiquer toute mesure modeste progressiste comme inadéquate, et à attendre un véritable mouvement qui, bien sûr, ne viendra jamais. Donc AOC a également raison, Biden ne peut pas être rejeté comme un « Trump à visage humain » (comme je l’ai moi-même écrit dans un texte), de nombreuses mesures promulguées ou proposées par son administration devraient être soutenues : des milliards pour combattre la pandémie, des milliards pour la relance économique et des engagements écologiques… Une autre initiative de l’administration Biden à prendre au sérieux est la réforme fiscale prônée par la secrétaire au Trésor Janet Yellen, une réforme qui suit les étapes proposées par Thomas Piketty : augmenter le taux d’imposition des sociétés aux États-Unis de 21% à 28%, en plus de faire pression sur la communauté internationale pour qu’elle agisse et élève les impôts à un niveau comparable… Cet « essentialisme de classe » (une poussée vers la justice économique) doit être pris au sérieux. Je suis d’accord avec Chris Cillizza sur le fait que les mots les plus importants du discours de Biden à la session conjointe du Congrès du 28 avril 2021 sont : « Mes compatriotes américains, la théorie du ruissellement n’a jamais fonctionné ».

    Lors de son premier discours devant le Congrès, le mercredi 28 avril, Joe Biden a condamné la « théorie du ruissellement », selon laquelle notamment les cadeaux fiscaux aux plus riches profiteraient aux pauvres

    Cependant, si chacune des positions qui s’affrontent (accepter le Parti démocrate, ou lui reprocher son manque de radicalité de gauche) est en elle-même erronée, est-ce que la combinaison des deux – l’affirmation selon laquelle nous devrions soutenir tactiquement Biden, bien que nous sachions que sa politique ne fonctionnera pas – n’équivaut pas à une manipulation cynique ? Officiellement, nous restons dans le système, mais en réalité nous poursuivrions nos propres objectifs plus radicaux et plus obscurs? La vérité de cette position est généralement l’inverse : nous pensons poursuivre un but radical caché, mais en réalité nous nous adaptons parfaitement au système, ou, pour citer le psychanalyste Duane Rousselle, « c’est précisément cette tentative pragmatique de rester pertinent, de maintenir une sphère d’influence au sein du parti démocrate, que nous devrions remettre en question. » (3) Cependant, je pense que la stratégie de soutien à l’égard de certaines des mesures de Biden n’implique aucune manipulation cynique, et que cela ne signifie pas non plus que nous soyons pris dans le système. Nous pouvons appuyer certaines de ses mesures de manière tout à fait « sincère », mais en présumant qu’elles ne constituent qu’une première étape qui en mènera à de nouvelles, puisque le système mondial actuel ne peut supporter ces mesures sans quelques étapes plus radicales. Par exemple, si dépenser des milliers de milliards se traduira par une crise financière, des mesures beaucoup plus radicales de contrôle financier seront nécessaires – tout ce que nous avons à faire est à insister sur ces mesures, pour exiger leur pleine mise en oeuvre.

    Pourquoi, alors, les deux camps sont-ils « pires« , comme dit Staline ? Le cœur du problème est dans le reproche de « l’essentialisme de classe » qui, je pense, manque sa cible. Nous devrions bien sûr rejeter le vieux cliché marxiste de la lutte ouvrière comme la seule « réelle » lutte, de sorte que toutes les autres luttes (écologiques, décolonisation et libération nationale, féminisme, antiracisme…) devraient attendre et seraient plus ou moins automatiquement résolues une fois que nous gagnerions le Big One. Nous devons accepter pleinement « l’essentialisme de classe », à condition que nous utilisions le terme d’« essence » au sens strictement hégélien. Bien que Mao Zedong n’ait pas vraiment compris la dialectique de Hegel (voir sa polémique ridicule contre la « négation de la négation »), sa contribution centrale à la philosophie marxiste, ses élaborations sur la notion de contradiction, se situent au niveau de la notion d’essence de Hegel. La thèse principale de son grand texte De la contradiction sur les deux faces des contradictions, « les contradictions principales et secondaires dans un processus, et les aspects principaux et secondaires d’une contradiction », mérite une lecture attentive. Le reproche de Mao aux « marxistes dogmatiques » est qu’ils « ne comprennent pas que c’est précisément dans la particularité de la contradiction que réside l’universalité de la contradiction« :

    « Par exemple, dans la société capitaliste, les deux forces en contradiction, le prolétariat et la bourgeoisie, forment la contradiction principale. Les autres contradictions, comme celles entre le reste de la classe féodale et la bourgeoisie, entre la petite bourgeoisie paysanne et la bourgeoisie, entre le prolétariat et la petite bourgeoisie paysanne, entre les capitalistes en situation de monopole et ceux qui ne le sont pas, entre la démocratie bourgeoise et le fascisme bourgeois, entre les pays capitalistes, et entre l’impérialisme et les colonies, sont toutes déterminées ou influencées par cette contradiction principale. / Quand l’impérialisme lance une guerre d’agression contre un pays, toutes les différentes classes de ce dernier, à l’exception de quelques traîtres, peuvent s’unir temporairement dans une guerre nationale contre l’impérialisme. Dans un tel moment, la contradiction entre l’impérialisme et le pays concerné devient la contradiction principale, tandis que toutes les contradictions entre les différentes classes à l’intérieur du pays (y compris ce qui était la contradiction principale, entre le système féodal et les grandes masses du peuple) sont reléguées temporairement à une position secondaire et subordonnée. » (4)

    Mao : De la pratique et de la contradiction, par Slavoj Zizek, avec une lettre d’Alain Badiou, La Fabrique, 2011

    Tel est le point clé de Mao : la contradiction principale (universelle) ne chevauche pas la contradiction qui doit être considérée comme dominante dans une situation particulière – la dimension universelle réside littéralement dans cette contradiction particulière. Dans chaque situation concrète, une contradiction « particulière » différente est prédominante, au sens précis où, afin de gagner le combat pour la résolution de la contradiction principale, il faut traiter une contradiction particulière comme la contradiction prédominante, à laquelle toutes les autres luttes doivent être subordonnées. En Chine sous l’occupation japonaise, l’unité patriotique contre les Japonais était la question prioritaire, si les communistes voulaient gagner la lutte de classe – dans ces conditions, toute focalisation directe sur la lutte de classe allait contre la lutte de classe elle-même. Là réside peut-être la caractéristique principale de « l’opportunisme dogmatique », c’est-à-dire dans le fait insister sur la centralité de la contradiction principale au mauvais moment. Nous pouvons voir immédiatement comment cette notion s’applique à la multiplicité des luttes d’aujourd’hui : le véritable « essentialisme de classe » signifie que la lutte de classe n’est pas une essence fixe mais un principe surdéterminant qui régule l’interaction dynamique des luttes multiples. Disons qu’aujourd’hui aux Etats-Unis, on ne peut pas parler de lutte des classes sans intervenir sur l’oppression et l’exploitation des Noirs: se concentrer sur la lutte des classes « pure » indépendamment de la couleur de la peau sert finalement l’oppression de classe.

    Maurizio Lazzarato a plaidé contre « l’essentialisme de classe » en se référant à la formule de la féministe italienne Carla Lonzi « Crachons sur Hegel », Sputiamo su Hegel (1970), un texte fondateur du féminisme italien, qui souligne le caractère patriarcal de la dialectique et de la théorie de la reconnaissance de Hegel, et étend cette critique féroce de Hegel au marxisme : avec son accent mis sur la production, l’organisation sociale hiérarchique et le pouvoir, avec la politique sous la forme d’un parti qui représente sa base, le marxisme considère l’histoire comme un progrès dialectique par étapes – les Noirs et les femmes sont « bloqués » aux « étapes » inférieures, les femmes ne peuvent finalement atteindre la liberté de conscience de soi que si elles rejoignent la logique productiviste masculine… Lonzi rejette toute cette vision comme incompatible avec une révolution authentique: le processus révolutionnaire est un saut, une rupture non-dialectique de l’ordre de l’Histoire qui s’ouvrira grâce à l’invention et la découverte de quelque chose que l’Histoire ne contenait pas déjà.

    Manifestation féministe à Paris le 10 juillet 2020 contre la nomination de Gérald Darmanin au ministère de l’Intérieur et d’Éric Dupont-Moretti à la Justice

    Pour devenir un sujet politique autonome, les femmes doivent inventer une démocratie radicale : de nouvelles relations horizontales et non hiérarchiques qui créeraient une conscience collective propre aux femmes. Le concept et la pratique de la « représentation » et de la délégation sont absents, car le problème n’est pas la saisie et la gestion du pouvoir – les femmes devraient se débarrasser des promesses d’émancipation par le travail et par la lutte pour le pouvoir, qui sont considérées comme des valeurs de la culture patriarcale (et du mouvement ouvrier). Le mouvement féministe n’exige aucune participation au pouvoir, mais bien au contraire une mise en discussion du concept de pouvoir et de prise de pouvoir.

    Lazzarato est conscient des pièges de l’essentialisme féministe ou anticolonialiste – dans le dernier cas, « l’ennemi devient l’Europe en tant que telle ; le capitalisme disparaît sous la division raciale. Ces ambiguïtés vont malheureusement se répéter dans la pensée postcoloniale, car la révolution sera complètement évacuée. » L’essentialisme de classe ne doit donc pas être simplement remplacé par l’essentialisme féministe (l’oppression des femmes est la forme fondamentale de toutes les oppressions) ou l’essentialisme anticolonialiste (la domination et l’exploitation coloniales comme clés de tous les autres) : Lazzarato affirme la pluralité irréductible des luttes pour l’émancipation, elles raisonnent entre elles. Il cite Jean-Marie Cleizel : « Un mouvement révolutionnaire ne se propage pas par contamination / Mais par résonance / Quelque chose qui se constitue ici / Résonne avec l’onde de choc émise par quelque chose qui s’est constitué ailleurs / Le corps qui résonne le fait à sa manière. »

    Comment cette résonance fonctionne-t-elle entre la lutte féministe et la lutte des travailleurs ? La lutte ouvrière est-elle irréductiblement prise dans le paradigme centraliste-productif, ou la forme féministe décentralisée peut-elle y résonner ? De plus, le respect anticolonialiste des traditions prémodernes et de celles du féminisme contemporain forme-t-il vraiment un front commun contre l’organisation et la production modernes ? Le féminisme moderne n’aurait-il pas non seulement rien à voir avec les paradigmes prémodernes, mais ne serait-il pas même éminemment antagoniste à leur égard ? Mais la question fondamentale ici est au fond la suivante: l’antagonisme de classe n’en constitue-t-il vraiment « qu’un parmi d’autres » dans la série des antagonismes ?

    Il y a une belle plaisanterie allemande autour d’un débat entre un progressiste identitaire et un marxiste. L’identitaire dit « genre » et le marxiste répond « classe ». L’identitaire dit « genre, race » et le marxiste répond « classe, classe ». L’identitaire dit « genre, race, classe » et le marxiste répond « classe, classe, classe » … Bien que la blague soit censée se moquer de la position marxiste, le marxiste est juste ici. Il y a une vérité dans sa tautologie : la classe (comme lutte) surdétermine la totalité des identités sociales (5).

    Lorsqu’un identitaire dit « identité ethnique », un marxiste analyse la manière dont cette identité est traversée par la lutte des classes : comment ce groupe est-il inclus – exclu de la totalité sociale, à quels obstacles ou privilèges doit-il faire face, quelles professions et institutions éducatives lui sont ouvertes ou fermées. Il en va de même pour l’oppression des femmes : comment la reproduction capitaliste dans un pays repose-t-elle sur leur travail non-rémunéré, dans quelle mesure leur liberté et leur autonomie sont-elles soutenues ou empêchées par leur position dans la reproduction sociale et économique? Font-elles partie d’une lutte féministe dominée par les valeurs de la classe moyenne avec une nuance de méfiance à l’égard des immigrés et des classes inférieures qui ne seraient pas assez féministes (comme c’est le cas aux États-Unis) ?

    En Allemagne et dans certains autres pays, un vague courant émerge aujourd’hui à partir de ce qu’on appelle le « classisme » : une version de classe de la politique identitaire. Les travailleurs apprennent à sauvegarder et à promouvoir leurs pratiques socioculturelles et leur respect de soi, on les sensibilise au rôle crucial qu’ils jouent dans la reproduction sociale… Le mouvement ouvrier devient ainsi un autre élément de la chaîne des identités, comme une race ou une orientation sexuelle particulière. Une telle « solution » au « problème ouvrier » est ce qui caractérise le fascisme et le populisme : ils respectent les travailleurs et admettent qu’ils sont souvent exploités, et ils veulent (souvent sincèrement) améliorer leur position dans les coordonnées du système existant. Trump faisait cela, protégeant les travailleurs américains des banques et de la concurrence déloyale chinoise.

    Dans le domaine du cinéma, le dernier exemple d’un tel « classisme » est Nomadland (Chloe Zhao, 2020) qui dépeint la vie quotidienne de nos « prolétaires nomades« , des travailleurs sans domicile fixe qui vivent dans des caravanes et errent d’un emploi temporaire à un autre. Ils sont décrits comme des personnes décentes, pleines de bonté spontanée et de solidarité les unes avec les autres, habitant leur propre monde de petites coutumes et de rituels, profitant de leur bonheur modeste – même le travail occasionnel dans un centre d’emballage Amazon se passe plutôt bien… C’est ainsi que notre idéologie hégémonique aime voir les travailleurs – pas étonnant que le film ait été le grand gagnant des derniers Oscars à Hollywood. Bien que les vies décrites soient plutôt misérables, le film nous force à les apprécier avec les détails charmants de leur mode de vie spécifique, de sorte que son sous-titre aurait pu être : enjoy d’être un prolétaire nomade !

    C’est précisément le refus d’être un tel élément dans la chaîne des identités qui définit le mouvement ouvrier authentique. En Inde, j’ai rencontré les représentants du groupe le plus bas de la caste la plus basse des intouchables, les nettoyeurs de toilettes sèches. Je leur ai demandé quelle était la prémisse de base de leur programme, ce qu’ils voulaient, et ils m’ont immédiatement répondu : « Nous ne voulons pas être nous-mêmes, ce que nous sommes. » Nous rencontrons ici un cas exemplaire de ce que Hegel et Marx appelaient la « détermination oppositionnelle » : l’antagonisme de classe universel qui traverse l’entièreté du champ social, se rencontre lui-même dans la classe des ouvriers qui ne sont plus, pour citer Jacques Rancière, qu’« une partie des sans-part » du corps social, dépourvus d’une place propre, d’antagonisme incarné.

    Statues de Karl Marx et de Friedrich Engels, à Berlin

    Alors, que signifie donc la lutte des classes en Inde en mai 2020, avec un nombre record de nouvelles infections quotidiennes au Covid ? Arundhati Roy a raison d’affirmer qu’en Inde « nous sommes témoins d’un crime contre l’humanité » – pas seulement en un sens humanitaire où nous devrions oublier les luttes politiques et affronter de toutes nos forces la catastrophe sanitaire. Pour faire face à la catastrophe sanitaire avec force, il faut intégrer de nombreux aspects de la lutte de classe, globale et locale. Ce n’est que maintenant qu’il est déjà trop tard, que nous entendons les appels à aider l’Inde – la solidarité internationale fonctionne souvent comme le mari proverbial qui attend que sa femme fasse la cuisine et ensuite, quand il s’assure que les travaux sont en grande partie faits, offre généreusement son aide. L’Inde a été proclamée « pharmacie du monde », bonne pour exporter des médicaments, mais maintenant qu’elle en a besoin, l’Occident développé poursuit dans son nationalisme face au Covid, au lieu d’organiser une mobilisation « communiste » totale et urgente afin de contenir la pandémie là-bas. De plus, il y a des causes internes évidentes : l’Inde « a sauvé le monde, l’humanité entière, d’une tragédie majeure en contrôlant efficacement le coronavirus », s’est vanté Modi le 28 janvier ; cependant, sa politique nationaliste a non seulement ignoré criminellement les avertissements sur le danger d’une nouvelle vague d’infections, mais a en plus poursuivi son offensive anti-musulmane (y compris dans de grandes réunions électorales publiques) – l’Inde a ainsi manqué une occasion unique de mobiliser la solidarité hindou-musulmane dans la lutte contre la pandémie.

    Mais n’est-ce pas plutôt le contraire ? L’antagonisme de classe n’est-il pas non plus traversé par des tensions raciales et sexuelles, autrement dit, comme le dit Lazzarato, ces antagonismes n’interagissent-ils pas en résonances mutuelles ? Nous devrions rejeter cette solution pour une raison précise : il y a une différence formelle entre l’antagonisme de classe et les autres antagonismes. Dans le cas des antagonismes au sein des relations entre les sexes et les identités sexuelles, la lutte pour l’émancipation ne vise pas à anéantir certaines identités mais à créer les conditions de leur coexistence non-antagoniste, et il en va de même pour les tensions entre ethnies, identités culturelles ou religieuses – l’objectif est de favoriser leur coexistence pacifique, leur respect mutuel et leur reconnaissance. La lutte des classes ne fonctionne pas comme cela – elle vise la reconnaissance mutuelle et le respect des classes uniquement dans ses versions fascistes ou corporatistes. La lutte des classes est un antagonisme « pur » : le but des opprimés et des exploités est d’abolir les classes en tant que telles, non de procéder à leur réconciliation. (6) C’est pourquoi la lutte des classes « résonne » dans d’autres luttes d’une manière différente de celle des autres : elle introduit dans les autres un élément d’antagonisme inconciliable.

    Né en 1949, Slavoj Zizek, philosophe et psychanalyste mondialement connu, vit à Ljubljana (Slovénie). Très aimé aux Etats-Unis, notamment des amateurs de pop philosophie, il a déjà publié de nombreux livres en français: « Le spectre rôde toujours » (Nautilus), « Jacques Lacan à Hollywood » ou encore « Le sujet qui fâche » (Flammarion)

    Nous voyons donc maintenant pourquoi, dans le conflit entre Alexandria Ocasio-Cortez et les socialistes démocrates radicaux, les deux parties ont tort, bien qu’elles aient raison l’une contre l’autre. Ce que les deux parties partagent, c’est le danger de l’opportunisme : l’opportunisme pragmatique d’un côté (le danger de se faire prendre dans l’espace hégémonique, d’en être le simple complément « radical »), l’opportunisme de principe de l’autre (le danger de rejeter tout engagement comme un compromis et de critiquer ainsi la réalité à distance). Ce qu’il manque des deux côtés, c’est l’unité dialectique appropriée de la théorie et de la pratique dans laquelle la théorie justifie non seulement des mesures particulières, mais nous légitime également à intervenir « aveuglément » dans une situation non transparente, nous faisant prendre conscience que la situation peut changer de façon imprévisible grâce à notre intervention. Comme l’a dit Max Horkheimer il y a des décennies, la devise de la vraie gauche radicale devrait être : « pessimisme en théorie, optimisme en pratique ».

    SLAVOJ ZIZEK

    Traduit de l’anglais par Antoine Birot

    Tous droits réservés QG, le média libre

    (1) « J’ai vu l’Empereur, cette âme du monde, sortir de la ville pour aller en reconnaissance; c’est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le domine… tous ces progrès n’ont été possibles que grâce à cet homme extraordinaire, qu’il est impossible de ne pas admirer. » Hegel, lettre à Niethammer

    (2) Soit dit en passant, il convient de noter ici que la mise en lumière par Black Lives Matter de la violence d’Etat des policiers blancs qui tirent sur les Noirs n’est pas aussi innocente qu’il n’y paraît : la force fascinante de telles images de violence directe permet d’obscurcir une violence raciste beaucoup plus dangereuse et répandue, perpétrée quotidiennement par des membres de l’establishment libéral eux-mêmes. (Je dois cette intuition à Angie Sparks.)

    (3) Communication personnelle de Duane Rousselle

    (4) Mao Tse-Tung, De la pratique et de la contradiction, p. 87. (Tous les nombres entre parenthèses dans ce paragraphe et les suivants font référence à ce livre.)

    (5) Je dois cette blague, ainsi que toute cette réflexion, à une conversation avec Arno Frank

    (6) Il y a deux autres problèmes à aborder ici : l’antagonisme sexuel, et le pouvoir. Mon point de vue est que l’antagonisme sexuel est irréductible, constitutif de la sexualité, autrement dit qu’une relation sexuelle non antagoniste est impossible, et que les rapports de pouvoir et de domination précèdent la distinction de classe : ils ne peuvent être expliquées comme un effet d’exploitation économique. Le patriarcat et la domination sociale sont apparus plus tôt, avec le développement des sociétés néolithiques – Marx a manqué l’importance de cette rupture.