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Colombie. Au seuil d’un changement historique? Elections, guerre sociale et paramilitarisme
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Par Diana Carolina Alfonso et Lautaro Rivara
En Colombie, deux élections différentes, bien que simultanées, ont eu lieu le dimanche 13 mars. D’une part, l’élection de la Chambre des représentants et du Sénat, dans un système électoral complexe qui – grâce à la Constitution pionnière de 1991 et suite aux Accords de paix de La Havane de 2016 – reconnaît différentes circonscriptions: nationales et territoriales (équivalentes aux circonscriptions fédérales et provinciales ou étatiques dans d’autres pays), mais aussi quelques circonscriptions «spéciales»: pour les peuples indigènes, pour les Afro-Colombiens, pour la communauté Raizal, pour les Colombiens de l’étranger, pour les victimes du conflit et pour le parti Comunes (ancien parti des FARC-Forces armées révolutionnaires de Colombie), suite à la démobilisation de la guérilla éponyme. Au total: 108 sénateurs et 188 membres de la Chambre des représentants ont été élus dimanche.
D’autre part, dans le cadre d’un mécanisme récent et de plus en plus consolidé dans le pays, les consultations (des primaires) des partis des principales coalitions électorales qui disputeront l’élection présidentielle du 29 mai ont eu lieu: pour la gauche et le progressisme, le Pacte historique (Pacto Histórico), pour le centre, la Coalition Centre Espoir (Coalición Centro Esperanza), et pour la droite, la Coalition Equipe pour la Colombie (Coalición Equipo por Colombia).
La gauche: une victoire historique mais insuffisante
L’ancien guérillero et ex-maire de Bogotá, Gustavo Petro, a remporté sans encombre les primaires du Pacte historique, avec un score retentissant de 80,51% prévu par tous les sondages. Toutefois, la performance de Francia Márquez, leader afro-colombienne et défenseure de l’environnement originaire du Cauca (sud-ouest du pays), l’un des points chauds du conflit armé interne, a également été remarquable: sans appareil de parti, avec 14% des voix et près de 800 000 votes, elle a même battu des figures politiques traditionnelles, comme le vainqueur de la coalition du centre et ancien maire de Medellín, Sergio Fajardo.
Le débat est maintenant de savoir si Gustavo Petro permettra à Francia Márquez de le rejoindre sur le ticket présidentiel, étant donné qu’il s’agit de deux personnalités qui se sont révélées clairement complémentaires dans les débats publics. Elles pourraient donc être en mesure de concilier la tâche difficile de représenter un pays qui ressemble à une mosaïque brisée, entre les secteurs militants et les citoyens ordinaires, entre les grandes villes et les zones rurales, entre les régions centrales et les zones les plus négligées et les plus touchées par la violence. Ou alors, Gustavo Petro cherchera-t-il plutôt un accord avec les secteurs libéraux susceptibles d’élargir sa marge d’action parlementaire, ce qui semble se déduire de ses premières déclarations après les élections concernant la nécessité de former «une coalition de majorités progressistes».
Cependant, le scénario n’est pas aussi prometteur que prévu au niveau parlementaire, surtout si l’on considère la proximité des élections présidentielles: le Pacto Histórico n’a remporté que 16 des 22 sièges prévus au Sénat, malgré des candidats solides reconnus. Le glissement politique des secteurs progressistes, tels que le mouvement Fuerza Ciudadana et l’organisation féministe Estamos Listas, est particulièrement notable: leurs 600 000 voix combinées auraient pu assurer trois sièges supplémentaires au Sénat. Les courants féministes ont soutenu Francia Márquez lors des primaires, mais ont fait cavalier seul lors des élections législatives, précisément au moment où le Congrès devra réglementer la mise en œuvre de l’interruption volontaire de grossesse récemment approuvée.
Quoi qu’il en soit, en termes historiques, la gauche célèbre les meilleures élections de l’histoire du pays, même s’il s’agit d’une histoire brisée par la violence et les politiques d’extermination de l’opposition, comme l’assassinat de trois candidats à la présidence et de 5430 militants de l’Union patriotique [Unión Patriótica, parti issu du mouvement de guérilla qui s’est reconverti dès 1985, mais a été l’objet d’une politique d’assassinats) dans les années 1980. En 2002, le candidat Luis Eduardo Garzón a pu recueillir un peu plus de 600 000 voix lors des élections primaires: 20 ans plus tard, le Pacte historique, aujourd’hui consolidé comme la première force nationale, dispose de plus de 5 millions de voix.
La droite amortit le choc, le centre s’effondre
Comme à son habitude, la droite colombienne a présenté une infinité de visages et de profils lors des élections législatives, afin d’élargir sa base électorale vers le centre, de capitaliser une partie du mécontentement contre le président Iván Duque [son mandat a commencé le 7 août 2018] – très affaibli après le choc de la Grève nationale [d’avril 2021] – et de tendre ensuite à l’unification vers la droite au premier tour de la présidentielle (et plus encore à un probable second tour contre Gustavo Petro). Pour ce qui a trait à la formation du parlement lui-même, la performance de la stratégie est remarquable: bien que le Pacte historique ait été la coalition la plus votée et aura l’une des plus grandes minorités, avec 15 sièges, de l’autre côté de l’échiquier il y a environ 70 sièges entre le Parti conservateur, le Parti libéral (s’il n’y a pas d’alliances avec Petro), le Centre démocratique, le Changement radical, le Parti U et MIRA, un résultat non négligeable si l’on considère que la droite a eu une des pires gestions gouvernementales de toute son histoire.
Pour sa part, la coalition du centre a obtenu un résultat décevant: à peine 2 millions de voix pour ceux qui ont essayé de faire de la politique «au-delà de la polarisation»: sans aucune sorte d’unité programmatique, sans plan économique, avec des candidatures qui ne décollent pas comme celle d’Ingrid Betancourt, sans réponses communes à des questions aussi pressantes que la guerre, la paix, la politique agraire et les cultures illicites. Sergio Fajardo a fini par gagner moins confortablement que ses concurrents à la présidentielle et aura beaucoup plus de mal qu’eux à attirer les voix d’une coalition qui, manquant de leadership, pourrait facilement être mise hors jeu par l’attraction de la droite et de la gauche.
Pour sa part, le Centre démocratique au pouvoir, le parti de l’ancien président Álvaro Uribe Vélez et du président actuel Iván Duque, a subi un clair vote de sanction. Ce dernier poussait la candidature d’Iván Zuluaga seul, hors de la coalition de droite. Il est passé de la force la plus votée au Sénat en 2018 à la quatrième place aujourd’hui. Toutefois, après une réunion rapide convoquée par Uribe lui-même, Iván Zuluaga a annoncé qu’il déclinait sa candidature pour soutenir celle de Federico Gutiérrez, vainqueur des primaires de la coalition Equipo por Colombia, avec 54,18% des préférences, ce qui confirme que Fico Gutiérrez a toujours été pour le parti d’Uribe un pion sur l’échiquier d’un autre.
Comme c’est souvent le cas, Antioquia [nord-ouest] était une fois de plus l’antithèse de Bogotá. Sur le plan régional, la région caféière a une nouvelle fois assuré la position de l’extrême droite dans le législatif. Il s’agit de l’une des régions les plus importantes du pays, non seulement parce que le secteur des affaires de Medellín contrôle un pôle économique majeur, mais aussi en raison de la diversité des structures paramilitaires. Le département d’Antioquia a produi des cadres importants pour le projet d’Etat narco-paramilitaire, allant de Pablo Escobar à Uribe lui-même. Le scénario n’est pas non plus simple dans les Caraïbes, où le petrismo [Gustavo Petro] s’attendait à des niveaux d’appui plus élevés: au moins au Sénat et à la chambre basse, les clans familiaux de droite ont conservé la majorité des préférences.
En conséquence, la droite classique continue de régner avec force sur le paysage régional. Il est évident que l’uribisme a réussi à se réinventer au sein du parti conservateur, tout comme la grande influence territoriale que conserve le parti libéral. Après 20 ans d’uribisme, l’hégémonie régionale est revenue aux structures traditionnelles, dans une évolution qui n’est pas exempte d’atavisme, mais qui n’est compréhensible que compte tenu des loyautés d’un pays marqué par la violence du bipartisme.
Elections en guerre ou démocratie pour la paix
Pour ceux qui le savent et ceux qui ne le savent pas, le poids du résultat parlementaire est indissociable de la projection des prochaines élections présidentielles: jusqu’à présent, et si Gustavo Petro gagne la présidence le 29 mai, les forces conservatrices conserveront leur majorité parlementaire et leur capacité à opposer leur veto aux initiatives d’un gouvernement progressiste, historique, éventuel et que la Colombie n’a encore jamais connu. Toutefois, toute prudence est de peu d’utilité dans un pays doté d’une élite criminelle et d’une longue tradition de violence politique ainsi que de fraude électorale.
Les élections du dimanche 13 mars, du point de vue des progressistes et de la gauche, offrent un très bon scénario pour gagner (même au premier tour) et un scénario très complexe pour gouverner (sans tenir compte des facteurs de pouvoir extra-démocratiques, tels que les paramilitaires et les criminels). L’ampleur des défis de la Colombie – impossibles à comparer avec ceux des autres pays progressistes émergents de la région – peut être illustrée par ce qui s’est passé avec les circonscriptions spéciales pour la paix [circonscriptions réservées dans le cadre de l’Accord pour la paix de 2016], grâce auxquelles 16 persécutés du conflit social et armé auraient accès à une place garantie au Congrès. Dans la région de Guajira [département à l’extrême nord], en revanche, les leaders sociaux n’ont pas pu se présenter aux élections en raison du harcèlement des bandes paramilitaires. Finalement, le siège est revenu à Jorge Tovar, fils du narco-paramilitaire connu sous le nom de Jorge 40, auteur d’innombrables massacres, aujourd’hui en prison, mais actif dans la campagne de son fils. Dans d’autres régions, telles que l’Arauca, le Catatumbo et le Caquetá, les persécuteurs ont également pu conserver les postes réservés aux persécutés lors des affrontements exacerbés.
En d’autres termes, la toile de fond des défis électoraux est la guerre: la même guerre qui a depuis longtemps cessé d’émouvoir le monde. Mais il y a aussi la possibilité de faire la paix, de respecter et de revitaliser les accords de La Havane, d’entamer des négociations visant à démobiliser les guérilleros de l’Armée de libération nationale (ALN), de discuter du statut de la Colombie en tant que, depuis 2017 [la coopération Colombie-OTAN a commencé en 2013], l’un des «partenaires mondiaux» de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, de stimuler une politique de redistribution foncière qui créerait un vide pour le paramilitarisme qui, lui, jouit d’une bonne santé, de milliers de soldats, de ressources infinies et d’un large appui politique.
Ce qui se passera dans les mois à venir ne sera pas non plus sans rapport avec la nouvelle situation géopolitique régionale et mondiale et la nécessité pour les Etats-Unis de détendre le front latino-américain, de s’assurer le contrôle des matières premières et d’ajouter des alliés à la politique de sanctions appliquée contre la Russie. Ni avec l’émergence de gouvernements aux affinités affichées avec Gustavo Petro, comme celui de Gabriel Boric au Chili, et à une faible seconde vague progressiste qui, si elle n’a plus les forces vives du passé, pourra au moins apporter un certain soutien à un pays qui sera le vortex de l’ouragan régional dans les prochains mois. (Publié par l’hebdomadaire Brecha, le 18 mars 2022; traduction rédaction A l’Encontre)