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Connaissez-vous Eugène Varga, l’économiste de l’Internationale communiste ?
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Connaissez-vous Eugène Varga, l’économiste de l’Internationale communiste ? – CONTRETEMPS
À propos de : Eugen Varga, Selected political and economic writings. From the Hungarian Revolution to Orthodox Economic Theory in The USSR, Brill, Historical Materialism Book Series, 2020 (publié dans une version plus abordable par HaymarketBooks en février 2022, 1204 p.)
Dans la série Historical Materialism Book, les éditions Brill et Haymarket ont publié en anglais une Sélection des écrits politiques et économiques d’Eugène Varga (1879-1964). 30 titres, plus de 1000 pages de textes et de statistiques, ce choix établi par le regretté André Mommen (1945-2017) parmi des centaines de titres et des milliers de pages publiées (en 13 langues !) entre 1909 et 1964, est concentré sur trois périodes et sur le cœur de métier de l’économiste-conseil de l’Internationale Communiste, puis, un moment, de Staline.
Devenu communiste en participant à la brève République des Conseils Hongroise (fin mars – fin juillet 1919), Varga a su réfléchir sur cet échec et proposer une analyse des Problèmes Politico-Economiques de la Dictature du Prolétariat (1ère partie). Recruté pour l’Internationale Communiste par Lénine, en 1920, il est affecté à l’observation en continu de la situation économique et des politiques économiques de tous les pays capitalistes. Il le fera sans interruption jusqu’en 1939, malgré des moments politiquement difficiles, surtout entre 1929 et 1933. André Mommen n’a gardé, pour l’essentiel, que les travaux de synthèse conçus pour éclairer les décisions des Congrès de l’Internationale Communiste de 1921 à 1935 (2ième partie, qui occupe les 2/3 du livre).
Avec la deuxième guerre mondiale, la position de Varga change trois fois. Il devient un « expert » de Staline et de Molotov relativement écouté jusqu’en 1947. Disgracié et réduit au silence entre 1948 et 1957, il republiera des articles et un petit livre, à 80 ans passé, où il prouve qu’il est encore le moins dogmatique des économistes soviétiques. La sélection d’André Mommen, dans la 3ième partie titrée « La crise générale du capitalisme », montre d’abord ce que Varga avait essayé de dire à Staline, dans les années 40 sur les dimensions économiques de la guerre et sur leurs conséquences.
Les derniers textes confirment que Varga, à la veille de sa mort, attendait toujours la Grande Crise qui mettrait fin au capitalisme. La sélection d’André Mommen, basée sur son importante biographie de Varga publiée en 2011 (Stalin’s Economist, Routledge), est beaucoup plus riche et pertinente que les sélections faites il y a plus de quarante ans par les Académies des sciences soviétiques et allemandes de l’Est. Elle ouvre de nombreuses questions, à commencer par ce mystère : comment Varga a-t-il pu collaborer avec tous les chefs communistes, de Lénine à Khrouchtchev ?
Eugène Varga
Qui est Eugène Varga ?
Sans tenir compte de ses pseudonymes (le plus visible est E. Pavlovski ou Pawlowski), Varga est un homme qui a eu trois noms, comme il a eu trois nationalités. Il est né Eugen Weisz (ou Weiẞ — Blanc en allemand), le 6 novembre 1879, huitième enfant d’une famille juive austro-hongroise de langue allemande. Son père, formé pour être instituteur de village, faisait commerce de bois dans le village de Nagytétény, à 20 kilomètres au sud de Budapest. Il devient Varga Jenö en 1903 quand, avec son frère Emil, il abandonne le judaïsme. Sous ce nom qui sonne hongrois (le varga, dans cette langue, c’est le cordonnier), il est un des commissaires de la République des Conseils de Budapest qui tient 133 jours en 1919.
En 1920 le Professeur Varga (la jeune république hongroise l’avait nommé à l’Université de Budapest) arrive à Moscou, où il rejoint l’Internationale Communiste, devient son principal économiste et s’installe à Berlin jusqu’en 1927. Désigné ensuite comme directeur de l’Institut d’économie mondiale et de politique mondiale (IEMPM), dans le cadre de l’Académie Communiste de Moscou, il est connu jusqu’à sa mort, le 7 octobre 1964, sous le nom de Евгений Самуилович Варга (Yevgeny Samuilovich Varga), citoyen et académicien soviétique. Sujet de l’Empire Austro-hongrois pendant 39 ans, citoyen hongrois, puis soviétique pendant 46 ans, cet ancien étudiant-travailleur était devenu un « écrivain industriel », selon le mot d’André Mommen, laissant une œuvre gigantesque bien identifiée comme une expression majeure des idées des communistes sur leur adversaire capitaliste, mais méconnue, par son foisonnement même, et peut-être pour d’autres raisons.
Qu’elle est son œuvre ? Comment s’est-elle constituée ?
Le site Worldcat Identities donne un aperçu du problème que pose l’œuvre de Varga : La page « Varga, Eugen » annonce 768 œuvres, 1808 publications en 13 langues, détenues dans 8338 bibliothèques… Pour les 80 ans de Varga, en 1959, l’Académie des sciences d’Union soviétique avait publié un volume d’hommage. On y trouve, sur 30 pages, une bibliographie des œuvres de Varga entre 1919 et 1959 : il y a plus de 500 titres, mais très majoritairement en russe, alors que Varga écrivait d’abord en allemand…
Il existe d’autres bibliographies qui sont de taille diverse : celle de Peter Knirsch, en 1961, est un volume de 132 pages ; dans les Избранные Произведения (Œuvres choisies), t. 3, éditions Nauka, 1974, la bibliographie (749 titres) occupe 33 pages ; dans la version allemande des Œuvres choisies (Ausgewählte Schriften, Akademie verlag, réédition de 1982), la bibliographie tient dans 86 pages. André Mommen, en 2011, commence sa biographie de Varga en lui attribuant plus de 1000 titres, dont 80 livres ou brochures. En 2017, dans la préface des Selected Political and Economic Writings, il arrive au chiffre de 1300 ouvrages, mais il ne cite qu’une soixantaine de titres dans ses propres bibliographies…
Il est impossible d’affirmer aujourd’hui que l’ensemble des écrits de Varga ait été répertorié, d’autant plus que beaucoup de ses textes se présentent dans plusieurs états (rapports « internes » pour la Direction du Parti, articles des revues de l’IEMPM, articles traduits et adaptés ou résumés pour diverses publications…).
La dispersion des œuvres de Varga tient d’abord à leur nature : il a étudié principalement la conjoncture économique — des situations qui par définition ne durent pas et ne se répète jamais vraiment. L’ensemble de ses chroniques à peu près trimestrielles sur « la situation économique mondiale » s’étend de 1921-1922 à 1939. Pour donner une idée de son ampleur, une réédition en cinq gros volumes de la version allemande de ces chroniques parues principalement dans l’International Press-Korrespondenz a été réalisée par Jörg Goldberg en 1977 (chez Verlag das europäische buch).
Jusqu’à la moitié des années 30, le travail de conjoncturiste de Varga était complété par des synthèses plus politiques dont la parution était rythmée par les réunions de l’Internationale Communiste (congrès et comité exécutif) : il y a présenté des rapports et tenu des discours, mais il a surtout proposé des documents préparatoires aux débats de l’Internationale sous la forme de brochures (1921, 1922, 1924), puis de petits livres (1928, 1935). Il existe aussi une série d’essais publiés dans les revues « théoriques » du mouvement communiste (L’Internationale Communiste, Bolshevik, etc.) et des dizaines d’articles pour la Pravda ou d’autres quotidiens.
Varga avait travaillé sans désemparer avec et pour tous les dirigeants de l’Internationale Communiste jusqu’en 1929. Après les trois années suivantes où, pour cette raison, sa position était devenue précaire, il eut la fortune, bonne ou mauvaise, d’être distingué par Staline, le maître du Parti qui avait écarté tous ses rivaux. Pendant une période de 10 ou 12 ans, entre 1933-1934 et 1945-1946, Staline a consulté personnellement Varga et l’a souvent écouté et laissé s’exprimer, alors même que les collaborateurs de l’IEMPM étaient surveillés et purgés par le NKVD (avec la collaboration d’une nuée de dénonciateurs, comme Imre Nagy).
Le travail de Varga en complément de son métier de conjoncturiste s’est orienté à cette époque vers des livres écrits à des fins de propagande (la comparaison des « deux systèmes » qui luttent dans le monde) ou de vulgarisation (des compilations, avec des collaborateurs, sur l’histoire de l’impérialisme ou des crises économiques). A partir de 1939, ses chroniques économiques de la guerre mondiale ne pouvaient plus être diffusées partout dans le monde (l’Internationale Communiste était mise en veilleuse, les Partis Communistes étaient souvent clandestins) et Varga est devenu un expert du gouvernement, auprès de Staline et de Molotov.
Au fur et à mesure du déroulement de la guerre, Varga a d’abord donné des avis sur la solidité économique des Anglais et des Américains, ou des Allemands et des Japonais. Dès que le cours de la guerre a semblé défavorable aux Allemands, il a eu la charge d’évaluer les possibilités d’obtenir des réparations et de penser à l’après-guerre. Les textes qu’il a publiés entre 1941 et 1945 étaient marqués par sa volonté de soutenir la combativité de tous les soviétiques et de leurs alliés. Il pouvait enjoliver le tableau, mais il s’efforçait de réunir le plus possible de faits et de comprendre comment la guerre avait changé le monde.
À cette époque où l’URSS s’était intégrée au camp des démocraties contre celui des fascismes (il le dit lui-même ainsi), Varga portait un regard nouveau sur l’efficacité des politiques économiques des Etats bourgeois et impérialistes en temps de guerre. Fin 1946, avant que tombe le « rideau de fer » et que Staline rejette l’aide Marshall, Varga avait publié un recueil de ses travaux sur les Changements dans l’économie du capitalisme au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. C’était, me semble-t-il, la première fois qu’il reprenait un ensemble aussi important d’études antérieures (320 pages).
Quelques mois plus tard, la conjoncture ayant changé, des rivaux de Varga qui l’avaient déjà dénoncé pendant la guerre comme « complice du fascisme allemand » parce qu’il cherchait à comprendre l’influence des nazis sur le peuple allemand et… parce qu’il travaillait dans la langue de l’ennemi (!), reprirent leur offensive contre le « réformisme bourgeois et le cosmopolitisme » du directeur de l’IEMPM. L’Institut fut brutalement supprimé, mais Varga résista (avec quelques soutiens) pendant près de deux ans. Finalement, après la parution d’articles dans la presse internationale le présentant comme un opposant à Staline et quelques jours après l’annonce de la disgrâce d’un de ses ennemis les plus constants (N. Voznessenski), il fit une autocritique complète (15 mars 1949).
La publication des œuvres de Varga fut très réduite dès 1948, quasi nulle entre 1949 et 1952, et ne reprit, lentement, qu’après 1954. Un seul texte aura une large diffusion : Le Capitalisme du XXe siècle (1961). L’effet de censure de sa condamnation politique, même si Staline l’avait personnellement épargné, a duré au moins dix ans — en fait, jusqu’à sa mort : lorsqu’il a rassemblé quelques uns de ses essais, y compris ceux qui étaient resté dans ses tiroirs, pour en faire son dernier recueil, préparé en 1963 et publié en 1964, les éditeurs avaient ajouté une introduction où ils prenaient un peu de distance avec presque toutes les positions qu’il défendait.
Il est clair que cette vie et cette œuvre constituent un cas unique dans l’histoire du mouvement communiste : Varga est le seul homme qui ait collaboré avec Lénine, Trotsky, Zinoviev, Radek, Boukharine, Staline, Dimitrov, Molotov et même, finalement, avec l’entourage de Khrouchtchev. Personne, en URSS (ou en RDA), ne pouvait imaginer une recherche sur l’ensemble de ses œuvres, encore moins leur publication intégrale : il aurait fallu évoquer trop de « non personnes » effacées de l’histoire du communisme.
Quelle a été la diffusion de l’œuvre de Varga depuis 60 ans ?
Pour accéder aux travaux de Varga, après sa mort en 1964, il y avait son dernier recueil, en librairie pendant plusieurs années ; on trouvait encore quelques titres à fort tirage de 1935 et 1938 sur les étagères des vieux militants ou chez des bouquinistes ; sinon il fallait aller chercher dans les bibliothèques, dépouiller les collections de revues et prendre des notes ou des photocopies… C’est ce que j’avais fait en 1970 à la BNF de Paris et à la BDIC de Nanterre.
Mais Varga restait dans les mémoires et pouvait encore représenter un modèle de savant militant. C’est ainsi qu’un jeune chercheur allemand, Elmar Altvater (1938-2018), fut le premier à proposer une anthologie de Varga, sous le titre : Die Krise des Kapitalismus und ihre politischen Folgen. Frankfurt, Europäische Verlagsanstalt, 1969 (rééditions en 1974 et 1991). La crise du capitalisme et ses conséquences politiques rassemble 14 textes ou extraits de textes publiés entre 1922 et 1962 (plus de 500 p.). Il s’agit d’un échantillon pris dans des brochures, des chroniques trimestrielles ou des articles de revue.
Elmar Altvater voulait, en donnant l’exemple de Varga (surtout avant 1935), montrer comment faire une lecture stratégique des faits économiques en s’appuyant sur la théorie de Marx. Altvater, dans l’introduction du recueil, projette souvent sa propre pensée sur celle de Varga, dont le mérite principal est d’être toujours resté révolutionnaire, contrairement aux sociaux-démocrates, rejoints maintenant par les communistes. Notons qu’Altvater, comme beaucoup d’opposants au communisme à la Brejnev de la fin des années 1960, croyait (avec un peu d’hésitation) que le prétendu « Testament de Varga », résultat d’une opportune usurpation d’identité par un certain G. Pospelov, était l’expression des critiques d’un vrai bolchevik… Une traduction italienne suivra, en 1971 [Jaca Book, Milan].
L’héritage de Varga était donc revendiqué par le « gauchisme » de 1968 et cette concurrence a peut-être poussé l’orthodoxie communiste à réagir. L’Académie des Sciences de l’URSS, suivie par les Académies de la RDA et de la Hongrie, décida de donner sa vision de l’œuvre de son illustre membre. En 1974 les éditions Nauka publièrent 3 tomes d’Œuvres choisies.
Le 1er tome (1914-1926. Le début de la crise générale du capitalisme, 449 p.) reproduit une brochure didactique sur la monnaie publiée en hongrois en 1917, puis l’intégralité des Problèmes politico-économiques de la dictature du prolétariat (paru en1920) où Varga tente un bilan de la République des Conseils Hongroise ; les éditeurs y ajoutent un montage de brochures de 1921 sur l’économie mondiale et des extraits de plusieurs chroniques trimestrielles (de 1926) décrivant les caractéristiques particulières de quelques pays capitalistes (Angleterre, Allemagne, Etats-Unis).
Le 2e tome (1927-1961. Les crises économiques, 432 p.) commence par un extrait d’une synthèse historique sur les crises mondiales parue en 1937 (avec 4 pages sur la théorie marxiste des crises) complété par une note sur les méthodes de l’analyse de la conjoncture mondiale (écrite en 1927) ; viennent ensuite cinq chapitres du livre sur La crise de 1935, suivis de deux articles : Nouveaux phénomènes dans la crise économique mondiale (1934, un sombre tableau de l’échec de la politique de Roosevelt) et Le monde capitaliste face à une nouvelle crise (1938) qui observe une récession américaine en 1937 et prédit son expansion dans le monde. A propos de L’économie du capitalisme pendant la Seconde Guerre mondiale, les éditeurs ont abrégé quatre chapitres du recueil de 1946 (et ils ont rayé le mot « changements » !). Enfin, Varga avait écrit en 1961 pour la revue Kommunist un texte sur « Le Capital » de Marx et le capitalisme moderne (18 pages) et il sert de conclusion.
Le 3e tome (1945-1964. Le capitalisme après la Seconde Guerre mondiale, 557 p.) est la réimpression intégrale du Capitalisme du XXe siècle (1961) et de presque tous les Essais sur l’économie politique du capitalisme (1964) complétée par un chapitre sur L’idéologie de « l’impérialisme moderne » tiré de Principales questions de l’économie et de la politique de l’impérialisme (un gros livre de 1953 que Varga avait dû rédiger pour expier ses fautes).
Quand on connait un peu l’œuvre de Varga, on voit immédiatement les coups de ciseaux de la censure. L’Académie a rayé les deux essais de 1964 où Varga critiquait directement Staline ; pas un mot sur la « controverse » de 1947-1948 ; on ne saura pas comment Varga avait tenté d’évaluer les ressources de l’Allemagne nazie en 1941-1942 ; rien sur la « loi de Varga » (la baisse du nombre des ouvriers exploités par le capitalisme déclinant) tant discutée en 1928-1929 ; aucune trace des écrits préparatoires des IVe, Ve et VIe congrès de l’Internationale Communiste ; les « thèses » pour le IIIe congrès coécrites en 1921 avec Trotsky ont disparu ; les articles publiés dans la Neue Zeit de Kautsky avant 1914 ? Ils n’apparaissent même pas dans la bibliographie qui commence en 1918… Dans le titre du tome I, qui recouvre la période 1917 à 1926, on lit les mots « crise générale du capitalisme », dont Varga aurait observé le « début ». Les éditeurs auraient pu s’apercevoir que Varga n’avait jamais employé l’expression « crise générale du capitalisme » avant 1928, quand Boukharine a inventé ce terme. Varga ne pouvait être revendiqué par cette orthodoxie communiste que s’il était maladroitement aseptisé.
Je n’ai pas vu les publications de l’Académie des sciences hongroise, et j’ignore si elle a réagi comme l’Académie de Berlin-Est. L’Institut für Internationale Politik und Wirtschaft der DDR de Berlin a publié en 1979 [je n’ai vu que la réédition de 1982] son adaptation de l’édition russe des Œuvres choisies. Tout n’a pas été rectifié, mais les deux essais critiques de Staline sont revenus ; le rapport économique du IVe congrès de l’Internationale, en 1922, est là ; l’excellente chronique trimestrielle de février 1930, où Varga prend la mesure d’une crise qu’il n’avait pas vraiment prévue est introduite ; l’analyse de l’impérialisme allemand est renforcée, des monographies sur la France, l’Italie et le Japon sont ajoutées, et l’ordre des textes est un peu modifié. Il est aussi écrit dans la présentation que Varga avait contribué à la Neue Zeit. La bibliographie, enfin, a plus que doublé son nombre de pages. Rappelons que dès 1977, un éditeur lié au parti communiste allemand et à l’Institut für Marxistische Studien und Forschungen, avait rassemblé l’intégralité des chroniques trimestrielles de conjoncture publiées entre 1921-22 et 1939, alors que les Œuvres choisies n’en donnaient que des fragments. Il y avait des débats souterrains au sein de l’orthodoxie communiste.
Pendant ce temps, en France, le Parti communiste avait eu aussi un « projet Varga ». La « crise » était de retour depuis 1973 et le livre sur La Crise économique, sociale, politique, traduction française parue en 1935, avait été réédité en 1976 avec une longue introduction critique de Jean Charles et Serge Wolikow. Les deux présentateurs admiraient le travail de Varga (un peu comme E. Altvater), ne se trompaient pas sur certaines de ses faiblesses et voulaient montrer que la doctrine des communistes avait fait des progrès en 40 ans. Lire Varga en pensant aux idées de Kondratiev sur les grands cycles et à celles de Paul Boccara sur la « suraccumulation-dévalorisation », tout en croyant un peu trop que le « sous-consommationisme » de Varga était un « luxembourgisme » pouvait conduire à des méprises. Mais cette fois Varga n’était pas vidé de sa substance et la diffusion de ce livre était moins confidentielle que celle de trois pavés destinés aux bibliothèques universitaires.
Dans les années suivantes, les possibilités de connaître l’œuvre de Varga n’ont été renforcées que par le travail de ses trois principaux biographes. L’Allemand Gerhard Duda a publié à Berlin, en 1994, Jeno Varga und die Geschichte des Instituts für Weltwirtschaft und Weltpolitik in Moskau 1921-1970, [Jenö Varga et l’histoire de l’Institut d’Economie Mondiale et de Politique Mondiale à Moscou]. Le Belge André Mommen a écrit en 2002 une première biographie en néerlandais : Eens komt de grote crisis van het kapitalisme : leven en werk van Jenő Varga (1879-1964) [Un jour viendra la grande crise du capitalisme : vie et œuvre de Jenő Varga (1879-1964)]. Il en développera une version anglaise en 2011 : Stalin’s Economist – The economic contribution of Jenö Varga. Le Coréen Kyung Deok Roh, enfin, a publié Stalin’s Economic Advisors: The Varga Institute and the Making of Soviet Foreign Policy, 1927-1953, I. B. Tauris, 2017, qui reprend sa thèse de 2010 (Université de Chicago).
Qu’apporte la révolution technologique à la connaissance de Varga ?
Aujourd’hui l’accès à Varga et à son œuvre est transformé par les nouvelles techniques de communication. En réponse à une requête « Varga, Eugen », les moteurs de recherche donnent d’abord les réponses de Wikipédia, plus ou moins longues et exactes selon la langue. En français, un site maoïste, franco-belge, arrive dans la première page avec une étude détaillée et documentée tendant à démontrer que Varga, dès les années 1940, étaient à l’origine du révisionnisme de Khrouchtchev…
Autre curiosité, le premier livre attribué à Varga par les algorithmes des moteurs de recherche est le faux « Testament de Varga » dont le véritable auteur est connu depuis des années (dès 1994, avant l’universalisation des moteurs de recherche). Internet donne accès aux sites des bouquinistes ou des libraires en ligne qui diffusent les livres neufs ou d’occasion de Varga, Eugen (ou Varga, Jenö, ou encore Варга E. C.) parfois au format ebook. Les revues où Varga a publié sont très rarement en vente, mais elles peuvent être trouvées dans des bibliothèques numériques (Neue Zeit et La Correspondance Internationale, par exemple, ont été numérisées quasi intégralement et indexées).
Les ressources numériques les plus intéressantes sont celles qui sont directement accessibles et gratuites. Je n’ai pas étudié les possibilités offertes par les bibliothèques universitaires où les chercheurs peuvent et doivent s’inscrire pour recevoir les fichiers. J’ai seulement visité les sites qui proposent directement des textes de Varga (mais je n’ai pas pu explorer les nombreuses réponses en chinois et en japonais et je ne suis pas sûr d’avoir tout découvert en allemand). Voici ce que j’ai trouvé en préparant cet article, en mars 2022 :
En russe, le site publ.lib.ru (bibliothèque publique), propose les trois volumes des Œuvres choisies et Principales questions de l’économie et de la politique de l’impérialisme en dossiers compressés. Le site Istamat.info donne les discours au VIIe congrès de l’Internationale Communiste (1935). Sur le même site, on peut télécharger toutes les publications de l’Académie communiste jusqu’en 1932. Il y a plusieurs documents de Varga. A l’adresse wwii.rhga.ru, on trouve le PDF de Новые явления в мировом экономическом кризисе (1934). Il y a sans doute d’autres textes accessibles.
En allemand, en suivant la piste sur worldcat identities, on trouve tous les articles de Neue Zeit dans leur typographie gothique d’origine.
Marxist.org avec son site Marxist Internet Archiv est très riche en documents pour une foule d’auteurs, mais la visite est relativement décevante pour Varga.
En hongrois, allemand et russe, les trois langues de l’auteur, il n’y a pas de rubrique Varga. Dans toutes les autres langues utilisées par MIA, il y en a seulement trois qui ont une rubrique Varga.
1/ En portugais, il y a 5 titres : 2 pour 1921 et 3 pour 1946.
2/ En anglais, il y a 21 titres : tous de la période 1921-1924.
3/ En français, il y a actuellement à peu près 130 titres : 3 livres (1922, 1928 et 1935), quelques brochures, plus de 80 articles pris dans le journal de l’Internationale Communiste La Correspondance Internationale (mais seulement de 1921 à 1926) et près de 40 autres textes provenant de plusieurs revues (entre 1919 et 1947).
Il reste beaucoup à faire pour faciliter l’accès à Varga, mais en langue anglaise un bond a été fait avec la parution de la sélection d’écrits économiques et politiques qu’André Mommen avait préparée pour la série d’Historical Materialism aux éditions Brill (relié) et Haymarket (broché)
Les choix d’André Mommen
Pourquoi et comment André Mommen s’est-il intéressé à Varga ?
André Mommen indique dans la Préface de son Stalin’s Economist (p. xxi) qu’il s’était intéressé à Varga à cause d’un exposé sur « les origines de la théorie du capitalisme monopoliste d’Etat » qu’il devait faire en 1999 et qu’il avait voulu centrer sur Varga. Cette piste l’avait conduit à Budapest et à Moscou, à la recherche des documents, et il avait découvert une personnalité et une œuvre qu’il fallait connaître et faire connaître.
En 1999, revenir sur la notion de « capitalisme monopoliste d’Etat » était déjà une recherche historique sur l’un des piliers de la doctrine « eurocommuniste » qui avait tenté, 30 ans plus tôt, de réveiller les partis communistes ouest-européens à un moment où ils étaient profondément ébranlés par les mouvements sociaux (1968) et par leur impossibilité de suivre les communistes soviétiques dans la sanglante « stagnation » brejnévienne (Prague, 1968).
Dans l’hommage qu’ils rendent à André Mommen, le 1er juillet 2017, ses amis et camarades de la Vlaams Marxistisch Tijdschrift (Revue marxiste flamande), Jelle Versieren, Guy Quintelier, Robert Crivit et Jan Dumolyn évoquent son travail sur Varga et présentent celui-ci comme « le père intellectuel du concept de capitalisme monopolistique d’État qui a été lancé en Union soviétique dans les années 1950 et 1960 et qui est ensuite devenu la doctrine officielle des intellectuels des partis communistes occidentaux ». Leurs souvenirs sont un peu déformés. S’il est sûr que le « CME », ou le « Stamokap » en allemand, a été un mot-clé dans les débats des marxistes occidentaux il y a 50-60 ans, Varga n’était pas vraiment son « père », légitime ou naturel. André Mommen avait documenté cette question, aussi bien dans ses biographies de Varga que dans sa sélection de textes.
Pendant la 2e guerre mondiale, Varga avait effectivement réemployé l’expression « capitalisme monopoliste d’Etat de guerre » qu’utilisait Lénine en 1917 et il avait tenté de donner la mesure de l’action économique des Etats en guerre (cf. Selected Political and Economic Writings, 2020, chapitre 21, p. 985). En 1947-1948, parmi les « arguments » qui étayaient les accusations de « réformisme bourgeois » lancées contre lui, il y avait son analyse du rôle croissant de l’Etat pendant la guerre, présentée comme une théorie du « rôle décisif de l’Etat dans l’économie » (un des accusateurs dira que seul l’Etat soviétique peut avoir un rôle économique décisif…). C’est l’un des pires ennemis de Varga, Kuzminov, qui avait préparé un livre sur le capitalisme monopoliste d’Etat en 1955, où il n’était question que de la subordination de l’Etat aux monopoles, conformément à la position de Staline.
Le XXe congrès (1956), puis le XXIIe congrès (1961) du PCUS avaient fait évoluer la doctrine en parlant d’une « conjonction des forces des monopoles et de l’Etat » pour accroitre les profits. Varga n’avait pu s’exprimer timidement sur le rôle de l’Etat dans le capitalisme contemporain qu’en 1959 (un article de Kommunist, où il montrait comment l’Etat subventionnait les monopoles). C’est seulement avec le XXIIe congrès, lorsqu’il avait été chargé d’écrire Le capitalisme du XXe siècle, qu’il avait introduit une idée plus complexe : si le capitalisme monopoliste d’Etat a pour objectifs 1°, la sauvegarde du régime capitaliste et 2°, une redistribution du revenu national en faveur des monopoles, ces objectifs se contredisent puisqu’ils attirent et repoussent les forces des couches possédantes non monopolistes. Enfin le texte qui contenait le développement le plus complet des idées de Varga sur le capitalisme monopoliste d’Etat était resté dans son tiroir jusqu’à la parution de ses Essais sur l’économie politique du capitalisme (en 1964).
Dans Les problèmes du capitalisme monopoliste d’Etat (Selected Writings, op. cit., chap. 30, pp. 1127-1146), Varga critique ouvertement ceux qui réduisent le « capitalisme monopoliste d’Etat » à une subordination de l’Etat aux monopoles. Il reprend son analyse des objectifs du capitalisme monopoliste d’Etat en la présentant comme un complément « un peu plus concret » des définitions du Programme du PCUS de 1961 (Selected Writings, op. cit., p. 1128). Il insiste sur le développement « compliqué, camouflé et contradictoire » des relations entre les monopoles et l’Etat. Il en complète le tableau en étudiant les « organisations monopolistes d’Etat supranationales », surtout le « marché commun ».
Son idée principale est que les contradictions entre couches « monopolistes et non monopolistes » dans la classe exploiteuse ont une portée stratégique pour le prolétariat (Selected Writings, op. cit., p. 1132). Le capitalisme monopoliste d’Etat, disait déjà Lénine, est « la préparation matérielle la plus complète du socialisme », mais il consolide aussi le capitalisme, donc l’attitude du prolétariat à l’égard des mesures de capitalisme d’Etat dépend de leur contenu. Si la situation n’est pas révolutionnaire, écrit Varga, le prolétariat peut lutter pour « limiter l’arbitraire du capital monopoliste » en revendiquant des « nationalisations démocratiques », ce qui pourrait entraîner les couches possédantes non monopolistes à lutter au côté du prolétariat (Selected Writings, op. cit., p. 1141).
On voit mal comment un ensemble d’écrits aussi mince et tardif aurait pu engendrer l’objet du vaste débat qui a eu lieu, par exemple, en France autour des travaux de Paul Boccara et de la section économique du PCF. En fait, dans ces débats, Varga, malgré la reconnaissance de ses mérites, n’était évoqué qu’en raison de ses insuffisances… En effet, on ne trouvait pas chez lui une anticipation de « l’issue révolutionnaire démocratique » que Boccara explorait théoriquement pour soutenir les programmes d’union populaire et d’union de la gauche du PCF.
André Mommen, qui avait directement connu les débats des « intellectuels des partis communistes occidentaux » lorsque le KPB avait discuté et rejeté l’« eurocommunisme » en 1982, n’avait pas identifié Varga comme un pilier de la théorie du « CME ». Il avait vu en lui un « outsider », un acteur singulier qui donnait un autre éclairage. En ce qui concerne l’histoire de la notion de capitalisme monopoliste d’Etat, Varga était un des très rares cadres communistes encore actifs dans les années 60 qui était assez ancien pour avoir eu personnellement connaissance des circonstances où Lénine avait parlé de « capitalisme monopoliste d’Etat » et pour s’être aussi exprimé sur le sujet. Au moment où le parti bolchevik prenait la décision de l’insurrection, Lénine nommait « capitalisme monopoliste d’Etat » l’économie des pays en guerre qui avait été étatisée en profondeur pour surmonter les difficultés de la guerre. Il disait aussi que cette organisation économique centralisée par l’Etat constituerait « la préparation matérielle la plus complète du socialisme » parce qu’elle aiderait à surmonter les difficultés de la révolution lorsque le prolétariat serait au pouvoir.
Sans avoir lu tout Lénine, Varga, fin 1919, quand il était enfermé au château de Karlstein en Autriche, n’en avait pas dit moins. Pour lui, la guerre avait accéléré la tendance de l’impérialisme à « surmonter l’anarchie » du marché en instituant une forme de « capitalisme organisé dirigé par l’Etat » qu’il ne fallait pas prendre pour un « socialisme de guerre » (Selected Writings, op. cit., chapitre 1, p. 123). Il ajoutait que cette expérience démontrait « aux masses » qu’une « direction centralisée d’une économie organisée » était possible et que « l’économie communiste » n’était plus une « utopie », même si « l’économie de guerre en donnait une image distordue » (idem, p. 126).
En tirant un fil dans la biographie de Varga, André Mommen était donc remonté jusqu’au moment où Varga était arrivé à Moscou en août 1920, sans vêtements chauds pour l’hiver, la tête pleine de questions sur l’échec de la Commune de Budapest un an plus tôt et sur les perspectives révolutionnaires en Europe. Pour la Russie, c’était bientôt la fin du « communisme de guerre », une période qui avait mis à rude épreuve les premières idées sur la révolution et les premiers programmes socialistes pratiques des Bolcheviks. En quelques semaines, après une sorte d’entretien d’embauche réussi auprès de Lénine, Varga est affecté par l’Internationale Communiste à la collecte des informations économiques et politiques sur le monde capitaliste. L’Internationale a besoin, à nouveaux frais, de reprendre l’analyse des bases économiques de sa stratégie révolutionnaire. Varga va incarner, presque sans interruption de 1920 à 1947 et, après une éclipse, de 1958 jusqu’à sa mort, la conviction qu’un jour viendrait la grande crise du capitalisme, comme dit le titre du livre en néerlandais publié en 2002 par André Mommen.
Les biographies proposées par André Mommen rendent compte de l’expérience singulière de Varga, à savoir l’invention et le développement d’un nouveau métier : conseiller stratégique des chefs de l’Internationale Communiste, puis de Staline. L’anthologie préparée par André Mommen que publient Brill et HaymarketBooks est une retombée (un « spin-off », écrit-il dans la préface, p. x) de ses biographies.
Quelles sont les limites de la sélection d’André Mommen ?
Un millier de pages et 30 textes tirés de l’œuvre de Varga constituent un important échantillon, mais seulement 4% des titres donnés par les bibliographies de Worldcat identities ou de l’Académie des sciences de l’URSS. Les coupes d’André Mommen sont sévères, mais ses choix sont clairs.
1/ Problèmes politico-économiques de la dictature du prolétariat, écrit en 1919-1920 pour tirer les leçons de la révolution hongroise et de son échec est traduit en anglais dans son intégralité (pour la première fois) et constitue la première partie (120 pages, 1 texte).
2/ Varga était chargé de s’occuper de l’information économique et politique de l’Internationale Communiste. Il l’a fait sans interruption jusqu’en 1939. L’anthologie reproduit dans sa deuxième partie (665 pages, 11 textes) les thèses rédigées avec Trotsky en 1921, les principales brochures et les deux livres qui ont été rédigés pour les cinq congrès auxquels Varga a participé. André Mommen n’y a ajouté que deux études de 1921 sur les USA et sur l’Allemagne, ainsi qu’un bref papier sur les mouvements paysans (1925) et un compte-rendu très critique du livre d’Henryk Grossmann sur La loi de l’accumulation et de l’effondrement du système capitaliste (1929).
3/ Après 1939, Varga est un conseiller écouté puis rejeté au plus haut niveau du pouvoir soviétique. La troisième partie regroupe 18 textes en 241 pages. 11 articles sont écrits pendant la guerre ou juste après, avant la « controverse Varga » de 1947-1949. 7 articles sont extraits des publications de Varga après la mort de Staline, il n’y a que 4 essais du recueil paru en 1964. La sélection d’André Mommen se termine par l’essai sur Les problèmes du capitalisme monopoliste d’Etat, qui était au départ de sa recherche.
Il faut prendre la mesure de ce qui est laissé de côté.
1/ Il n’y a aucun texte écrit entre 1909 et 1919. La collaboration à la Neue Zeit est seulement signalée dans l’introduction, sans donner de titres.
2/ Aucune des contributions orales aux réunions de l’Internationale Communiste n’a été retenue (Varga a été rapporteur au Ve et VIe Congrès, il est intervenu à tous les congrès depuis le IIIe, plutôt plusieurs fois).
3/ Il n’y a pas une seule chronique trimestrielle de conjoncture (sur 50 à 60 entre 1922 et 1939) et aucun des articles des revues économiques.
4/ Aucun article des revues politiques, comme L’Internationale Communiste (60 articles entre 1919 et 1942), sauf un tiré de Sous la bannière du marxisme. Pas un seul papier de la Pravda, ou d’autres quotidiens.
5/ Les gros livres de propagande ou de vulgarisation publiés par Varga seul ou en collaboration entre 1937 et 1957 ? Aucun extrait.
6/ Dans la troisième partie, André Mommen a choisi plus de titres que dans les deux autres parties. L’ensemble, assez court, est plus varié, mais les débats de 1947 et les « autocritiques » de 1949 sont écartés. Enfin les deux tiers des Essais de 1964 ne sont pas repris.
Une partie de ces omissions soulagera le lecteur : la propagande stalinienne est indigeste. L’absence des travaux de conjoncture, par contre, fait perdre une occasion de comprendre un peu mieux le « métier » de conseiller en stratégie, et il existe à ma connaissance quelques articles théoriques qui méritent d’être lus. André Mommen, cependant, atteint utilement son objectif principal. Le lecteur peut accéder à l’essentiel de l’œuvre de Varga : sa manière d’apporter une aide aux décisions de ceux qu’il conseille publiquement pendant près de vingt ans (le cœur de la sélection est donc dans les 665 pages de la deuxième partie).
Quelques questions posées par les Selected Political and Economic Writings
Comment Varga est-il devenu un Bolchevik ?
Social-démocrate depuis 1906, collaborateur de la presse du Parti Social Démocrate Hongrois (le MSZDP) et de Die Neue Zeit, Varga était encore, fin 1918, un pacifiste de gauche, comme Karl Kautsky ou Hilferding en Allemagne. Il n’est pas devenu « bolchevik » d’un seul coup après la proclamation de l’indépendance de la Hongrie en novembre 1918 ou avec la proclamation de la République des Conseil en mars 1919. Son ralliement au communisme s’est fait dans l’action, au terme des quatre mois d’existence de la « Commune de Budapest », lorsqu’il décida de rester dans le même parti que Béla Kun et Jozsef Pogány.[1]
Le chapitre 1 des Selected Writings, op.cit., pp. 118-237 (Problèmes politico-économiques de la dictature du prolétariat) est un témoignage important sur ce que les bolcheviks, anciens et nouveaux, pensaient faire pour « transformer l’organisation de l’économie de guerre capitaliste en un système économique prolétarien »[2]. Je n’ai pas la place ici pour commenter en détail ce petit livre. Je soulignerai seulement que Varga s’était fortement investi dans sa mission de président du Conseil Economique Suprême, depuis le 3 avril jusqu’à la fin de juillet 1919. Il y avait fait une brève tentative de réorganisation des relations entre l’Etat central (le Conseil Suprême), les branches productives (concentrées) et les centrales d’approvisionnement qui existaient déjà dans l’économie de guerre. Il donne une longue liste de difficultés rencontrées dans son action (bureaucratisme, manque de compétences du personnel, conflits entre les intérêts particuliers et les besoins de tous, l’indiscipline, etc.). L’effondrement de la productivité qui résultait surtout de l’indiscipline des travailleurs dans le chaos révolutionnaire, lui apparaissait comme une « loi » du début de la dictature du prolétariat. Il avait tendance à l’imputer à la mentalité « égoïsto-cupide » inculquée par le capitalisme. Riche en informations, exprimant clairement le point de vue de son auteur, le livre mérite d’être lu.
André Mommen, en présentant ce livre, conclut dans Stalin’s Economist (p. 44) que Varga apparait au cours de la révolution hongroise « comme un technocrate qui ne s’intéresse qu’à l’organisation de la production, au rétablissement de la discipline du travail et à l’invention de techniques de gestion pour nourrir les villes. Son modèle d’économie planifiée centralement était inspiré par les principes du « capitalisme de guerre ». Le taylorisme et le productivisme étaient les principes directeurs de la conception de la gestion selon Varga ».
Je crois qu’il faut ajouter à cette conclusion que Varga, comme beaucoup de Bolcheviks Russes pendant les années de ce qu’on appellera le « communisme de guerre », imaginait qu’il dépassait déjà les limites du « capitalisme ». Dans le paragraphe sur « Les problèmes monétaires pendant la dictature », (Selected Writings, op. cit., p. 220-222) il expose très sérieusement comment abolir les fonctions de la monnaie qui permettent sa transformation en capital. Comme il est réaliste, il raconte aussi comment la révolution est tombée en essayant de sortir du système monétaire hérité de l’Empire Austro-Hongrois, mais, dans la deuxième préface de son livre, écrite le 3 janvier 1921, pour la traduction en Russe, il se réjouit encore que « l’élimination de la monnaie soit si avancée » en Russie que le calcul des valeurs relatives dans les entreprises d’Etat est devenu impossible.[3] La troisième préface, pour la traduction française, datée du 15 mars 1922, est d’un autre ton. En raison de l’isolement de la révolution, il a fallu changer de politique économique, rétablir les relations marchandes, stabiliser la monnaie, etc.. Pour finir, Varga rappelle le prolétariat français à son devoir : renverser sa propre bourgeoisie !
Les Néo-bolcheviks, comme les vieux Bolcheviks, sont assez nombreux à s’être mépris sur le problème de la « transformation de l’économie de guerre capitaliste en un système économique prolétarien ». Au mieux, comme Varga ou Boukharine, ils ont compris que la guerre et la révolution impliquaient une « désaccumulation » (Varga) ou une reproduction « élargie négative » (Boukharine), mais les pratiques du « capitalisme d’Etat » de guerre (quelle que soit la manière de le nommer) n’ouvrait pas aussi directement qu’ils le croyaient le chemin du socialisme (sinon celui des casernes)[4].
Varga, dans les deux préfaces écrites en Russie, annonçait la préparation d’un livre sur les problèmes économiques de la révolution russe. En 1921, il le promettait pour l’année suivante, mais, en 1922, comme « tout y est en évolution », il l’avait remis à plus tard. En fait, ce livre n’a jamais été achevé. La seule trace de ce qu’il aurait pu être se trouve dans les interventions de Varga sur tous les projets de programme de l’Internationale Communiste, entre 1922 et 1928, où il défend l’idée qu’une phase régressive de « communisme de guerre » est inévitable au début de la révolution.
Varga avait été pris par une autre tâche. Le IIIe Congrès de l’Internationale Communiste avait décidé en juillet 1921 de renforcer son système d’information économique et politique. Après quelques échanges de lettres (en août 1921) entre Lénine, Zinoviev, Radek et Varga (qui était déjà responsable d’un bureau des statistiques économiques), une nouvelle structure fut mise en place, basée à Berlin, où Varga partit s’installer au printemps 1922.
Comment comprendre l’exceptionnelle longévité du conseiller en stratégie Varga ?
Le métier de « conseiller des princes » est réputé usant. Ils sont rares ceux qui ont eu plus de 40 ans de carrière, dont plus de 20 presque continus, avec plusieurs princes successifs… Mais Varga est un conseiller stratégique dont la position est inexpugnable : il sait que la stratégie de la direction du mouvement communiste ne peut pas être contredite par les faits parce que ses chefs comprennent mieux que personne tout ce qui se passe dans le monde. C’est un postulat « scientiste » : la supériorité de la science garantit la justesse des décisions. Plus précisément, depuis la guerre, le bolchevisme a tenté et réussi le mariage de la science stratégique et du marxisme. La structure économique du monde peut et doit être étudiée « sans préjugés et sans illusions » jusqu’à faire apparaître comment « consolider les forces du prolétariat international et préparer la lutte finale pour le pouvoir dans les secteurs de notre ligne de front avancée où l’adversaire s’expose le plus à une attaque » (Selected Writings, op.cit., chapitre 7, The Process of Capitalist Decline, 1922, p. 415). Ce programme signifie une « double lecture » des faits économiques, sociaux et politiques : les faits et leur signification stratégique exploitable par le parti-armée du prolétariat. C’est Lénine qui a fait découvrir cette perspective à Varga en le recrutant comme économiste-conseil.
Mais ces deux lectures sont associées et dissociée, ce qui permet, bien sûr, de lier les mêmes « faits » aux stratégies les plus diverses (Lénine en donne un bel exemple quand il passe au « front unique », en 1921 sur la même « base économique » que celle de sa politique scissionniste de 1920) et aucune situation ne peut embarrasser une Direction avisée : sa décision stratégique sera toujours fondée sur des faits que découvriront ses Experts… La « supériorité scientifique », ici, est du côté des chefs politiques, pas des savants économistes, et il me semble que les débats théoriques, dont les marxistes et les marxologues font grand cas, sont surévalués (et généralement faussés par leur instrumentalisation) lorsque le problème est d’abord celui de l’action.
Depuis la suspension de la guerre mondiale en 1918-1920, Varga s’est engagé dans la poursuite de la guerre révolutionnaire contre la guerre impérialiste. Son travail n’est pas de développer une présentation achevée de la théorie marxiste (surtout celle des crises qui est la plus obscure) mais de réussir à rapprocher quelques « attentes révolutionnaires » tirées du modèle marxiste « standard » des données disponibles sur le monde. L’axe véritable et ce qui fait la force du travail de Varga, pour moi, se trouve dans sa recherche systématique des informations qui aideront la direction du mouvement communiste à poursuivre son action et à la justifier. Pour y parvenir, il est délibérément « éclectique » : chaque fois qu’une analyse ou un document accessible peut être utile pour connaître ou comprendre les faits, il s’en sert. Ce n’est pas Varga qui décrétera l’interdiction de citer les « statistiques bourgeoises ». Il a toujours pensé qu’il aurait assez d’esprit critique pour déjouer les pièges du mensonge statistique. On voit souvent que les raisonnements des « économistes bourgeois », surtout les conjoncturistes, nourrissent directement ses analyses. Comme il le dit dans sa brochure de 1922 citée supra, Varga est en quête de tout ce qui montre la diversité des situations, les inégalités, les oppositions et finalement les divisions qui affaiblissent le camp des dominants. La dimension stratégique du « déclin du capitalisme » – de ce qu’on appellera la « crise générale du capitalisme » – c’est la désunion des forces capitalistes. C’est elle qui a déjà permis d’ouvrir une brèche en Russie au cours de la guerre qui était l’expression la plus éclatante de la division des capitalistes. Il s’agit maintenant de déceler les autres points faibles où devront se rassembler les forces révolutionnaires (constituer une force révolutionnaire unie est aussi un problème – difficile – pour les stratèges de l’Internationale Communiste). Par rapport aux exigences d’un marxisme raffiné, les chiffres de Varga semblent souvent n’être que des superpositions approximatives de statistiques sur des abstractions schématiques (il ose au moins une fois, dans ses chroniques trimestrielles, déduire de quelques évolutions des productions de matières premières des prévisions de mouvement pour les sections A et B des schémas de reproduction !). Mais pour l’information « géopolitique » des chefs et des militants de l’Internationale Communiste, l’ensemble de son travail et notamment le feuilleton de ses chroniques trimestrielles, donne déjà un aperçu du contexte global dans lequel ils doivent prendre des décisions et agir. C’est un apport considérable qui, dès 1921, est perçu comme tel par les usagers des services fournis par Varga.
La clef de la longévité politique exceptionnelle de Varga est dans la continuité de son travail. Il n’a pas cherché à faire mieux que ce qu’il avait très vite appris à faire. C’est ce qui l’a rendu indispensable. Il était utile ; et toujours de la même façon : il trouvait les « vrais chiffres » dont les chefs avaient besoin[5].
Varga était-il « neutre » quand les chefs du mouvement communiste étaient en conflit ?
André Mommen écrit dans l’introduction des Selected Writings (p. 45) que Varga « a préféré maintenir une position neutre » par rapport à Trotsky dont il avait été un proche collaborateur, mais qu’il n’a jamais soutenu publiquement quand il s’est trouvé dans l’opposition. Aux yeux de presque tous les observateurs, Varga était resté à l’extérieur de l’entourage de Zinoviev, ou de l’école de Boukharine. Il y a cependant Jules Humbert-Droz, qui dit qu’il s’inquiétait de voir le Professeur Varga consulter Zinoviev avant de rédiger ses rapports sur la situation économique internationale[6]. Neutralité ou subordination servile aux chefs du moment ?
A mon avis, ni l’un ni l’autre : placé dans une position relativement autonome, Varga a essayé de construire une synthèse. Il a dû renoncer à ce fantasme, mais pas complètement à son autonomie.
Varga a pu paraitre craintif – il n’eut jamais rien d’un militaire – mais je crois que le fait qu’il ait publiquement subordonné ses travaux et ses analyses à l’appréciation politique de la direction de l’Internationale Communiste et du PC soviétique ne signifie pas que cette direction ne lui reconnaissait pas une certaine indépendance. Pendant huit ans (1920-1928), quand il y avait encore des débats dans l’Internationale Communiste, Varga a soutenu des positions personnelles, généralement isolées, sans compromettre sa position d’expert. Ainsi, il avait plusieurs fois défendu la politique de la République des Conseils Hongroise et, dans tous les débats sur le programme de l’IC, Varga soutiendra une position minoritaire sur la nécessité du communisme de guerre pendant une révolution. Plus significatif, peut-être, il y a le fait que Staline l’a laissé travailler dans les périodes où ses opinions étaient condamnées (1929-1930), quand les organes de sécurité enquêtaient sur lui (1938-1939) et même après 1947 et la fermeture de l’IEMPM.
A sa manière, Staline, qui s’était approprié quelques idées de Varga, s’était comporté en « bon patron » et Varga lui en a été reconnaissant. Boukharine était un « patron » à part : il n’avait sans doute pas besoin de Varga pour réfléchir à la conjoncture et il consultait Kondratiev. Mais l’ère de Boukharine a peut-être été le moment où Varga a été le plus autonome et le plus ambitieux : il croyait avoir découvert qu’à l’avenir le capitalisme déclinant réduirait le nombre de ses ouvriers. C’est Zinoviev, au cours du Ve Congrès de l’Internationale Communiste, qui avait secouru Varga et non l’inverse : des délégués gauchistes avaient entendu le rapporteur économique parler de « stabilisation du capitalisme » alors qu’il avait dit le contraire. Trotsky avait assez travaillé avec Varga pour admettre que « ses connaissances et ses qualités d’analyse font de lui un militant utile et qualifié ». Déçu de n’avoir reçu de lui que des confidences en privé (il lui aurait dit que le socialisme dans un seul pays n’avait aucune base théorique, mais qu’il fallait « consoler » les ouvriers soviétiques), Trotsky, en 1928, le traite de « Polonius théoricien » et le dénonce à ses lecteurs (dont nécessairement quelques collaborateurs du NKVD…). Il dit aussi, assez finement, que « la valeur objective de ses travaux » dépend de « la qualité politique de la commande » et que, « consciencieusement et scrupuleusement, il sert toujours les arguments économiques de la ligne politique adverse »[7] (je souligne). Peut-on mieux dire que le travail de Varga était utile pour toute l’Internationale ?
Je crois que Varga ne cherchait pas seulement à étayer les positions des chefs de l’Internationale Communiste avec lesquels il collaborait, et à conserver un peu de son libre arbitre. Au contact de personnalités comme Lénine, Trotsky, Radek, Zinoviev, Boukharine, etc. il avait tenté d’intégrer leurs idées – quand ils en avaient – en articulant ce qu’il y avait de meilleur dans leur approche. Cette ambition était naturelle en 1922, quand il écrivait son rapport pour le IVe Congrès de l’Internationale Communiste : ses sources d’inspiration venaient toutes d’une Direction « unie ». Je me suis aperçu, en lisant une série d’articles parus dans L’Internationale Communiste, en 1926, qu’il avait osé esquisser une véritable synthèse de Boukharine et Trotsky en réemployant des éléments de leur appareil conceptuel comme les « trusts capitalistes d’Etat » et la révolution permanente (il est vrai qu’elle fait aussi partie d’un fond « kautskiste » qui est à la base de sa formation)[8]. Un brillant philosophe boukharinien, Jan Sten, avait publiquement coupé court à cette aventure[9]. Varga n’avait pas continué dans cette voie, son ambition de bâtir une théorie commune de l’Internationale Communiste avait échoué. Il s’était alors orienté vers sa propre théorie pour l’Internationale : la question de l’emploi et l’interprétation d’une observation qu’il faisait : le nombre des ouvriers de l’industrie américaine avait diminué absolument.
Varga est un militant qui prend des initiatives, qui continue toujours à chercher, et qui a complètement intégré les règles de la discipline du parti-armée. La discipline rigoureuse à laquelle il se soumet dès qu’il comprend que ses chefs ont pris leur décision est la manifestation d’une grande confiance, mais il a surtout confiance dans le caractère révolutionnaire de la situation mondiale, et c’est pourquoi il s’oblige à suivre la direction quand elle commande les actions des bataillons de la révolution.
Quelles sont les idées fortes que soutenait Varga, ont-elles eu du succès ?
Les documents rassemblés par André Mommen donnent à voir l’étendue de la collecte de statistiques réalisée par Varga et ses collaborateurs (à une époque où n’existait aucune comptabilité nationale). La liste des tableaux inclus dans Selected Writings occupe 12 pages du livre (1% des pages). Le chapitre 10, Le déclin du capitalisme : Economie de la période du déclin du capitalisme après la stabilisation, pp. 548-660, se termine par un dossier de 27 pages de chiffres, dont un calcul macroéconomique pionnier du taux de survaleur dans l’industrie américaine. Mais cette collecte a été perturbée par la guerre mondiale, puis par la fermeture en 1947 de ce qu’on appelait l’Institut Varga (l’IEMPM), ce qui a tari une source importante de données. La troisième partie des Selected Writings est beaucoup moins chiffrée que la seconde.
Que faisait Varga avec tous ces chiffres, quand il en avait ? Il voulait évidement confirmer la conviction de ses lecteurs : la révolution mondiale a été, est et sera nécessaire et possible. Deux thèmes se répètent, avec des variations : la permanence de la crise et la proximité de la guerre. Le résultat est plutôt contradictoire : Varga a été beaucoup lu, mais peu entendu.
Après deux ans de travail jusqu’en 1922, sur l’Angleterre, les USA, l’Allemagne et le monde entier (Selected Writings, op. cit., chapitres 3, 4, 5 et 6) Varga a composé un texte plus ambitieux : un rapport écrit pour le IVe Congrès de l’Internationale Communiste où devait aussi être discuté le Programme de l’Internationale (chapitre 7). C’est ici qu’apparait l’idée d’une « crise permanente ». Varga l’écrit (Selected Writings, op.cit., chapitre 7, p. 418), malgré le sens obscur de cet oxymore (comment un moment de changement d’état pourrait-il être permanent ?), et malgré Marx qui avait écrit dans une note connue de tous les marxistes : Des crises permanentes, ça n’existe pas ![10]
Dans ce groupe de mots, le substantif « crise » est moins significatif que l’adjectif « permanente ». Certes, E. Galli Della Loggia (Histoire du marxisme contemporain, 1979, t. 5, p. 364) a pu écrire que Varga substituait (par antonomase) le mot « crise » à celui de « capitalisme » (monopoliste et contre-productif), mais ce qu’il souligne avec l’adjectif « permanente », c’est la durée particulièrement longue du chaos monétaire mondial qui avait prolongé la guerre. Pour la rédaction du Programme, Varga proposait de n’utiliser qu’un seul argument économique pour caractériser la situation mondiale : l’instabilité monétaire qui perturbait toute l’économie[11]. On ne peut pas juger du succès de cette idée de Varga, car le projet de programme n’a pas abouti avant 1928…
Presque deux ans plus tard, après quelques échecs et, surtout, après le fiasco de l’Octobre Allemand de 1923, Varga prépare un nouveau rapport pour le Ve Congrès de l’Internationale Communiste (Selected Writings, op. cit., chapitre 8, Le déclin du capitalisme, p. 463 – Le titre en russe est beaucoup moins affirmatif : Essor ou décadence ?). Courageusement, il cite son rapport de 1922 et reconnait que tout ne s’est pas passé comme prévu. La « crise sociale aigue » est surmontée, mais la « crise économique » et surtout la « crise de la politique économique » continuent. Varga doit renoncer à plusieurs des 10 traits critiques qu’il voyait encore en 1922 (désaccumulation locale, baisse locales de la production, etc.), mais il dit que le boom industriel américain est isolé et ne durera pas, alors que les difficultés d’exportations de l’Europe sont durables, etc. En bref, Varga fait tout ce qu’il peut pour entretenir l’idée de « permanence » de la situation critique du capitalisme qui durera toute une période, mais il documente aussi ses tendances à la consolidation…
L’ambiguïté relative de ce rapport préparatoire met Varga dans une situation inconfortable pendant le Congrès[12]. Presque tous ceux qui parleront de son rapport s’en serviront pour contester « de droite » ou « de gauche » la direction de l’Internationale. Dans ses conclusions de fin de débat[13], il dira, contre ses critiques gauchistes du KPD, que « personne n’a encore bâti une théorie de la période de crise du capitalisme »…
Après cet aveu, et l’ouverture en 1925 d’un débat sur la « stabilisation » à l’initiative de Zinoviev, Varga tentera sans succès une synthèse des idées des différents courants de l’Internationale, je l’ai déjà indiqué. Il finira par trouver un terrain prometteur : le sous-emploi permanent. Le chapitre 10, Le déclin du capitalisme : l’économie de la période de déclin du capitalisme après la stabilisation (Selected Writings, op. cit., p. 548) est un petit livre associé au VIe Congrès de l’IC, en 1928. Son fil directeur est la tendance à la diminution du nombre de travailleurs. Varga est parti d’une estimation du nombre des chômeurs américains proposée par L. Corey (qui, sous le nom de Louis Fraina, avait été un des fondateurs du PC américain). Ce qui retient l’attention de Varga, c’est que les emplois dans l’agriculture, l’industrie, les mines, les transports et le bâtiment ont diminué depuis la guerre d’un million et demi… Les capitalistes monopolistes des USA ont rationalisé la production de marchandises, éliminé des travailleurs productifs et, comme ils savent ajuster leurs productions à la demande, ils ont ralenti la croissance au point de réduire absolument le nombre des travailleurs productifs.
Très vite, les collègues économistes de Varga ont repéré l’audace de leur confrère : il proposait une loi économique nouvelle pour le capitalisme déclinant et, quasi unanimement, ils ont rejeté cette « loi de Varga ». Deux arguments principaux ont été donnés : 1° Marx, dans sa loi générale de l’accumulation, semble exclure une réduction absolue des emplois productifs ; 2° Le capitalisme américain n’a pas épuisé tous les moteurs de l’accumulation, le nombre absolu des travailleurs peut augmenter dans l’avenir. Varga défendra son idée, mais comme il ne trouvera rien pour la généraliser (les cas anglais ou allemand ne lui donnent aucun argument) le débat se serait éteint si Varga n’avait pas été brutalement attaqué en juillet 1929 à la réunion du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste.
Cette fois, Varga est accusé par un secrétaire de l’Internationale Communiste, Kuusinen « d’emmailloter dans les langes d’une phraséologie marxiste » un « enfant bourgeois » : il nie la paupérisation absolue, il ne voit pas l’inefficacité de toutes les politiques économiques bourgeoises, il doit mettre fin à la « loi de Varga » (ce serait un plagiat de Tugwell, un futur conseiller de Roosevelt…). Le CEIC considère qu’une crise mondiale bat son plein et qu’elle est déjà révolutionnaire…
Varga n’a décidément pas eu de succès avec ses constructions les plus élaborées. Pourtant, malgré une sanction politique sévère (son exclusion du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste), il continue à diriger l’IEMPM et à publier sa chronique trimestrielle (il doit seulement ajouter un encart affirmant que ce qu’écrit le Professeur Varga n’engage pas l’Internationale).
La crise, bien réelle cette fois, qui commence à la fin de 1929 va rétablir sa situation. Pas instantanément : Varga va subir en 1930 et en 1931 au moins deux attaques (Mendelsohn l’associe à Hilferding ; Voznessenski à Luxemburg), mais Staline, pour préparer son discours au XVIIe Congrès du PC(b)R en janvier 1934, consulte Varga qui lui donne les « vrais chiffres » sur la production américaine et mondiale (elle ne baisse plus, le cycle est dans une phase de « dépression », sans reprise de la croissance). Varga peut écrire son livre sur La Crise, économique, sociale, politique (titre français) qui est largement diffusé en prévision du VIIe Congrès de l’Internationale Communiste (Selected Writings, op. cit., chapitre 12 : The Great Crisis and its Political Consequences, p. 700-904).
Dans le paragraphe 6 de ce livre où il conclut sa description des aspects économiques de la Grande Crise, il reprend « chez Staline » l’analyse du « caractère particulier de la dépression » où se trouve l’économie mondiale. C’est évidemment une idée que Varga avait fournie en même temps que les « vrais chiffres » demandés par Staline. Varga conclut en prédisant que cette « dépression » conduira, sans passer par une phase de « prospérité », à une nouvelle crise « plus profonde et plus dévastatrice » que celle de 1929-1932. L’idée de la permanence de la crise prend ainsi une nouvelle forme : la crise est présente réellement dans toutes les phases du cycle. Mais Varga ajoute : la guerre mondiale qui vient et la révolution mondiale interrompront bientôt cet enchaînement… (op. cit., p. 786)
Ce premier « succès » de Varga – dont il abandonne la paternité à un autre – sera le seul et, d’une certaine façon, Varga n’a jamais eu de succès qu’auprès de Staline.
Comme je l’ai déjà dit en survolant les conditions de production de l’œuvre de Varga, pendant la deuxième guerre mondiale, dans l’immédiat après-guerre et encore après la mort de Staline, Varga a toujours été rejeté et menacé du pire par toutes sortes de rivaux. Aucune de ses œuvres n’a imprimé sa marque sur l’idéologie commune post-stalinienne, comme avait pu le faire le livre sur La Grande Crise de 1935 au moment du premier triomphe stalinien.
Reste la véritable réussite du conjoncturiste du mouvement communiste : la continuité de son suivi des affaires économiques du monde jusqu’en 1939 et une autre idée, aussi présente que celle de la permanence de la crise : Varga affirme quasi constamment que la guerre mondiale est pour demain.
Les impérialismes vont à nouveau entrer en guerre est la conclusion principale de toutes les premières brochures de Varga, sauf dans le chapitre 4, sur « la banqueroute de l’Allemagne », où les conséquences désastreuses des réparations imposées à l’Allemagne suffisent pour conforter l’idée que la crise n’est pas à sa fin et que la situation est révolutionnaire (Cf. Selected Writings, op.cit., chapitre 2, p. 254-255 ; chapitre 3, p. 284 ; chapitre 5, pp. 390-392 ; chapitre 6, pp. 411-412 ; chapitre 7, p. 462).
Le chapitre 8 (Essor ou Décadence ? en Russe, écrit en 1924) ne se conclut pas sur la guerre, mais sur une charge contre Hilferding et les réformistes. C’est l’exception la plus notable, sans doute un reflet de la déception après l’échec de la révolution en Allemagne. Dans le chapitre 10 (Economie de la période du déclin du capitalisme après la stabilisation, écrit en 1928) il y a tout un chapitre sur les préparatifs militaires pour la re-division du monde (Selected Writings, op. cit., pp. 616-623), toutes les éventualités sont envisagées. Varga, ici semble en décalage par rapport à Staline qui, depuis 1927, brandissait surtout la menace d’une guerre de l’Angleterre contre l’URSS pour liquider les « complices de Chamberlain » (Trotsky en tête), mais Varga avait très imprudemment annoncé dans ses chroniques le retour de la guerre entre les impérialismes en 1926. Cette expérience avait pu le rendre plus précautionneux.
Après 1933, avec Hitler au pouvoir en Allemagne, la proximité de la guerre est une certitude et elle survient effectivement à partir de 1939 (la « patrie du socialisme » réussissant à obtenir de son pire ennemi un sursis très surprenant). Sur ce terrain et jusqu’à cette date, je crois que toute l’Internationale Communiste était obsédée par la guerre qu’elle attendait autant qu’elle la refusait. Varga est pleinement dans la même obsession et il la nourrit constamment, même s’il est incapable de prévoir de quelle manière l’URSS serait impliquée.
Dans le second après-guerre (il dure 19 ans pour Varga) il y a d’importants changements. Staline a lâché son économiste-conseil à partir de 1947 et Varga, même s’il s’incline toujours à la fin, a multiplié les actes de résistance. Il a formellement cédé sur l’analyse économique du capitalisme en mars 1949, comme je l’ai déjà indiqué, mais dès 1950-1951 il donne un avis de géopolitique nettement discordant dans une commission discutant d’un projet de Manuel d’économie. Sans exclure une troisième guerre mondiale si l’URSS est attaquée, il écrit dans un mémorandum, contre l’avis du Maître, que les impérialismes ne se feront pas la guerre entre eux[14]. Dans l’essai publié en 1964 où il fait allusion à ce débat, il écarte à nouveau le risque de conflit inter-impérialiste si les chefs des Empires ne sont pas des fous comme Hitler (Selected Writings, op. cit., chapitre 28, p. 1096).
La guerre mondiale et la révolution mondiale étaient toujours associées dans les attentes de Varga avant 1939. Après 1945, Varga écrit sur les « démocraties nouvelles » qui naissent là où l’Armée Rouge est arrivée en 1945. Dans le texte repris par les Selected Writings (op. cit., chapitre 19, p. 959) Il dit que ces « démocraties nouvelles » ne sont « ni des Etats capitalistes, ni des Etats socialistes », elles sont « en transition vers le socialisme » avec le « support moral, diplomatique et économique de l’Union soviétique » (op. cit., p. 960). Les adversaires de Varga, en 1947-1948, entendent ici la musique d’une « déviation réformiste » (le mot « gradualisme » est effectivement employé) et accusent Varga de méconnaître le « caractère de classe de l’Etat ». Selon la nouvelle ligne de Jdanov les gouvernements de coalition des partis communistes et bourgeois ne sont plus concevables (sauf s’ils font entrer les « démocraties populaires » dans le « système socialiste » et la dictature du prolétariat). Pour le lecteur d’aujourd’hui, le plus frappant est l’aveuglement volontaire d’un vieux révolutionnaire comme Varga sur le rôle de l’occupation militaire soviétique définie comme un « support moral » contre « les attaques de la réaction extérieure et intérieure ».
Dernière remarque : Varga, après avoir prévu au moins deux fois des crises mondiales de surproduction, attend le début des années 60 pour reconnaître un « changement dans le cycle de la reproduction après la seconde guerre mondiale » (Selected Writings, op. cit., chapitre 29, p. 1097). Il voit avec réalisme la rapidité et la régularité relative de la croissance économique de l’ensemble des pays capitalistes et se distingue heureusement de ses confrères soviétiques « dogmatiques ». Pourtant, il termine l’essai en annonçant qu’une croissance puissante et longue de la production ne « continuerait pas dans le futur » (d’autres économistes bourgeois le disent déjà, souligne-t-il) et dans le dernier paragraphe il glisse les mots « état de crise perpétuelle » pour caractériser la situation de quelques branches anciennes de la production industrielle, expression de « l’approfondissement de la crise générale du capitalisme » (op. cit., p. 1126). Cette tentative pour retrouver la continuité de ses analyses des années 30 me semble artificielle.
Dans l’ensemble, les travaux de Varga après la seconde guerre mondiale et avec sa longue disgrâce sont entravés par les pesantes contradictions des régimes soviétiques staliniens et post-staliniens.
Elmar Altvater écrivait en 1969 qu’il était possible de reconstituer le processus de la stalinisation en faisant le compte des citations de Staline et des dénonciations dans les publications de Varga. C’est une affirmation à nuancer : quand Varga cite le discours de Staline sur la « dépression d’un genre particulier », il donne du poids aux conseils qu’il a lui-même donné au Maître… Les recherches biographiques d’André Mommen montrent un Varga capable de se défendre et n’acceptant jamais complètement la plupart des critiques et des condamnations qu’il avait été contraint de s’infliger lui-même à partir de 1929. Mais un des pires effets du stalinisme est la rupture de la continuité de l’histoire de la révolution, transformée en une tendance expansionniste soviétique paralysant les développements de la culture marxiste des révolutionnaires.
Quelle sorte de marxiste est ce bolchevik d’adoption ?
L’œuvre de Varga, nous parvient à travers des filtres qui brouillent sa lecture. Varga a participé aux joutes idéologiques et politiques du mouvement communiste où s’affrontaient des « guerriers » peu regardants sur les moyens de leurs polémiques. Dans le contexte d’un parti-armée révolutionnaire, on cherche d’abord où se trouve celui qui parle dans l’éventail politique avant d’écouter ce qu’il dit. Varga a eu une longue carrière et toutes les étiquettes lui ont été collées : droitier, gauchiste, centriste, luxemburgiste avoué ou honteux, boukhariniste, disciple de Tougan-Baranovsky, suppôt du capitalisme organisé de Rudolf Hilferding, etc. sans oublier technocrate ou professeur bourgeois et in fine stalinien ou précurseur du révisionniste Khrouchtchev… Comment s’y retrouver ? Les spécialistes de l’histoire du mouvement ouvrier et communiste qui ont démêlé l’écheveau, en particulier Richard B. Day qui a tout lu et qui est la source inépuisable et irremplaçable de la recherche sur l’histoire des idées économiques du communisme, ont classé et rangé comme ils ont pu, et Varga leur a toujours un peu échappé. Day a utilisé systématiquement une grille de lecture approximative : Hilferding et Luxemburg représentaient avant guerre deux points de vue nettement opposés sur la question des crises, de l’impérialisme et du destin du capitalisme ; il s’est dit qu’il retrouverait sûrement les traces de ces deux inspirations (au moins quelques analogies) dans les débats d’après guerre (il y a effectivement des traces). Day a des difficultés pour classer Varga. Il l’associe le plus souvent à un « néo-luxemburgisme » (sous-consommation et épuisement des débouchés, catastrophisme, etc.), mais il ne peut pas ignorer que Varga est aussi un disciple d’Hilferding (et de bien d’autres maîtres). André Mommen a parfois été trop influencé par le filtrage de Richard Day.
Je suis certain que Varga n’est pas un « luxemburgiste » car il adhère à la « loi des débouchés » qui est la base de sa théorie du marché : la demande du produit d’une industrie quelconque provient des offres de toutes les autres industries[15]. Cette doctrine classique que Say a idéologisée (les produits s’échangent contre les produits, etc.) est acceptée et dynamisée par Marx (l’accumulation est une surproduction qui se réalise). Luxemburg la refuse (comme Malthus avant elle) parce que, selon elle, la survaleur ne peut être réalisée que s’il existe une demande préalable extérieure à la sphère de la production capitaliste. Luxemburg pensait avoir mis le doigt sur une inconséquence de Marx (qui en a forcément commis quelques unes)[16].
Une opposition théorique aussi nette, dont tout le monde était averti par les protestations de Varga chaque fois qu’il était question de son « luxemburgisme », aurait dû régler le problème[17]. Cependant il existait un terrain de rencontre, celui des analyses historiques où se construisent des faits et des interprétations. Luxemburg consacre la troisième partie de son livre sur L’accumulation du capital aux « conditions historiques de l’accumulation ». On y trouve, par exemple, des chapitres sur la lutte des capitalistes contre « l’économie naturelle », puis contre « l’économie paysanne ». Les formes anciennes de la production sont amenées à s’ouvrir de plus en plus au marché jusqu’à sa forme capitaliste achevée. Pour elle ce phénomène s’analyse comme la capture par le capitalisme d’une demande extérieure à la sphère de la production capitaliste. Une fois ces conquêtes achevées le capitalisme rencontrera ses limites : un pur capitalisme ne trouve pas d’acheteurs pour la survaleur. Dans les chroniques et les rapports de Varga il est souvent question du passage d’une économie paysanne auto-consommatrice à une agriculture spécialisée intégrée au marché national, voire mondial. Conformément à la loi des débouchés lorsque les agriculteurs se spécialisent et réduisent leur auto-consommation, la taille du marché national augmente plus vite que la production puisqu’elle profite de la croissance de l’interdépendance des producteurs et les débouchés sont plus faciles à trouver. Si le processus s’interrompt ou se ralentit, la loi des débouchés implique un arrêt ou un ralentissement de l’ouverture du marché et des débouchés plus difficiles à trouver. Le capitalisme se heurte à une de ses limites. Dans la comparaison que j’esquisse ici il y a un terme commun (une limite du système capitaliste est activée ou désactivée) et un phénomène concret commun (des débouchés s’ouvrent ou se ferment), mais les théories qui expliquent les phénomènes et justifient les conclusions restent obstinément aux antipodes. Des contradicteurs emportés dans des polémiques, et les historiens des idées qui les ont suivis, ont donc dit trop souvent que Varga se ralliait à Luxemburg ou « répétait » ses théories en confondant les faits dont ils parlaient avec leurs interprétations théoriques… Reste à comprendre pourquoi Varga est aussi absolument « sous-consommationiste », en particulier lorsqu’il énonce la « loi de Varga ».
Le « sous-consommationisme » de Varga est apparemment celui de Marx, mais d’un Marx qui se serait arrêté à l’assimilation des découvertes de Sismondi (ce Marx a peut-être existé car, dans le Manifeste de 1848, le jeune Marx ne rejette que les recommandations réformistes de Sismondi). Dans cette perspective, la tendance fondamentale du capitalisme qui aboutira toujours à une crise est ce que Marx appelle la loi générale de l’accumulation[18] Cette loi se manifeste dans un modèle pur de l’économie capitaliste lorsqu’un accroissement de l’offre de produits pour la consommation, résultat de l’accumulation, se révèle excessif pour la demande parce qu’il n’est pas accompagné dans la même proportion par le volume des salaires et par la consommation des capitalistes qui ont préféré convertir leur revenu en capital. Cette « disproportion effrayante entre les productions et la consommation » que Sismondi est le premier à observer et à dénoncer en 1819 se résout dans les crises périodiques de surproduction générale. Varga, lorsqu’il observe – croit-il – que pour la première fois le nombre des travailleurs productifs diminue aux Etats Unis, interprète ce fait comme le développement de la loi générale de l’accumulation dans une économie qui est dominée par les « monopoles » et qui est ce qui s’approche le plus du capitalisme pur. Si l’économie américaine annonce l’avenir du capitalisme, on peut dire que pour Varga la loi générale de l’accumulation va devenir « absolue » et, avec la surproduction continuelle de force de travail, l’armée de réserve des chômeurs s’accroîtra indéfiniment. La question qui est posée est évidemment celle de la destruction de la classe ouvrière. Elle avait déjà été soulevée par la guerre mondiale et elle était au cœur de l’idéologie des Bolcheviks dont la raison d’être était la résistance à la guerre et à ses destructions. Pour moi, la « loi de Varga », qui est le sommet de sa réflexion théorique, s’éloigne sans doute de la lettre de Marx, comme tous ses critiques l’ont observé, mais beaucoup moins de son esprit dans la mesure où, comme Marx, il reprend la critique sismondienne du capitalisme pour la radicaliser. La différence tient au style bolchevik : la polarisation de la richesse et de la pauvreté est excessive et il faut renverser ce système qui va jusqu’à s’en prendre à la vie des travailleurs. C’est un enjeu plus dramatique que celui de la justice sociale ou de l’exploitation.
Cependant tous les économistes soviétiques qui s’expriment pendant l’entre deux guerres sont presque aussi sous-consommationistes que Varga, même lorsqu’ils sont de purs adeptes de l’école « disproportionaliste » qui impute la crise à l’anarchie de la production capitaliste, comme par exemple Pavel V. Maksakovsky que Richard B. Day a republié chez Brill en 2004. Pour Maksakovsky aussi, les crises cycliques surviennent parce que se forme une disproportion entre la capacité d’absorption des consommateurs (trop ralentie) et la production sociale (trop accélérée). Cette unanimité remarquable s’explique, selon moi, par un a priori politique, un lieu commun de l’époque, selon lequel les salaires ne pourront jamais augmenter parce que les capitalistes ne sont pas des imbéciles qui sont capables d’abandonner sans nécessité une partie de leur survaleur aux ouvriers, pour pouvoir ainsi leur vendre plus de marchandises. On pourrait forcer les patrons à payer plus, mais tant que le rapport des forces leur sera défavorable les salariés seront paupérisés et la consommation traînera derrière la production… Si cette hypothèse est vraie et constitue un fait, on peut s’attendre, quelque soit la théorie mobilisée, à une série de catastrophes, de conflits et de luttes, donc à un moment favorable aux initiatives stratégiques.
Notes
[1] Son cas est semblable à celui des « mencheviks internationalistes », comme les économistes Bazarov et Larine, qui s’étaient alliés aux bolcheviks en octobre-novembre 1917 et les avaient rejoint complètement un an plus tard. Eux aussi étaient convaincus avant 1917 que « le capitalisme d’Etat » (Larine), « l’organisation militaire de la production » (Bazarov) – des expressions équivalentes à celle de Varga (« le capitalisme organisé dirigé par l’Etat ») – était la preuve de la possibilité d’une « économie communiste » centralisée.
[2] Traduction française de 1922 ; la traduction anglaise de 2020 dit, Selected Writings, op. cit., p. 126 : a centrally organised economic leadership is no utopia anymore, but arising from necessary relations, hence its tasks can be fulfilled by using the actual social expedients. [je souligne la phrase dont le sens se rapproche de la traduction française]
[3] Préface non traduite dans Selected Writings, op.cit. ; disponible sur le site de MIA (français).
[4] Sauf Lénine (d’abord brièvement, en 1918, lorsqu’il se plaint parce que la révolution ne fait même pas la tâche du capitalisme d’Etat, puis au moment de la NEP), aucun Bolchevik, et Varga avec eux, ne pourra jamais penser et dire que le « socialisme » pourrait être d’abord un « capitalisme d’Etat » dirigé dictatorialement… C’est Boukharine qui refuse le plus l’usage de ce mot. A. Bogdanov, en 1917, avait aperçu où était le défaut de la position « maximaliste » des Bolcheviks. Dans sa brochure Les questions du socialisme, il montrait que le « communisme militaire de consommation » était à la base de la forme de socialisation de l’économie qu’on nommait « capitalisme d’Etat » (de guerre) car, sous la pression de la guerre, le communisme de consommation de l’armée s’était étendu au reste de la société. Voici le résumé de son analyse : « C’est ainsi que naît le « capitalisme d’État » moderne, une organisation de la société, tant dans son origine que dans sa signification objective, tout à fait similaire à l’organisation créée dans les villes assiégées. Son point de départ et la base des formes qu’il développe sont le communisme militaire de consommation ; sa force motrice est la destruction progressive de l’économie sociale ; sa méthode d’organisation est le rationnement, la limitation, réalisée de manière autoritaire et coercitive. » Il ne s’agit donc pas, comme le croient les « maximalistes », d’une forme intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme, mais entre le capitalisme et le militarisme (de consommation), une caricature du socialisme. Il faut lire ce texte de Bogdanov de 1917 et creuser le concept de « communisme militaire de consommation » !
[5] Dimitrov rapporte des propos de Staline dans son journal du 7 avril 1934 : « Pour mon rapport, j’ai appelé Varga pour lui demander quelques chiffres sur la crise. Il m’a demandé avec étonnement et frayeur : Quels chiffres ? Les chiffres qui existent, ai-je répondu. Les vrais chiffres ? Oui, évidemment, les vrais ! Il m’a apporté les chiffres. Et a respiré avec soulagement. Dieu soit loué, a-t-il dit, il y a encore des gens qui aiment la vérité ! » (Dimitrov, Journal 1933-1949, Edition Belin, 2005, pp. 112-113)
[6] Jules Humbert-Droz, Mémoires, t.2, 1971, p. 9.
[7] Trotsky, L’Internationale Communiste après Lénine, 1969, t. 2, p. 454.
[8] « Les voies et les obstacles de la révolution mondiale », l’Internationale Communiste, 1926, n°12, page 5-19 ; « Le surimpérialisme et la loi du développement inégal du capitalisme », L’Internationale Communiste, 1926, n°4 (d’une nouvelle série…), pp. 259-264. Ces articles sont accessibles sur le site de MIA (français).
[9] Jan Sten, A propos de la question de la stabilisation du capitalisme, La Correspondance Internationale, 1926, n°99, pp. 1099-1102.
[10] Théories sur la plus-value, ES, t.II, p. 592.
[11] Cf. L’internationale Communiste, 1922, n°22, p. 71-74 et n°23, pp. 71-74 ; disponible sur MIA (français). Il rappelle d’un mot sa proposition dans le rapport pour le IVe Congrès de l’Internationale Communiste (Cf. Selected Writings, op.cit., chapitre 7, p. 424).
[12] Le rapport oral de Varga au Ve Congrès est disponible sur MIA français
[13] La Correspondance Internationale, 26 juillet 1924, pp. 523-524. Ve Congrès de l’Internationale Communiste, 15e séance – Discours de clôture de Varga. (disponible sur MIA français).
[14] André Mommen, Stalin’s Economist, op. cit., p. 205.
[15] A. P. Lerner (article de 1939), cité par J. A. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, NRF, 1983, t. II, p. 325. Varga le dit à sa façon, par exemple dans Selected Writings, op. cit., chapitre 10, p. 591 : « the total purchasing power of society » est potentiellement égal au « total annual product ». Mais l’anarchie capitaliste et l’antagonisme des classes détruisent cet équilibre et provoquent les crises de surproduction.
[16] Cette question a été discutée entre 1913 et 1925, mais les résultats, totalement défavorables à Luxemburg, sont tombés dans l’oubli pour être redécouverts et à nouveau oubliés…
[17] Cf. par exemple, Selected Writings, op. cit., chapitre 8, p. 467, note 5 ; André Mommen, dans son Introduction, (Selected Writings, op. cit., p. 47, n. 134), cite aussi un discours au VIe Congrès de l’Internationale Communiste où Varga rejette l’idée que la réalisation de la survaleur dépende d’une demande extérieure à la sphère capitaliste).
[18] « Accumulation de richesse à un pôle, c’est égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d’ignorance, d’abrutissement, de dégradation morale, d’esclavage, au pôle opposé, du côté de la classe qui produit le capital même » (Le Capital, ES, t. 3, p. 88). A comparer à : « La multiplication indéfinie des pouvoirs productifs du travail ne peut donc avoir pour résultat que l’augmentation du luxe ou des jouissances des riches oisifs », (Sismondi, cité dans Le Capital, op. cit., p. 90) et « les salariés eux-mêmes en coopérant à l’accumulation des capitaux productifs, contribuent… à l’événement qui tôt ou tard doit les priver d’une partie de leur salaire », (Cherbuliez, disciple de Sismondi, cité dans Le Capital, op. cit., p. 90). Marx n’objecte rien à ces deux phrases.