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Noam Chomsky : Regard sur la politique étrangère américaine
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» Noam Chomsky : Regard sur la politique étrangère américaine (les-crises.fr)
Les événements se succèdent à un rythme accéléré. Face à une escalade alarmante des tensions dans le monde, nous avons demandé à Noam Chomsky ses réflexions actuelles.
Source : New Age Opinion, John Rachel
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Les événements se succèdent à un rythme accéléré. Face à une escalade alarmante des tensions dans le monde, nous avons demandé à Noam Chomsky ses réflexions actuelles.
Noam Chomsky n’a pas besoin d’être présenté. Il a consacré sa vie entière à dénoncer les abus de pouvoir et les excès de l’empire américain. À 94 ans, il est toujours activement engagé dans le débat national. Nous sommes, bien sûr, honorés qu’il ait pris le temps de nous parler et de nous faire part de son point de vue.
Nous nous concentrons sur les réalités de la lutte internationale pour le pouvoir qui se déroule en temps réel, en abordant spécifiquement le rôle des États-Unis dans les tensions et leur capacité à les réduire. Nous recherchons des idées de changement de paradigme pour améliorer les perspectives de paix. Ses réponses ci-dessous sont exactement celles qu’il a fournies.
Voici ce que Noam Chomsky avait à dire.
John Rachel : Nous entendons beaucoup de termes et d’acronymes. « État profond »… « MIC »… « secteur FIRE »… « élite dirigeante »… « oligarchie »… « néoconservateurs ». Qui définit et fixe réellement les priorités géopolitiques de l’Amérique et détermine notre politique étrangère ? Pas « officiellement ». Pas constitutionnellement. Mais de facto.
Noam Chomsky : Il y a 250 ans, aux premiers jours du capitalisme d’État moderne, un analyste britannique astucieux a donné une réponse simple à cette question. Il a dit que les marchands et les fabricants d’Angleterre sont les « maîtres de l’humanité ». Ils sont les « principaux architectes » de la politique gouvernementale et veillent à ce que leurs propres intérêts « soient particulièrement pris en compte », quel que soit l’impact « douloureux » sur les autres, y compris sur le peuple anglais, mais surtout sur les victimes de « l’injustice sauvage des Européens » à l’étranger. Il se préoccupe particulièrement des victimes des crimes sauvages de l’Angleterre en Inde, qui n’en étaient alors qu’à leurs débuts.
La description d’Adam Smith a beaucoup de mérite. Nous en voyons constamment des exemples. Un exemple morbide est la COP 27 qui vient de s’achever et qui a « voté pour l’enfer mondial », comme l’a résumé un écrivain scientifique australien. Le premier contingent présent à la réunion venait des Émirats arabes unis, un leader naturel dans la campagne visant à mettre fin à l’utilisation des combustibles fossiles, comme nous devons le faire si nous voulons survivre. Le second était composé de lobbyistes des industries des combustibles fossiles, veillant à ce que leurs intérêts soient « particulièrement pris en compte », quelles que soient les conséquences « graves » sur le monde.
Rien n’est aussi simple, bien sûr, mais l’image de Smith, modifiée pour l’ère moderne, est une bonne première approximation.
John Rachel : Nous avons connu des décennies de tensions internationales. Les développements récents ont vu une forte escalade dans le potentiel d’une guerre majeure. Les États-Unis ne peuvent apparemment pas être en paix. Les « menaces » contre la patrie sont censées augmenter en nombre et en gravité. La trajectoire de nos relations avec le reste du monde semble être orientée vers de plus de confrontations, plus d’ennemis, plus de crises, plus de guerres.
Noam Chomsky : Comme un certain nombre de personnes l’ont souligné, y compris l’ancien président Carter, les États-Unis sont un pays rare, sinon unique, qui a été en guerre presque sans interruption depuis sa fondation, toujours confronté à des menaces colossales, depuis que « les Indiens sauvages sans pitié » de la Déclaration d’indépendance ont attaqué d’innocents colons anglais.
L’intellectuel anti-guerre Randolph Bourne, vilipendé et marginalisé pendant l’hystérie de la Première Guerre mondiale, décrivait la guerre comme « la santé de l’État ». Il s’agit peut-être plus exactement de la préparation à la guerre, qui stimule énormément l’économie avancée, comme l’a montré de manière spectaculaire la Seconde Guerre mondiale, lorsque la production manufacturée a presque quadruplé dans l’économie dirigée par l’État. Dans les années suivantes, la presse économique a reconnu que les dépenses sociales pouvaient remplacer le stimulus de la préparation à la guerre, mais avec des inconvénients. Elles profitent aux mauvaises personnes, à la population en général plutôt qu’au secteur des entreprises. Elles encouragent la démocratie et la participation du public au processus décisionnel. Les gens ont des opinions sur les hôpitaux et les écoles, mais pas sur la prochaine génération de bombardiers à réaction. Il a donc été reconnu, en toute franchise, qu’un énorme budget militaire serait le meilleur moyen de soutenir une économie axée sur le profit dans une société où la démocratie formelle est limitée, l’idéal. Il y a eu beaucoup d’autres occasions de ce genre.
John Rachel : Le monde est-il vraiment à ce point rempli d’agresseurs, de mauvais acteurs, d’adversaires impitoyables ? Ou y a-t-il quelque chose dans nos propres politiques et attitudes envers les autres pays qui nous met en désaccord avec eux, rendant ainsi la guerre inévitable et la paix impossible ?
Noam Chomsky : Il y a beaucoup d’agresseurs et de mauvais acteurs. Il y a une dizaine d’années, Gallup International a inclus dans ses sondages la question suivante : « Quel est le pays qui représente la plus grande menace pour la paix dans le monde ». Le résultat n’a apparemment pas été rapporté aux Etats-Unis. Je l’ai trouvé sur la BBC. Et Gallup ne semble pas avoir refait cette erreur. Loin derrière, en deuxième position, se trouve le Pakistan, un résultat probablement gonflé par le vote indien.
John Rachel : Nos dirigeants parlent sans cesse de nos « intérêts nationaux » et de notre « sécurité nationale », nous avertissant que les deux sont constamment attaqués. Pourtant, nous dépensons plus que les neuf pays suivants réunis pour notre armée. Pourquoi ces dépenses colossales ne semblent-elles jamais suffisantes ?
Noam Chomsky : Pour les raisons mentionnées. Les termes « intérêt national » et « sécurité » ont des significations techniques. Non pas l’intérêt et la sécurité de la population, mais ceux des « maîtres de l’humanité » actuels, les principaux architectes de la politique. Et la sécurité des doctrines dominantes face à la remise en question et au défi.
Encore une fois, rien n’est aussi simple, mais c’est une première approximation étonnamment proche.
John Rachel : Il est évident que vous, et les nombreuses personnes qui vous suivent et soutiennent votre travail, pensez que l’orientation de l’Amérique dans la sphère diplomatique et dans les zones de conflit actuelles représente un exercice du pouvoir gouvernemental qui a mal tourné. Pouvez-vous nous décrire dans les grandes lignes les changements spécifiques dans nos priorités et politiques nationales que vous considérez comme nécessaires pour que les Etats-Unis coexistent pacifiquement avec les autres nations, tout en nous protégeant des attaques malveillantes contre notre sécurité et notre place légitime dans la communauté mondiale ?
Noam Chomsky : Nous pourrions commencer par adhérer à la constitution américaine, vénérée mais rarement lue. Elle stipule que les traités conclus par les États-Unis sont « la loi suprême du pays » et doivent être respectés par les représentants élus. Dans les années d’après-guerre, le principal traité, le fondement du droit international moderne, est la Charte des Nations Unies, qui interdit « la menace ou l’usage de la force », sauf dans des conditions qui ne concernent pas les États-Unis. Ce simple commencement augmenterait considérablement notre sécurité – et celle des autres pays du monde. Les vastes sommes dépensées pour la préparation de la guerre pourraient alors être consacrées à la construction d’une société vivable chez nous et à la sécurité réelle, comme la sécurité contre la catastrophe du réchauffement planétaire vers laquelle nous avançons rapidement dans notre folie.
John Rachel : Le grand public, surtout lorsqu’il est conscient des résultats auto-sabotants de nos politiques étrangères et de notre posture militaire actuelles, souhaite clairement moins de guerre et de militarisme, préférant des alternatives plus pacifiques sur la scène mondiale et une plus grande concentration sur la résolution des problèmes domestiques. En tant que militants pacifistes, nous sommes donc plus en phase avec la majorité des citoyens sur les questions de guerre et de paix, que ceux qui sont actuellement au pouvoir.
Que se passe-t-il si nous déterminons que ceux qui façonnent la politique américaine actuelle ne se soucient pas de ce que pensent les citoyens, qu’ils ne nous écoutent tout simplement pas ? Que se passe-t-il si nous concluons que notre Congrès, par exemple, est complètement sourd à la voix du peuple ? Que faisons-nous ? Quelles sont alors nos options ? Quelles sont les prochaines étapes concrètes pour les militants politiques œuvrant pour un avenir pacifique ?
Noam Chomsky : Nous vivons dans des sociétés relativement libres. En exprimant des opinions comme celles-ci, nous ne sommes pas envoyés au Goulag ou dans des chambres de torture. Nous sommes libres d’agir pour faire en sorte que ceux qui élaborent les politiques écoutent la voix de leurs électeurs, et non celle des maîtres de l’humanité, comme ils le font. Il a été bien établi par la science politique académique que la grande majorité des électeurs ne sont pas représentés, dans la mesure où leurs propres représentants ne tiennent pas compte de leurs préoccupations mais répondent aux exigences des maîtres. Au-delà de cela, nous pouvons agir pour créer une arène de discussion ouverte, informée et raisonnée dans laquelle les gens seront libérés des contrôles des institutions doctrinales, qui reflètent la structure du pouvoir privé – des sujets discutés par Orwell entre autres et documentés jusqu’à l’infini.
En bref, nous pouvons travailler à la création d’authentiques sociétés démocratiques, qui le soient dans le domaine de la vie sociale et politique mais également dans le domaine de l’économie, éliminant les maîtres au profit des participants.
DissidentVoice.org, 2 décembre. L’entretien a été organisé par John Rachel, directeur du Peace Dividend Project.
Source : New Age Opinion, John Rachel, 04-12-2022
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises