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École : "Il est presque impossible qu’une institution soit juste lorsqu’elle est insérée dans une société injuste"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
La revue « Germinal » consacre son cinquième numéro à « l'école émancipatrice ». Mêlant analyses froides et témoignages de terrain, elle entend doter la gauche d'une nouvelle doctrine sur le sujet. Agrégée de lettres modernes et doctorante à l'EHESS, Marion Bet a dirigé ce dossier avec Christophe Prochasson. Elle revient avec « Marianne » sur le « socialisme d’éducation ».
Marianne : Depuis quarante ans, nombreux sont ceux qui disent que l’école souffre, mais peu arrivent à dire de quoi exactement. En quoi consiste la crise de l’école ?
Marion Bet :Dans les années 1960, l’école s’est démocratisée : le nombre d’élèves a augmenté, la durée de scolarisation et du niveau de qualification se sont élevés, ce qui est une très bonne chose. Pour autant, l’institution ne parvient pas encore à remplir pleinement sa fonction émancipatrice. Une école qui accomplirait cette fonction, c’est une école où un élève issu de classe modeste ou populaire pourrait réussir au même titre qu’un élève plus favorisé.
C’est loin d’être le cas : les classements Pisa révèlent que la France est l’un des pays où les inégalités socio-économiques pèsent le plus sur les parcours scolaires : 25 % des élèves les plus défavorisés du classement ont quatre fois plus de chances d’être les mauvais élèves du classement. Et puis, dans certaines disciplines, comme en mathématiques, les élèves français présentent de moins bons résultats que dans les autres pays. Toutefois, nous sommes loin de la situation d’effondrement culturel décrite par certains pessimistes ! Il s’agit plutôt d’un mouvement de démocratisation profond, lequel pose de nouvelles difficultés.
Tout d’abord, une crise interne, celle de la profession enseignante. Elle est notamment due à la baisse des salaires des professeurs. Le salaire d’entrée d’un professeur est passé de 2,2 fois le Smic en 1980 à 1,2 fois le Smic en 2022, ce qui dégrade l’attractivité du métier. Mais ce n’est pas la seule raison : la formation des professeurs demeure souvent trop théorique, et arrive tard – lors de l’année de stage.
Notons aussi que le nombre de journées passées en classe est très nettement inférieur aux autres pays de l’OCDE : 144 jours contre 185 en moyenne et parfois plus de 200. Les journées sont chargées et trop peu nombreuses, ce dont souffrent tous les enfants, et surtout ceux des classes populaires. Une autre difficulté rencontrée par l’école publique est la concurrence croissante des établissements privés, où de plus en plus de parents choisissent d’inscrire leurs enfants, parce qu’ils craignent la mixité sociale et le « mauvais niveau » des établissements publics de secteur. Les accommodements avec la carte scolaire permettent également d’éviter certaines affectations. De telles stratégies contribuent à créer une ségrégation scolaire très forte.
À quoi ressemblerait un « socialisme d’éducation », comme vous le prônez ?
Dans la pensée socialiste, l’éducation est vue comme un moyen de former une humanité nouvelle. Pour y parvenir, il faut tout d’abord mettre en œuvre une école qui soit véritablement égalitaire, qui ne reproduise pas les inégalités de classe. C’est très difficile, car il est presque impossible qu’une institution soit juste lorsqu’elle est insérée dans une société injuste. Le socialisme d’éducation considère donc que les réformes de l’école n’ont aucune efficacité si elles ne s’accompagnent pas d’un projet de transformation plus globale de la société.
Le socialisme établit par ailleurs un lien structurel entre émancipation et savoir : c’est par l’acquisition de compétences et de connaissances qu’un individu devient apte à s’extraire des déterminismes sociaux qui pèsent sur lui, ou du moins à les mettre à distance – pour s’en libérer ou les réorganiser, à plus long terme. L’école socialiste entend ainsi développer l’autonomie de jugement, mais aussi doter chaque citoyen d’une grande réflexivité quant aux interdépendances qui structurent la société et forment les individus : la géographie enseigne l’interdépendance entre les nations, la sociologie celle entre les individus, les sciences naturelles entre un environnement et les personnes, etc.
Cet apprentissage est d’autant plus décisif qu’il permet de défaire l’illusion que nous sommes des atomes isolés, capable de vivre en parfaite autosuffisance individuelle, sans mécanismes de solidarité. L’école socialiste constitue au contraire une initiation au point de vue sociologique sur soi-même, et repose sur une vision de la société comme un tout relationnel, où chaque individu entretient des liens structurants et nécessaires avec des groupes, des milieux et des espèces.
Quels seraient les premiers grands chantiers pour y arriver ?
Tout d’abord, il faut revaloriser les métiers de l’éducation, dans un mouvement caractéristique du socialisme de lutte pour la juste rémunération du travail. Il faut également améliorer la formation des professeurs, en veillant à instaurer un meilleur équilibre entre la connaissance théorique et la pratique. On peut aussi envisager de développer la formation continue et de favoriser des évolutions de carrière plus ouvertes.
Un autre champ concerne le temps passé à l’école : il serait bien de le porter progressivement au moins à 190 jours par an – en contrepartie d’une revalorisation salariale conséquente des professeurs –, de réduire les journées de cours, et de consacrer du temps et des moyens au développement de toutes les capacités des élèves, notamment artistiques et sportives. Un tel projet requiert bien sûr un investissement national. Il ne peut relever du seul ressort des établissements et des communes.
Sans doute faudrait-il aussi revoir la répartition budgétaire : en France, la plupart des crédits sont alloués au lycée, au détriment du primaire et de la maternelle. Nous dépensons 9 % de moins pour les plus jeunes et 30 % de plus que la moyenne de l’OCDE pour son lycée. Il faudrait faire l’inverse !
Enfin, j’évoquais tout à l’heure l’enseignement professionnel. Un autre problème présenté par cette filière, c’est qu’elle évacue de plus en plus l’enseignement des matières générales. Il est pourtant décisif de continuer à former les élèves sur ce plan, notamment pour qu’ils développent des compétences intellectuelles, transversales et durables, qui faciliteront l’acquisition de compétences futures : formations, reconversions, etc. Cela est d’autant plus nécessaire que le marché du travail est marqué par l’obsolescence continue des savoir-faire techniques et par des mobilités professionnelles incessantes. Or, en l’état, le manque de formation scolaire condamne certains individus à occuper toute leur vie la même position, alors qu’ils aspirent à progresser.