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Georges Labica, philosophe marxiste irréductible
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Georges Labica, philosophe marxiste irréductible - CONTRETEMPS
À l’occasion de la récente mise en ligne d’un grand nombre de textes de Georges Labica sur la section française du site Marxists Internet Archive, Contretemps publie cette présentation de l’auteur par Stathis Kouvélakis, suivie d’un texte de Georges Labica de 1990 intitulé « Écologie et lutte de classes ».
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La mise en ligne d’une partie significative des travaux de Georges Labica est une occasion tout autant qu’une invitation à (re)lire, ou, sans doute faudrait-il dire : à découvrir, l’œuvre de ce philosophe marxiste et militant communiste. À découvrir au sens où celle-ci nous confronte immédiatement à un paradoxe : bien qu’ayant marqué l’histoire du marxisme en France, la figure de Labica a connu une longue éclipse, dont elle ne sort que très progressivement. Point de référence central dans les débats marxistes francophones des années 1980 et 1990[1], sa visibilité s’est en effet effacée au fil des ans, au point que la publication, peu avant sa disparition, de son ouvrage majeur Théorie de la violence est passée presque inaperçue[2]. À cette époque, la quasi-totalité de ses publications avait quitté depuis un certain temps les rayons des libraires, y compris le Dictionnaire critique du marxisme dont il fut, avec Gérard Bensussan, le codirecteur, un volume qui avait pourtant connu un écho important et plusieurs réimpressions et traductions dans les années 1980 et 1990[3]. Le seul colloque qui lui a été consacré s’est tenu, en 2010, à Alger[4], où il passa une partie décisive de sa vie, et les études qui lui sont consacrées restent rares à ce jour[5]. Un ouvrage remarqué, qui offre une riche cartographie de la pensée critique des dernières décennies[6], notamment celle portée par des philosophes français issus du marxisme des années 1960-1970 (Badiou, Balibar, Rancière), ne lui consacre pas une seule ligne.
Il a fallu attendre les années 2010 pour que s’amorce une timide sortie du purgatoire. Deux rééditions d’ouvrages parus dans les années 1980, puis, plus récemment, celle de Théorie de la violence[7]. D’autres sont prévues, en particulier celle du Statut marxiste de la philosophie, dont la traduction anglaise est également en cours de réédition, peut-être son œuvre majeure et pourtant peu diffusée car victime dès sa parution de mésaventures éditoriales[8]. Enfin, la mise en ligne de plusieurs dizaines de ces textes, y compris de certains ouvrages, rend pour la première fois accessible à un large public une partie significative de son œuvre. Toutefois, une autre partie reste à exhumer : son travail sur la pensée arabo-musulmane, dont la pièce-maîtresse est l’ouvrage de 1968 sur Ibn-Khaldoun[9], témoignage de la trace profonde qu’a laissée sa participation active à la lutte de libération nationale du peuple algérien – il collabora notamment à l’organe du FLN El Moudjahid – et son rôle dans la réorganisation du département de philosophie de l’université d’Alger après l’indépendance[10].
Revenons brièvement sur l’éclipse prolongée de Labica de la scène intellectuelle française. S’agissant d’un penseur marxiste, elle est tout sauf une exception. Citons le cas de figures de générations antérieures, comme Henri Lefebvre, Lucien Goldman, Pierre Naville et Nicos Poulantzas, ou d’autres encore qui, comme lui, ont produit l’essentiel de leur œuvre à partir des années 1980 : André Tosel, Jean Robelin, Michel Vadée, Solange Mercier-Josa, Tony Andréani ou Jacques Texier pour n’en citer que quelques-uns. Les comparaisons internationales sont à cet égard instructives : Poulantzas et Lefebvre n’ont cessé d’être édités, lus et commentés dans les mondes anglophone et hispanophone mais pas dans le pays où ils ont vécu et travaillé. Inversement, les figures majeures du marxisme anglophone des décennies 1980-1990 (Stuart Hall, Fredric Jameson, David Harvey, Terry Eagleton pour n’en citer que quelques-uns), sans même parler de celles appartenant à d’autres aires linguistiques, n’ont pas connu de véritable réception française : leur œuvre n’est, à ce jour, que très partiellement traduite, et, pour autant qu’elle l’est, avec un décalage de plusieurs décennies, et cantonnée dans les marges du paysage éditorial. La raison de ce phénomène aussi flagrant que rarement étudié est pourtant assez évidente : l’antimarxisme et l’anticommunisme virulents qui ont déferlé depuis la fin des années 1970 et transformé Paris, du moins pour tout une période, en « capitale de la réaction intellectuelle européenne » selon la formule cinglante de Perry Anderson[11].
Cependant, au sein même de cet environnement hostile, Labica a payé un prix plus élevé que d’autres, ce qui nécessite quelques explications supplémentaires.
Première circonstance aggravante, une certaine pratique d’auto-effacement qui, comme l’a bien montré Thierry Labica[12], se déploie sur deux plans. D’abord, celui du primat donné à l’étude serrée des textes, donc à un retrait pédagogique de l’interprète à leur profit, en guise d’invitation à leur lecture. Cet effet est accentuée par le choix à contre-courant, « inactuel », voire, pour certains, sulfureux, tant des auteurs que des problèmes étudiés. Citons, à titre indicatif, Lénine, Labriola, Robespierre pour les premiers, la violence, la question révolutionnaire et l’impérialisme pour les seconds. À cela s’ajoute le faible intérêt de Labica pour le sort de ses propres publications, souvent victimes des mésaventures éditoriales que la pensée marxiste a rencontrées dans le domaine de l’édition.
Nous en venons ainsi au nœud du problème. Labica continue de payer la conduite de vie qui le rendait déjà si peu commode de son vivant : de n’avoir jamais renoncé à ce qu’André Tosel a appelé la « leçon de maintien marxiste », d’être resté l’« un des rares intellectuels marxistes et communistes qui en France ont su sans se renier maintenir le cap au sein de la tempête déchaînée par le capitalisme mondialisé »[13]. Pour lui, si l’activité du penser exige des concepts, elle exige tout autant de « s’exposer soi-même à ce qui arrive dans le monde, à ce qui nous arrive, en se risquant soi-même à penser avec ou depuis cette exposition »[14]. Labica a ainsi déployé un art du contretemps dans une conjoncture particulière, qu’il convient de préciser brièvement. Bien qu’il ait commencé à publier et à enseigner à l’université dans les années 1960 – mais hors de France, dans l’Algérie nouvellement indépendante – , l’essentiel de son œuvre et son activité intellectuelle s’inscrivent dans une période où le marxisme est en crise et se voit expulsé sans trop de ménagement du champ des positions intellectuelles légitimes, en particulier dans l’université, ou encore dans l’édition. Ainsi, bien que, souvent, leur aîné en âge, Labica a dû faire face à un environnement autrement plus hostile que celui qui a permis aux marxistes français des années 1960 et 1970 – on peut penser par exemple au « premier cercle » des normaliens autour d’Althusser – d’atteindre une reconnaissance ininterrompue depuis les années 1960, au-delà même des frontières de l’hexagone.
La deuxième raison est liée à la singularité théorique de Labica, qui ne peut pas être facilement rattachée à une quelconque « école de pensée » tout en étant elle-même marquée par les débats acharnés qui ont animé le marxisme – principalement français – des années 1960 et 1970. Souvent considéré, surtout dans les années 1970, comme « althussérien », le caractère distinctif de son orientation n’a pourtant cessé de s’affirmer au fil de ses travaux. En résonance avec des pans de la pensée d’Althusser aussi bien que de Lefebvre, de Bloch ou de Labriola, Labica n’a cessé de creuser le sillon de la « sortie de la philosophie », cette Ausgang dont il cherchait le protocole fondateur dès le cheminement de Marx et Engels, en premier lieu celui qui les conduisit à l’Idéologie allemande. « Pour un marxiste, pas de philosophie », tel fut son mot d’ordre constant, pied de nez à toutes les entreprises d’élaboration d’une « philosophie marxiste » (ou pour le marxisme) qui, d’Engels à Lukacs et Althusser, ont jalonné son histoire. Ce mot d’ordre est toutefois à comprendre non comme un aplatissement scientiste de la théorie mais comme un appel à débusquer les illusions autofondatrices de la pensée, à la confronter aux questions qu’elle s’évertue à esquiver et à l’ouvrir au grand vent de la politique et de la lutte des classes.
Il en a résulté une œuvre a-systématique, que ce soit au sens du système philosophique ou même celui d’une construction conceptuelle ordonnée, animée par une passion essentiellement critique, qui associe l’attention aux concepts à leur historicité et assume l’ambition scientifique du matérialisme historique tout autant que son caractère partisan, son « esprit de scission ». Elle se déploie autour d’une étude approfondie de l’œuvre de Marx et d’Engels, du devenir historique du marxisme, et de notions situées au croisement de la philosophie, de la théorie politique et des conjonctures (l’égalité, la violence, l’idéologie, le politico-religieux, l’européocentrisme) – sans oublier de très nombreuses interventions plus directement politiques. L’ensemble de ces pistes conduisent à la question de la révolution, expérience de pensée inscrite dans l’histoire et tâche pratique toujours à reprendre. Se dessinent ainsi les contours d’une anti- (ou de méta-) philosophie, qui, à l’écart des académismes et des modes intellectuelles, n’a cessé de proposer des parcours du champ philosophique pour en réinventer les voies de « sortie » adéquates aux conjonctures politiques et théoriques.
Une telle démarche n’a jamais été dans l’air du temps. Labica en était conscient, et, d’une certaine façon, il n’en avait cure. À cet égard, le titre du colloque d’Alger qui lui a rendu hommage lui convient parfaitement : « un philosophe en colère », en colère contre un monde plus que jamais intolérable. Mais on peut penser que lui convient tout autant cette expression par laquelle Maximilien Robespierre, l’une de ses figures de prédilection, à laquelle il a consacré un remarquable essai, se désignait lui-même : « le surveillant incommode »[15]. C’est dans cette irréductibilité – celle là-même pour laquelle un Daniel Bensaïd avait, de son côté, proposé quelques « théorèmes de la résistance à l’air du temps »[16] – qu’il convient, à notre sens, de chercher ce qui peut nous le rendre de nouveau proche. Et même nécessaire.
*
Illustration : Georges Labica, 1980. Photographie de Thierry Labica.
Notes
[1] Cf. sur cette période la récente thèse doctorale d’Antoine Aubert, Devenir(s) révolutionnaire(s) : enquête sur les intellectuels « marxistes » en France (années 1968 – années 1990). Contribution à une histoire sociale des idées, Université Panthéon-La Sorbonne Paris 1, 2020, disponible en ligne.
[2] Georges Labica, Théorie de la violence, 1ère édition : Paris-Naples, Vrin-La Città del Sole, 2007.
[3] Georges Labica, Gérard Bensussan (dir.), Dictionnaire critique du marxisme, 1ère édition : PUF, 1982 ; 2e édition augmentée, PUF, 1984 ; rééditions : Paris, PUF, collection Quadrige, 1999, 2001.
[4] Georges Labica, un philosophe en colère, Actes du colloque international, Alger 15-16 février 2010, coordination et présentation d’Omar Lardjane, Alger, Centre National de Recherches Préhistoriques, Anthropologiques et Historiques, 2012.
[5] Signalons néanmoins, outre les riches études regroupées dans les actes du colloque d’Alger : Stathis Kouvélakis, « Georges Labica, parcours d’un intellectuel communiste », Contretemps, nouvelle série, n° 3, 2009, p. 95-98 [en ligne] ; Stathis Kouvélakis, « Le concept de révolution chez Georges Labica », Période, 13 octobre 2016 [en ligne] ; Thierry Labica, « Préface », in Georges Labica, Robespierre. Une politique de la philosophie, Paris, La fabrique, 2013 [en ligne] ; Mohamed Moulfi, « Georges Labica, un althussérisme au-delà d’Althusser », Décalages. Journal of Althusserian Studies, vol. 2, n°3 [en ligne] ; André Tosel, « La leçon de maintien marxiste de Georges Labica », L’Humanité, 16 février 2009.
[6] Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, Paris, La Découverte, 2017 (1èreédition : 2010).
[7] En 2013, Robespierre, une politique de la philosophie est réédité aux éditions La fabrique (1ère édition : PUF, 1990), puis, l’année suivante Karl Marx. Les Thèses sur Feuerbach chez Syllepse (1ère édition : PUF, 1987). En 2020, Théorie de la violence est réédité aux éditions Delga.
[8] Paru en 1976 aux éditions Complexe, dans la collection créé par la revue Dialectiques, en association avec les PUF, censées se charger de la diffusion en France, laquelle ne s’est jamais réellement concrétisée. La collection s’est arrêtée après un nombre limité de titres (dont Le cahier bleu de Lénine, qui contient ses notes préparatoires à L’Etat et la révolution, préfacé et édité par Georges Labica).
[9] Politique et religion chez Ibn Khaldoun. Essai sur l’idéologie musulmane, S.N.E.D., Alger, 1968. On trouvera néanmoins en ligne son ouvrage consacré à Ibn Tufayl (Ibn Tufayl, le philosophe sans maître) et plusieurs articles consacrés à la question du politico-religieux.
[10] Militant du PCF dès 1954, Georges Labica est en poste au lycée Bugeaud d’Alger. Il entre rapidement en contact avec les réseaux du FLN, ce qui lui vaudra par la suite une « condamnation à mort » par l’OAS. Il vit en Algérie jusqu’en 1968 et enseigne à l’université d’Alger. Pour davantage d’éléments biographique cf. la notice en ligne du Maitron, rédigée par Jean-Numa Ducange, et, surtout, l’essai de Benamar Mediene, « Georges Labica : séquences d’un roman familial », in Georges Labica, un philosophe en colère, op. cit., p. 35-49.
[11] Perry Anderson, In the Tracks of Historical Materialism, Chicago, Chicago University Press, 1984, p. 32.
[12] Thierry Labica, « Préface » à Robespierre. Une pratique…, op. cit.
[13] André Tosel, « La leçon de maintien marxiste… », art. cit.
[14] Gérard Bensussan, « Passion de Georges Labica », in Georges Labica… , op. cit., p. 30.
[15] Robespierre, une politique de la philosophie, op. cit., p. 111-118.
[16] Daniel Bensaïd, Les irréductibles. Théorèmes de la résistance à l’air du temps, Paris, Textuel, 2001.
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Écologie et lutte de classes. Un texte de Georges Labica
À l’occasion de la récente mise en ligne d’un grand nombre de textes de Georges Labica sur la section française du site Marxists Internet Archive, Contretemps propose une présentation de l’auteur par Stathis Kouvélakis, ainsi que ce texte de Georges Labica de 1990 intitulé « Écologie et luttes de classes ».
Dans celui-ci, Labica se propose de penser la crise écologique en tant que « nouveauté radicale dans l’histoire de l’humanité », à un moment où cette thématique était loin d’avoir pris l’ampleur qu’elle occupe actuellement dans le débat public. Il cerne les défis qu’elle représente pour le mouvement ouvrier et pour la pensée marxiste et plaide pour un projet écosocialiste qui articule « politisation de l’écologie » et « révolution culturelle du mouvement ouvrier » afin de « réinventer la lutte de classes ». Un texte de plus de trente ans aux résonances étrangement actuelles.
*
Je voudrais remercier les organisateurs de cette semaine, qui possède, je le sais, ses lettres de noblesse, pour leur invitation chaleureuse et l’honneur qu’ils me font de prendre la parole devant vous. Car je ne suis ni un spécialiste de l’écologie, ni un militant écologiste. J’essaie seulement d’être un philosophe et de m’employer, en marxiste (vous voyez qu’il en reste), à penser un présent qui est notre affaire à tous.
La thèse que je développerai est la suivante : la crise écologique actuelle représente une nouveauté radicale dans l’histoire de l’humanité. Elle est donc la plus pressante invite à des remises en question de tous ordres qui ne sauraient s’arrêter en chemin. Elle exige des réponses qui lui soient adéquates, c’est-à-dire radicales, comme elle. Je n’en vois pas de plus appropriée que celle qui provoquerait l’alliance entre le mouvement écologique et le mouvement ouvrier, dans une redéfinition, par conséquent, de la lutte des classes, de sa conscience et de ses objectifs.
La crise écologique
Le constat est sous nos yeux. Il y a une crise écologique, à l’échelon mondiale, qui possède deux caractères : celui d’une nouveauté sans précédent dans l’histoire de l’humanité, qui malgré les catastrophes qu’elle a connues, est aujourd’hui en présence de la menace de sa propre disparition, cette dernière étant assimilable à un véritable suicide ; celui de l’urgence, puisque les facteurs d’une telle issue se trouvent réunis, qu’ils sont scientifiquement lisibles et qu’en conséquence le temps nous est compté.
Ce constat se redouble et s’appuie sur deux autres sur lesquels je serai bref car ils sont désormais familiers.
Le premier porte sur les formes de la crise écologique. Il peut consister en un catalogue, plus ou moins étendu, des menaces dûment recensées et réelles. Un numéro récent d’un hebdomadaire français en relevait treize. Pourquoi pas ? Je les cite rapidement : le nucléaire, l’effet de serre, la disparition de la couche d’ozone qui nous protège des rayonnement solaires, la baisse de la diversité des espèces génétiques mettant en cause les équilibres des écosystèmes, la disparition des forêts tropicales, l’érosion et la désertification des sols, les risques liés aux biotechnologies, les océans et les mers transformés en poubelles par les rejets des déchets toxiques, la pollution des sols par les engrais chimiques notamment les pesticides, les produits chimiques dans l’alimentation et les produits industriels à usage domestique, le transport et le stockage des déchets toxiques, l’artificialisation de la nature et des hommes. Toutes ces menaces ne sont sans doute pas de la même gravité, ni inscrites dans les mêmes durées. Il en est d’autres : des « pluies acides » aux urbanisations sauvages… Mais le catastrophisme n’est pas notre objet. Il est bien de noter que certaines de ces atteintes au milieu naturel sont à la fois globales et irréversibles.
Le second élément concerne la brutalité, dans les quelques dernières années, avec laquelle s’est produite la réaction de l’opinion, c’est-à-dire la prise de conscience de la crise. Le temps des folklores et du romantisme naturaliste, attaché au sauvetage des bébés phoques ou aux retours à la nature, est passé. Nous n’en sommes plus aux protestations individuelles ou marginales. La crise s’est proprement mondialisée. Elle n’épargne ni l’Ouest, ni l’Est, ni le Nord, ni le Sud. Tous les sondages font apparaître de véritables bonds en avant de l’opinion, qu’il s’agisse du nucléaire ou de la protection de l’environnement. Le vocabulaire écologique est lui-même tombe dans le domaine public. Les effets politiques, avec la montée des partis Verts dans tous les pays, sont les plus perceptibles. Mais le changement des mentalités devant les développements économiques ou les innovations technologiques deviennent de plus en plus sensibles. Ce n’est nullement le fait du hasard si de considérables retournements se sont opérés, en Europe occidentale, sur le « tout-nucléaire », après les puissantes manifestations des Verts allemands contre l’armement nucléaire et les centrales ; ou si la catastrophe de Tchernobyl a accéléré la pérestroïka[1]. Les gouvernements ne s’y sont pas trompés. 1989 a été déclarée l’« année de l’environnement ». Le gouvernement français a organisé, pendant trois jours, des assises, dans le parc océanique Cousteau, consacrées à « écologie et pouvoir ». Le Congrès américain vient de voter un budget de 30 milliards de dollars pour protéger l’atmosphère. Les partis politiques sont contraints de revoir leurs programmes et leurs priorités. La « gauche » est ébranlée sous la pression des Verts et la thématique « rouge et vert » tente de se donner des fondements. La « droite » se refuse à laisser à la « gauche » le combat écologique qui lui donnerait un nouveau souffle. Le député italien Alessandro di Pietro en appelle à « une grande fédération d’organisations écologiques européennes de droite qui puisse s’opposer aux ‘gauchistes’, aux Verts et aux écolos-pacifistes » (Le Monde, 1er juin 1989). D’un mot : tout le monde est vert !
L’intérêt d’un tel constat ne réside toutefois pas en lui-même, à quoi le réduisent le plus souvent les médias, non sans complaisance démagogique. Il vaut par les implications dont il est le porteur, par les re-pensées qu’il appelle et, disons le mot, par les accusations qu’il pousse à formuler. Or, c’est à elles précisément qu’il convient d’être attentifs pour crever l’opacité des silences complices et les recouvrements idéologiques qui n’ont pas d’autre fin que de préserver les ordres établis.
En fait, la crise écologique n’instruit qu’un seul procès. Il prend ouvertement à partie notre système de développement, sa nature, ses formes, ses perspectives et l’ensemble des légitimations qui le sous-tendent, économiques et politiques, mais également psychologiques, morales et culturelles. Pour des raisons de commodité, je l’envisagerai sous deux aspects, en réalité complémentaires et imbriqués.
La critique de l’européocentrisme
Depuis le 18e siècle, le mode de production capitaliste s’est peu à peu imposé à toute la planète, à partir des métropoles européennes. Grande-Bretagne, France, Allemagne, puis nord-américaines et enfin asiatiques (le Japon et les « dragons »). Les révolutions industrielles, les conquêtes maritimes, l’essor des relations commerciales et de l’exploitation des richesses de tous les continents, autrefois initiés par les puissances italienne, espagnole et hollandaise, assurait la victoire sans conteste du type de développement le plus conquérant et, avec lui de sa philosophie, de sa science, de sa religion, en bref de son rayonnement culturel. Un nouvel âge d’or apparaissait, auprès duquel ne comptait guère ni l’asservissement de nations entières, la destruction ou le saccage de leurs modes d’existence, la colonisation, l’esclavage, et les formes d’encadrement, militaire, policier et administratif, qui soumettait des millions d’hommes. Voilà sans doute qui est archi-connu, mais nous avons à nous souvenir aujourd’hui que nous sommes nés de ce terreau.
Le triomphalisme l’a d’abord et longtemps emporté. Dans la conscience des maîtres évidemment, mais aussi dans celle des vaincus. Rappelons les fortes antithèses justificatrices : civilisation et barbarie ; progrès, ce nouveau dieu, et stagnation ou arriérations ; Lumières et obscurantisme ; science et ignorance ; histoire et « sociétés sans histoire » ; culture noble (écrite) et sous-cultures (orales) ; raison et « mentalités primitives » ; Droit et coutumes ; technique et pratiques empiriques ou « ancestrales » ; urbain et rural. J’ai encore dans la tête les images des « bons sauvages » de mon enfance, que je n’ai gommées qu’adolescent en lisant le Supplément au voyage de Bougainville de Diderot … Nous sommes tous passés par là. Mais sont-ils si nombreux ceux qui s’en sont sortis ?
La question n’est peut-être pas vaine, dès lors qu’on prend conscience premièrement que ce type de développement est resté le nôtre et qu’il est toujours et même seul dominant ; deuxièmement qu’il n’a tenu aucune des promesses dont il se disait, et dont on le croyait, gros. Nous avons du mal à comprendre que la Deuxième Internationale ait pu majoritairement se déclarer favorable à la colonisation, en tant qu’œuvre civilisatrice. Ce serait impensable aujourd’hui. Pourtant si les choses ont changé, si le triomphalisme n’est plus (au moins moralement) de mise, le système, quant à lui, est en parfait état de fonctionnement. À cette différence près, comme les statistiques, les économistes, et même les politiques qui nous gouvernent, nous l’assènent à l’envi, que « les pauvres sont de plus en plus pauvres » (les riches réciproquement) ; que les « sous-développés » ne se sont pas, il s’en faut ! « développés » ; que les inégalités de toutes sortes s’accusent, entre nations, entre sexes, devant la culture ou l’emploi ; que les « dégâts du progrès » sont considérables… ; que le racisme n’est pas mort, que l’exploitation est florissante… et qu’au bout du compte nous avons eu Hiroshima et maintenant la crise écologique à travers laquelle, c’est notoire et rigoureusement constaté, le Nord accroît et programme la ruine du Sud.
Y insister serait hélas facile…
La critique du productivisme
Ce que l’on appelle le productivisme, avec une nuance péjorative qui cache l’acceptation de sa fatalité, a également connu deux étapes.
Dans un premier moment, il a renvoyé aux énormes capacités d’accroissement des marchandises, on disait volontiers des « richesses ». Il annonçait, grâce au machinisme, une extension telle des forces productives qu’elle serait à même de combler tous les besoins de l’humanité et d’assurer sa prospérité. Marx n’était pas le dernier à faire de hauts éloges, dans le Manifeste du parti communiste, de la bourgeoisie qui révolutionnait en permanence, disait-il, les moyens de production. Il suffisait, avec la montée irrésistible de la lutte des classes, de casser le carcan de rapports de production caducs pour passer à une démocratie de forme supérieure et entrer dans un progrès indéfini. La science, comme première force productive, était chargée de toutes les espérances. Des espérances qui venaient de loin, et même du plus loin de notre civilisation, avec la figure de ce Prométhée, saluée, par Marx lui-même, dès sa dissertation de doctorat ; avec Descartes, qui voulait rendre l’homme « maître et possesseur de la nature » et s’enthousiasmait pour les premiers automates ; avec Saint-Simon et son école qui perçait des continents[2]. Avec, enfin, la perspective puis la volonté, consécutive à Octobre 1917, de « la construction » du socialisme. Le flambeau des Lumières changeait de mains. Il passait dans celles du prolétariat, seul en mesure d’en éclairer l’univers. Comment ne pas évoquer ici sans émotion les vagues d’enthousiasme soulevées à chaque réalisation du pouvoir soviétique : combinats industriels, détournement des fleuves, réduction des zones désertiques, conquête de l’inaccessible Sibérie, collectivisation des terres. Des « samedis communistes » de Lénine au défi khrouchtchévien des maïs, en passant par les tonnes d’acier staliniennes, des peuples de « héros du travail » battaient chaque jour la bourgeoisie et le capitalisme sur leur propre terrain. L’affaire Lyssenko pouvait bien se révéler une escroquerie aux yeux de quelques biologistes tatillons, elle n’en traduisait pas moins la victoire de la science socialiste en matière d’agriculture et d’élevage. Les lendemains chantaient à pleine voix.
Et le respect de la nature, la protection de l’environnement ? Ils étaient, bien entendu, assurés dans les conditions optimales, eaux pures et usines propres. Je me souviens l’avoir lu autrefois dans de fort sérieux livres soviétiques qui donnaient toutes garanties à cet égard. Ces garanties sont demeurées entre les pages des livres…
Le temps de ces illusions est passé aussi. Les plus jeunes d’entre nous ne garderont en mémoire que ces images sinistres récemment livrées par les télévisions du monde entier sur les pays du « socialisme réellement existant » : usines délabrées, terres revenues aux friches, villes asphyxiées, rivières mortes, centrales nucléaires dépourvues de sécurité… Force est bien d’en convenir, la crise écologique n’a pas épargné l’Est. Soyons justes, elle y a été (y est) pire qu’à l’Ouest, même si l’échelle est moindre, la bureaucratie et la technocratie des pays socialistes n’ayant vu leurs décisions limitées par aucune protestation venue de la société civile, par aucun contre-pouvoir. Dans ce domaine-là aussi, l’absence de droits et de libertés a joué un rôle régressif par rapport aux démocraties bourgeoises. Une rude leçon est à enregistrer : on avait à faire, à l’Est comme à l’Ouest, au même modèle productiviste, au même « idéal » de développement, la précipitation, sur fond de sous-développement, et l’esprit de compétition en plus. On montrerait qu’il n’en a pas été autrement s’agissant du rôle de l’Etat et de ses appareils ou de la gestion de l’économie, marché et sous-emploi compris.
Toujours est-il qu’à l’époque de « l’économie monde » et des politiques de « déréglementation » allègrement pratiquées dans les pays sous-développés, le productivisme découvre le vrai visage et la nature intrinsèquement capitaliste de sa logique : production pour la production, production pour le profit et sa maximisation, accompagnée et réconfortée de sa caution idéologique, la planétarisation de la conscience marchande, ou, si l’on préfère, la « common marketisation of international relations » [la marchandisation généralisée des relations internationales], comme dit un Fukuyama. Tel est le modèle, l’exemple, auquel aspirent les pays qui viennent de se débarrasser de leurs structures staliniennes et vis-à-vis duquel ils n’étaient, hier, que de médiocres sous-traitants. Leur aspiration (le socialisme ou les bananes[3]), pour légitime qu’elle paraisse, ne s’en inscrit pas moins dans cette logique qui les travaillait déjà, le productivisme, et qui ne manquera pas, dans des contradictions pour eux encore impratiquées, de leur présenter sa note. Nous savons, quant à nous, qu’elle sera élevée.[4]
Réponses et impasses
Ces critiques que la crise de l’écologie permet de mettre au jour, et à l’ordre du jour, pouvaient aller encore plus loin. Jusqu’à traiter de la soumission de la science et des techniques, chargées, il y a peu, de tant de bienfaits, aux groupes multinationaux, aux complexes militaro-industriels et aux décisions, sans contrôle, des Etats. Je signalerai seulement ce fait notable que la marchandisation généralisée assure la promotion de son produit, de loin le plus rentable, la drogue, et que ce triomphe de l’économie de marché provoque une véritable criminalisation du capital financier, comme on le voit avec l’exemple de Madame Kopp, dans la Suisse « au-dessus de tout soupçon »[5], et ailleurs c’est-à-dire partout, dans le « monde libre ». Ce que confirme, a posteriori, l’exceptionnelle lucidité de Marx qui redoublait le schéma M-A-M/A-M-A’ [M=marchandise ; A= -argent ; A’=A+δA] instaurateur du capitalisme, dans le schéma A-M-A’/a-A’, où l’argent, réduit à lui-même, véritable « fétiche automate », faisait l’argent sans intermédiaire de marchandises. Or, cela se passe sous nos yeux, la valeur d’échange se suffit à elle-même, elle a achevé de bouffer la valeur d’usage et, avec elle, besoins et perspectives de prospérité.
Les réponses aux accusations portées contre le système se mesurent à cette aune. N’hésitons plus. Le capitalisme, qui a produit la crise de l’écologie, ne fournira pas cette réponse. Il en est, d’essence, incapable. Le « socialisme », en vérité le stalinisme, n’étant que son enfant de chœur, ne la détient pas non plus. Mais allons plus loin. L’effondrement des pays « socialistes », qualifié par d’hardis journalistes « d’effondrement de châteaux de cartes », voulant sans doute traduire par là la stupéfiante coupure entre les masses et le pouvoir ne fera qu’aggraver toutes les menaces : celles qui tiennent à l’extension du marché et celles qui proviendraient de sa réussite, c’est-à-dire au mieux la reproduction, élargie, des puissances « développées », au pire, les effets d’une tiers-mondisation.
Faut-il ajouter que ni la pénalisation, devenue nécessaire, des pollutions capitalistes, ni le mythe de la rentabilisation financière, pour les multinationales, de la prévention écologique, ne sont des réponses adéquates ? Mais plutôt des mythes moraux et productivistes.
Alors, les propositions du mouvement écologiste ?
Il faut les prendre au sérieux. À cause de leur sérieux. Elles ont engendré une sensibilisation de masse sans précédent sur tous les problèmes posés par la crise écologique. Elles ont entamé et réduit, même au prix d’ambiguïtés, le phénomène d’exclusion politique, qui gangrène toutes les démocraties occidentales, en offrant le refuge du vote Vert à de multiples contestations qui avaient renoncé à toute « représentation ». Elles ont surtout prouvé la force de leurs propositions alternatives, des plus modestes (la surveillance domestique) aux plus radicales (la mise en cause précisément du productivisme). Elles se heurtent cependant à deux limites dont on souhaite qu’elles ne soient que conjoncturelles et passagères.
La première tient au refus du politique, de l’engagement dans les luttes politiques, considérées, non sans raison, comme piégées. À l’Ouest, comme à l’Est, ce n’est pas un hasard, on veut garder sa distance critique et contestataire, dans une sorte de pureté. La caricature de cette attitude est donnée en France avec le parti Vert d’Antoine Waechter[6] : « ni gauche, ni droite ». Les dissensions en République Fédérale Allemande entre « realos » et « fundis »[7] n’en sont, malgré l’ancrage politique de masse, malheureusement pas si éloignées.
La seconde limite relève de la sous-estimation des enjeux économiques relevés ci-dessus et qui laissent la place à toutes les dérives idéologiques. Dira-t-on qu’il n’y a là rien de rédhibitoire pour des mouvements naissants, profonds, durables, mais à peine encore montés au feu ?
Un défi pour le mouvement ouvrier
Le mouvement ouvrier paraît, quant à lui, singulièrement démuni et son cuir est tanné par plus d’un siècle d’expérience, succès et échecs étroitement intriqués.
Trois handicaps lui font sentir leur poids.
Le premier vient de son histoire, intimement liée à la croyance d’une libération des forces productives et à son progressisme économiste. On ne lui reprochera certes pas sa foi économiste : en la matière, il en a fait beaucoup trop, d’où la méfiance de ceux qui le regardent aujourd’hui.
Le second, qui n’est qu’une conséquence du précédent, relève de sa pratique et de la hiérarchie des priorités qu’elle a imposée. La classe ouvrière doit viser le pouvoir. Tout est subordonné à cette finalité, l’organisation militante, parti ou syndicat, le fonctionnement et le programme. C’est pourquoi, les partis communistes laisseront passer au travers de leurs tamis tout ce qui surgira de la société, sous les transformations-agressions du capitalisme, les mouvements associatifs, féministes, de défense des immigrés, les revendications de jeunes et… des écologistes.
Se résignera-t-on à l’implacable loi du système ?
Ce serait faire bon marché de cet autre constat, que les jeux ne sont pas faits. Car la réponse appropriée existe, que la crise de l’écologie rend impérieuse et urgente. Elle obéit à deux ordres de considérations qu’il conviendrait de rendre évidents et qu’il faut faire partager.
Elle consiste dans l’alliance des rouges et des verts, comme on dit couramment, ou, mieux, dans la formulation d’un projet « écosocialiste ». Cette alliance obéit à deux ordres de considérations qu’il convient de rendre évidents et qu’il faut faire partager.
Il s’agit, en premier lieu, d’établir à quel point sont objectivement convergentes les luttes écologistes et les luttes de classes. Elles visent, tout d’abord, le même adversaire : le mode de production capitaliste parvenu à sa forme actuelle qui, pour n’être plus celle des années 1960, n’en est pas moins, en dépit de ses recompositions offensives et de sa couverture des « droits de l’homme » ou de « l’Etat de droit », un régime d’exploitation, d’inégalités et de démocratie sans contrôle. Elles procèdent toutes deux aux mêmes critiques, au même procès. Nous l’avons vu, le retrait du politique compris qui entérine l’existence de citoyens passifs face à la « classe politique » qui monopolise le pouvoir, par le fric, les relations et les médias. Elles aspirent aux mêmes finalités : l’entier changement de la société, de sa base et de ses superstructures, comme on disait naguère.
Un ancien débat fait ici retour : « réforme ou révolution » ; on ne peut résoudre la crise écologique par des réformes qui n’attaquent pas le fonctionnement du système. C’est un des mérites des gestions social-démocrate en Europe occidentale de l’avoir définitivement prouvé. On n’aménage pas le libéralisme au profit de dispositions « sociales », on s’y soumet et on le sert. L’Europe de l’Acte unique[8] en est la vocation. Les pays socialistes, qui viennent d’en perturber quelque peu le projet, sont déjà sommés de s’y résoudre. Ce qui veut dire, en clair, que nos sociétés-modèles sont profondément anti-démocratiques : les « citoyens » n’y disposent d’aucun réel pouvoir de décision, ni de contrôle.
La dite convergence, qui a à devenir subjective, suppose, en second lieu, si philosophique que cela paraisse, que soit reconsidéré le rapport homme/nature/histoire. Ce qui nous renvoie, de toute nécessité, aux leçons de Marx et à leur validité. Comment pourrait-il en être autrement s’il est vrai que le Capital est le pire missile qui ait été envoyé à la tête de la bourgeoisie[9] ? L’Aufklärer [l’homme des Lumières], l’admirateur du progrès bourgeois, ne s’est en effet nullement trompé sur la logique du capitalisme et on ne saurait sérieusement le rendre responsable de ses bâtards conjoncturels. Rappelons donc qu’il ne concevait de nature que sociale, qu’il voyait dans l’homme non seulement un produit de la nature qui en restait dépendant, mais une « activité sensible » qui, par le commerce et l’industrie, transformait le milieu naturel. Il objectait à Feuerbach que le cerisier qu’il avait devant sa fenêtre était le produit d’une histoire qui l’avait adapté où il était[10]. D’où le thème de la « naturalisation de l’homme » indissociable de « l’humanisation de la nature »[11] qui laissait prévoir qu’un jour il n’y aurait plus « qu’une seule science » fusionnant celles de la nature et de l’histoire[12]. Ni les hommes, ni les nations, assurait-il, ne sauraient se prétendre propriétaires de la nature ; ils n’en sont que les « possesseurs » chargés de la transmettre à leurs successeurs comme des boni patres familias [bons pères de famille][13]. Engels savait que toute victoire sur la nature se payait d’effet en retour, de « vengeance »[14]. La nature n’est-elle pas aliénée, comme l’homme, dans un travail dominé par les « puissances extérieures » ? Aujourd’hui « le procès de travail », comme le dit Gianfranco La Grassa[15], n’est-il pas « immédiatement et structuralement capitaliste, immédiatement lié à la valorisation du capital » ?
On comprendra qu’il ne s’agit nullement ici de quelque retour aux ancêtres, qui les dédouaneraient, mais bien de rectifications d’autant plus utiles qu’elles autorisent à emprunter une autre voie que celle du système dominant et de ses corolaires. Il est question de rien de moins que de faire se rejoindre mouvement ouvrier et luttes écologiques, en relevant qu’une telle alliance, dans la mesure où elle ne concerne pas les mêmes classes ou couches sociales, peut permettre, par une chance historique, d’associer, comme le souhaitait également Marx, prolétaires ou travailleurs, petite-bourgeoisie ou couches moyennes, et intellectuels. Pour ne rien dire de cette mobilisation qui engagerait côte-à-côte femmes, jeunes et cadres auprès du prolétariat traditionnel.
Tel est l’enjeu.
Conclusion
Il est bien question, la crise de l’écologie nous y a conduit, d’un programme qui n’est pas seulement politique, qui est proprement philosophique, car il est radical, comme l’était la 11e Thèse de Marx [sur Feuerbach] qui invitait à changer le monde. Ce programme exige, comme on l’a dit, une politisation de l’écologie, concomitante d’une « révolution culturelle du mouvement ouvrier » et d’une « réinvention de la lutte de classes », pour reprendre un mot d’ordre de [mai] 68. Ils ne sont en rien inaccessibles. Ils sont même à notre portée, dans le cadre devenu d’impérieuse obligation à notre époque, de la lutte pour la démocratie, toujours plus de démocratie, toujours plus sociale. Il n’est pas interdit d’y voir, avec Marx, la condition de la sortie des hommes de leur « préhistoire » vers la maîtrise consciemment et collectivement assumée de leur existence et de l’histoire qu’ils ont enfin à bâtir comme des êtres responsables.
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Ce texte est issu d’une intervention au colloque de Pontevedra le 17 avril 1990. Il a fait l’objet d’une 1ère publication dans la revue belge Cahiers marxistes, n° 180, août 1991. Il a été a transcrit par Nadya Labica et annoté par Stathis Kouvélakis, à l’exception des notes 2 et 4, qui, comme indiqué ci-dessous, sont de l’auteur (GL).
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Illustration : « Les porteuses d’eau », Hamed Abdalla (peintre égyptien), 1956. Avec l’aimable autorisation de Samir Abdalla.
Notes
[1] « Reconstruction », en russe, terme qui désigne la politique de réforme menée par Mikhaïl Gorbatchev lorsqu’il était à la tête de l’URSS (1985-1991).
[2] Cf. les Saint-simoniens en Egypte : le mirage savoir/pouvoir [note de GL].
[3] Il s’agit une expression ironique qui avait largement circulé au moment de la « réunification » allemande, les bananes étant le symbole du produit de luxe inaccessible dans l’ancienne République démocratique allemande.
[4] Nota Bene : Ceci n’a rien à voir avec la critique heideggérienne de la technique. Heidegger ne sait rien des masses et des rapports de classes [note de GL].
[5] En référence à l’ouvrage de Jean Ziegler, Une Suisse au-dessus de tout soupçon, Paris, Points/Seuil, 2016 (1ère édition 1976).
[6] Antoine Waechter fut le candidat des Verts à l’élection présidentielle française de 1988. Il y obtint 3,8% des voix. Représentant d’une écologie conservatrice, accordant la priorité à la préservation des milieux naturels, il se voulait « ni de droite, ni de gauche ». Il quitte le parti Vert en 1994, lorsque son aile gauche devient majoritaire.
[7] Les réalos [réalistes] et les fundis [fondamentalistes] désignaient à l’époque les deux ailes, respectivement « modérée » et « radicale », des Verts allemands. Ce sont les premiers, emmenés par Joschka Fischer et Daniel Cohn-Bendit, qui l’ont rapidement emporté.
[8] En référence à l’Acte unique européen de 1986, qui a institué le marché unique, régi par la « concurrence libre et non-faussée ».
[9] Dans une lettre du 17 avril 1867 à Johann Philipp Becker, Marx qualifiait son opus magnum de « plus redoutable missile qui ait jamais été lancé à la tête des bourgeois » (Karl Marx, Friedrich Engels, Correspondance, t. VIII : janvier 1865-juin 1867, Paris, Editions sociales, 1981, p. 360).
[10] « On sait donc que le cerisier, comme presque tous les arbres fruitiers, a été transplanté sous nos latitudes par le commerce, il y a peu de siècles seulement, et ce n’est donc que grâce à cette action d’une société déterminée à une époque déterminée qu’il fut donné à la ‘certitude sensible’ de Feuerbach », Karl Marx, Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, Paris, Editions sociales, 1976, p. 24.
[11] « La société est l’achèvement de l’unité essentielle de l’homme avec la nature, la vraie résurrection de la nature, le naturalisme accompli de l’homme et l’humanisme accompli de la nature », Karl Marx, Les manuscrits de 1844, Paris, Editions sociales, 1972, p. 89. Sur cette thématique, fortement développée par Ernst Bloch, cf. Gérard Raulet, Humanisation de la nature – naturalisation de l’homme. Ernst Bloch ou le projet d’une autre rationalité, Paris, Klincksieck, 1982.
[12] « Nous ne connaissons qu’une seule science, celle de l’histoire. L’histoire peut être examinée sous deux aspects. On peut la scinder en histoire de la nature et histoire des hommes. Les deux aspects cependant ne sont pas séparables ; aussi longtemps qu’existent des hommes, leur histoire et celle de la nature se conditionnent réciproquement », L’Idéologie allemande, op. cit., p. 14.
[13] « Du point de vue d’une organisation économique supérieure de la société, le droit de propriété de certains individus sur des parties du globe apparaîtra aussi absurde que le droit de propriété d’un individu sur son prochain. Une société entière, une nation et même toutes les sociétés contemporaines réunies ne sont pas propriétaires de la terre. Elles n’en sont que les possesseurs, elles n’en ont que la jouissance et doivent la léguer aux générations futures après l’avoir améliorée en boni patres familias », Karl Marx, Le Capital, Livre III, t. 3, Paris, Editions sociales, 1974, p. 159.
[14] « Cependant ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la nature. Elle se venge sur nous de chacune d’elles. Chaque victoire a certes en premier lieu les conséquences que nous avons escomptées, mais, en second et en troisième lieu, elle a des effets tout différents, imprévus, qui ne détruisent que trop souvent ces premières conséquences », Friedrich Engels, La dialectique de la nature, Paris, Editions sociales, 1968, p. 180.
[15] Gianfranco La Grassa (1935 -), économiste marxiste italien.