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Qui peut arrêter Modi et son projet autoritaire pour l’Inde ?

Inde

Lien publiée le 8 mai 2023

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Qui peut arrêter Modi et son projet autoritaire pour l'Inde ? - CONTRETEMPS

Achin Vanaik analyse dans cet article les récents durcissements de l’autoritarisme de Modi et de son parti, le Bharatiya Janata Party (BJP), au pouvoir en Inde, avec en ligne de mire les élections générales qui se tiendront l’année prochaine. S’il souligne toutes les difficultés qui entravent l’union de l’opposition, il identifie dans une récente affaire de corruption et dans cette thématique en général un levier pouvant mettre à mal la mouvance au pouvoir. 

Achin Vanaik, ancien professeur à l’Université de Delhi, est notamment l’auteur de l’ouvrage The Rise of Hindu Authoritarianism. Cet article a été initialement publié en anglais par Jacobin.  

***

En Inde, la condamnation du leader de l’opposition Rahul Gandhi pour diffamation criminelle fait la une des journaux. La « plus grande démocratie du monde » ne traite pas la diffamation comme une affaire civile, et le chef du Parti du Congrès a été jugé par un tribunal de première instance dans l’État du Gujarat, d’où est originaire le Premier ministre Narendra Modi.

L’affaire concerne un discours public dans lequel Gandhi a déclaré que le premier ministre avait le même nom de famille que quelques personnages de la haute société et du monde des affaires qui ont été condamnés pour corruption, mais ont quitté le pays. Le tribunal a statué en faveur du plaignant, un élu du Bharatiya Janata Party (BJP) portant également le nom de famille Modi, qui affirmait qu’il s’agissait d’une diffamation à l’encontre de tout un groupe de personnes de caste intermédiaire.

Si l’appel du Parti du Congrès devant les juridictions supérieures échoue, Gandhi devra purger une peine de deux ans d’emprisonnement. Avec une rapidité suspecte, il a été récusé en tant que député et ne peut ni assister ni s’exprimer au Parlement. Avant cela, le BJP avait déjà ignoré avec mépris son voyage de quatre mois (de début septembre 2022 à fin janvier 2023) effectué à pied de la pointe sud du pays au Cachemire pour « Unir le pays » (Bharat Jodo Yatra). Ce voyage a amélioré son image publique personnelle et sa stature nationale, même l’impact sur la popularité de son parti a été moindre. Le BJP a ensuite mené une campagne contre Gandhi en l’accusant d’être « anti-national » lorsque, lors de sa visite ultérieure en Grande-Bretagne, il a publiquement critiqué Modi et son gouvernement pour avoir porté atteinte à la démocratie indienne.

Une diversion dans le cadre d’un plan d’action plus vaste

Tout cela a permis au BJP et à Modi de faire diversion. Au début de l’année, une société financière externe, Hindenburg Research, a publié un rapport exposant les transactions douteuses de Gautam Adani, un proche de Modi depuis l’époque où il était ministre en chef du Gujarat. Lorsque Modi est devenu premier ministre en 2014, Adani occupait le 608e rang sur la liste mondiale des milliardaires en dollars. Fin 2022, il est devenu la troisième personne la plus riche du monde. L’avion d’Adani a été régulièrement utilisé par Modi pour des campagnes électorales, et le magnat du capitalisme – dans le cadre de délégations d’affaires – a accompagné à plusieurs reprises le premier ministre lors de ses voyages officiels à l’étranger.

Pour la première fois, la réputation d’incorruptibilité dont jouit Modi en Inde est sérieusement mise à mal. Les partis d’opposition, le Parti du Congrès et Gandhi en tête, ont exigé que le Lok Sabha (la chambre basse du Parlement indien) mette en place une commission parlementaire mixte pour enquêter sur l’affaire Adani. Les députés du BJP ont donc mené une grande agitation à la Lok Sabha, mettant en avant que toutes les procédures des quelques jours restants de la session budgétaire devaient être suspendues jusqu’à ce que Gandhi s’excuse pour les remarques qu’il a faites à l’étranger.

Le gouvernement Modi et les forces de l’Hindutva implantées dans la société cherchent à établir une ethnocratie de fait. Cela ne nécessite pas l’élimination complète de la démocratie libérale et des droits associés, ce qui pourrait être contre-productif – après tout, il faut convaincre la population majoritairement hindoue d’accueillir favorablement ce projet – mais cela nécessite de rendre caduques les structures de la démocratie.

Le système d’équilibre des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire doit être sérieusement érodé. Beaucoup a déjà été fait pour réduire l’indépendance de la Cour suprême, qui fixe la norme pour les tribunaux inférieurs, mais il faut aller plus loin. Il y a quelques jours à peine, cette Cour a statué que la simple appartenance à une organisation interdite – c’est-à-dire la seule « culpabilité par association », sans commettre aucun crime – est suffisante pour appliquer la loi la plus draconienne de l’Inde (la loi sur la prévention des activités illégales), qui rend la libération sous caution de toute personne inculpée et arrêtée extrêmement difficile et rare.

Certains journalistes ont ainsi été inculpés pour leurs écrits « anti-nationaux ». De façon plus banale et plus régulière, la foule des sous-fifres appartenant à l’une ou l’autre des diverses organisations engagées dans le projet Hindutva[1] déposera des plaintes devant les tribunaux de première instance contre de nombreux opposants que se sont déclarés publiquement, et/ou enregistrera des « rapports de première information » (First Information Report)[2] dûment suivis par une police complaisante dans les dix-sept États sur vingt-huit actuellement gouvernés par le BJP et ses alliés. L’objectif est de faire de la procédure judiciaire (et des coûts qu’elle entraîne) une punition en soi et d’effrayer d’autres opposants potentiels.

La plupart des partis politiques régionaux en Inde ont aujourd’hui conscience que le BJP a la ferme intention d’étendre son influence électorale régionale au point de les marginaliser ou de les faire disparaître. Remporter des victoires électorales reste une des priorités du BJP. Il sait qu’il doit conserver la légitimité nationale et internationale qui découle des victoires remportées lors d’élections fondamentalement libres et équitables. Des élections générales [NdT. : élections à la Lok Sabha, chambre devant laquelle le/la première ministre de l’État fédéral est responsable] doivent être organisées d’ici mai 2024, et un éventuel troisième mandat de cinq ans est le prix qui attend Modi et les forces de l’Hindutva. Une victoire signifierait une nouvelle consolidation spectaculaire de l’hégémonie d’une administration d’extrême droite qui présente des caractéristiques fascistes indéniables.

Rien que cette année, neuf élections sont prévues au niveau des assemblées des états [NdT. : régionaux]. Trois d’entre elles ont déjà eu lieu dans le nord-est, et le BJP y a conservé son emprise. Il a obtenu une majorité de sièges à Tripura et est le second partenaire dans des alliances avec un parti local dans les États à majorité chrétienne du Meghalaya et du Nagaland. Ces deux États dépendent fortement du soutien financier du pouvoir central, ce qui favorise le parti ou la coalition au pouvoir à New Delhi. Les résultats de cinq des six élections d’État restantes (une a lieu dans le petit État du nord-est à majorité chrétienne de Mizoram) donneront une idée de la direction dans laquelle souffle le vent politique, pour ou contre le BJP, et de la vitesse à laquelle il souffle. En mai prochain, des élections locales auront lieu au Karnataka, déjà gouverné par le BJP. En novembre et décembre, trois États importants des régions où l’Hindi est la langue majoritaire, le Chhattisgarh, le Rajasthan et le Madhya Pradesh – les deux premiers actuellement dirigés par le Congrès, le dernier par le BJP – se rendront aux urnes.

Le facteur Modi

C’est là qu’intervient le facteur Modi, qui explique en partie l’hostilité du Premier ministre aux critiques sur sa personne. Il est imprégné de l’idéologie de l’Hindutva et fidèle à l’organisation mère, le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), qui est à la tête d’un éventail plus large d’organisations (le Sangh Parivar) et a donné naissance à des organes tels qu’une aile électorale, des fédérations nationales d’étudiants, de femmes et de syndicats, les « troupes d’assaut » de volontaires et l’aile culturelle et religieuse, le Vishva Hindu Parishad (VHP). Mais alors que le RSS a toujours insisté pour que les dirigeants politiques restent subordonnés à la culture de la prise de décision collective, Modi a opéré une rupture décisive en décidant d’utiliser tous les moyens de communication et autres pour se mettre en avant.

L’acquisition du pouvoir d’État par le BJP a considérablement accru la capacité du Sangh à promouvoir les objectifs de l’Hindutva, ce qui a modifié le rapport de forces entre le RSS et le BJP en faveur de ce dernier. Étant donné que les victoires électorales sont à leur tour cruciales pour que le BJP s’empare du pouvoir d’État, l’attrait électoral de Modi devient d’autant plus important. L’ère actuelle de la médiatisation de la vie et des messages politiques a considérablement valorisé la mise en avant d’une image personnifiée. En outre, les convergences politiques de presque tous les partis en lice en Inde vers des versions plus ou moins dures de l’Hindutva – et vers une forme compensatoire commune de néolibéralisme dans la sphère économique – signifient que les vices politiques apparaissent davantage partagés et que les vertus différenciatrices sont moins significatives et plus obscures.

En effet, tous les sondages ne cessent de montrer que Modi est nettement plus populaire que son parti, ce qui a un impact électoral réel ; même parmi les électeurs des autres partis, au niveau national, il est classé facilement devant tous les autres candidats, y compris Rahul Gandhi.

Ce sont là des raisons politiques majeures pour lesquelles Modi doit préserver sa réputation et son image. Son attrait électoral lui permet de rester incontesté au sein de son parti, du Sangh, et du gouvernement, où il a centralisé plus de pouvoirs en matière de politique intérieure et étrangère que n’importe quel précédent premier ministre, à l’exception de Jawaharlal Nehru pour ce qui est de la politique étrangère. Mais ce n’est pas tout. Modi est une personnalité profondément narcissique. Pour quelqu’un qui se considère comme une sorte de leader mondial potentiel – lui-même étant l’incarnation de l’Inde en tant que Vishwaguru ou « professeur du monde » – il a été fortement ébranlé par son statut de paria international lorsqu’il s’est vu refuser un visa pour se rendre aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans certains pays d’Europe après le pogrome antimusulman du Gujarat en 2002[3]. Cela l’affecte encore.

Tout visiteur de passage en Inde sera étonné de la manière véritablement goebbelsienne dont des images de Modi apparaissent dans tout le pays (en particulier, mais pas seulement, dans les États gouvernés par le BJP) dans les espaces publics et dans les médias électroniques et imprimés, où sa photo figure sur n’importe quel programme gouvernemental annoncé, petit ou grand, passé ou présent (y compris ceux qui n’ont jamais été lancés sous son gouvernement). On a touché le fond, de manière incroyable mais révélatrice, lorsque sa photo a été apposée sur tous les certificats de vaccination COVID-19 distribués aux Indiens et Indiennes.

Modi est le premier Premier ministre à n’avoir jamais donné de conférence de presse publique ; il laisse ses ministres répondrent aux questions au Parlement et préfère toujours les monologues prononcés lors de rassemblements de campagne ou dans le cadre de son émission de radio régulière. Un documentaire récent de la BBC sur le pogrome de 2002 montre l’indifférence, voire la collusion, du gouvernement et de la police sous son ministère, ainsi que ses réponses lapidaires à un intervieweur britannique. Ce film, disponible sur les téléphones portables, a été rapidement interdit [NdT. : en Inde].

Il y a peu de temps, le Parti de l’homme ordinaire (AAP) a imprimé et placardé des affiches à Delhi qui disaient en hindi : « Débarrassez-vous de Modi et sauvez le pays ». La police de Delhi, qui dépend du gouvernement central, a reçu l’ordre de déposer des plaintes contre les responsables et d’arrêter certains des imprimeurs sous contrat. Le message envoyé est clair : être anti-Modi, c’est être anti-Inde et être le larbin d’ennemis étrangers qui veulent dégrader sa réputation nationale et internationale alors que l’Inde sous Modi est actuellement honorée par sa présidence du G20, dont les différentes réunions se déroulent en Inde tout au long de l’année 2023.

L’union de l’opposition et l’avenir proche

L’attaque contre Gandhi s’inscrit également dans la stratégie du bâton et de la carotte visant à affaiblir l’opposition dans son ensemble. Le fait que la plupart des autres partis non-BJP se soient joints au Congrès pour dénoncer la condamnation de Gandhi est-il le signe d’une union croissante de l’opposition en vue de la campagne et des élections de 2024 ? C’est faire preuve de beaucoup trop d’optimisme. Le Congrès est aujourd’hui essentiellement un parti régional, mais parce qu’il gouverne dans trois États, il a une présence nationale plus importante que les autres. L’AAP, au pouvoir à Delhi et au Pendjab, et le Trinamool Congress (TMC) au Bengale occidental, ont l’intention de progresser au niveau national et considèrent que leurs meilleures chances d’y parvenir sont de s’immiscer dans la base du Congrès, et non dans celle du BJP. Les autres partis au pouvoir devraient fixer les conditions de leur collaboration avec le Congrès et seraient réticents à accepter une direction du Congrès dans toute alliance qui serait mis en place au niveau national.

Le Front démocratique de gauche gouverne au Kerala, où le Congrès est la principale opposition, ce qui pose des problèmes spécifiques délicats. L’alliance de la gauche avec le Congrès au Tripura, conclue avant le scrutin, a eu pour conséquence que la gauche a récolté des scores pires que lors des élections législatives de 2018. Plus important encore, l’anti-BJPisme, et pas même l’anti-Hindutva, est le seul point commun entre les partis bourgeois, et cela peut difficilement constituer une base pour fournir une alternative idéologique sérieuse à celle de la mouvance au pouvoir. 

La question est peut-être de savoir si la lutte contre la corruption peut être à la fois le ciment qui maintient l’opposition plus ou moins unie et le facteur qui peut mobiliser suffisamment la colère de l’opinion publique. La corruption est le thème le plus évident : que les partis, les groupes et les individus soient de gauche, de droite ou du centre, tous peuvent sauter dans ce train en marche.

Peut-il y avoir d’autres révélations sur l’affaire Adani et pourront-elles suffisamment nuire d’ici aux élections générales ? À trois reprises dans le passé de l’Inde, cette thématique de l’anti-corruption s’est avérée politiquement efficace. En 1974, le mouvement JP a ébranlé le gouvernement d’Indira Gandhi de manière certaine[4]. Ensuite, il y a eu le scandale de l’achat d’armes Bofors qui a permis à une coalition de partis de battre le gouvernement du Congrès de Rajiv Gandhi lors des élections de 1989. Enfin, c’est le mouvement anti-corruption de 2011 qui a permis la victoire de l’AAP aux élections de Delhi deux ans plus tard et qui a aidé le BJP à accéder au pouvoir en 2014.

D’ici la fin de l’année, nous aurons une meilleure idée de ce que nous pouvons attendre ou espérer des élections générales. Mais ne nous leurrons pas. Indépendamment des résultats électoraux au niveau de l’État ou au niveau national, la défaite décisive de l’hégémonie de l’Hindutva nécessitera une lutte beaucoup plus longue – avec un rôle clé pour une gauche nouvelle et plus militante.

*

Illustration : Narendra Modi à Singapour, 24 novembre 2015. Source : Wikimedia.

Notes

[1] NdT : Idéologie qui cherche à définir la culture indienne en termes hindous et vise à assurer l’hégémonie de ces derniers. 

[2] NdT : Déclaration d’une possible infraction (subie directement ou dont on a été le témoin) auprès d’un fonctionnaire de police, à partir de laquelle la police peut commencer son enquête. 

[3] NdT. : Émeutes antimusulmanes organisées avec l’aval de l’État – voire la participation active de certains de ses segments – dans l’État du Gujarat alors gouverné par Modi et le BJP, qui furent les plus violentes et les plus meurtrières des violences intercommunautaires depuis la Partition de 1947. 

[4] NdT. : mouvement initié par les étudiant.es et mené dans l’État du Bihar contre la corruption et les excès du gouvernement du Congrès au pouvoir dans la région.