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CoLINE : "La numérisation de l’école est un scandale sanitaire majeur"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Partie 1
Fondé par des parents d’élève, CoLINE est un collectif qui rassemble les personnes qui s’alarment de voir le numérique envahir nos écoles à marche forcée. Dans cette interview en deux parties les deux fondatrices de CoLINE, Audrey Vinel et Julie Perel nous expliquent leur démarche.
Le Comptoir : Pouvez-vous présenter le collectif CoLINE ?
Audrey Vinel : CoLINE, c’est le Collectif de Lutte contre l’Invasion Numérique de l’École. Il rassemble des parents, des enseignants et tous ceux qui ne sont pas d’accord avec le fait qu’on impose l’usage systématique des outils numériques à l’école : pour “communiquer”, effectuer le suivi des élèves (résultats, absences, etc.), faire les démarches d’orientation, mais aussi et surtout dans le cadre des enseignements. L’école se numérise progressivement depuis plus de dix ans maintenant, et ces dernières années ça va très vite, ça avance à marche forcée et le Covid a été une aubaine en ce sens. Mais force est de constater que depuis tout ce temps, ni les fédérations de parents d’élèves ni les syndicats enseignants ne se positionnent clairement contre cette casse par le numérique. C’est pour répondre à ce vide-là, à ce silence coupable, que nous avons entrepris de créer un collectif national centré spécifiquement sur la numérisation de l’école. On ne peut pas rester les bras croisés devant cette arme de destruction massive de l’école !
Depuis 2011, les ENT (Espaces Numériques de Travail) se sont progressivement imposés dans le second degré. Et à présent depuis quelques années ils s’imposent aussi dans le premier degré. Ce que l’on constate, c’est qu’au prétexte de “simplifier” les échanges école-famille, on a fait exactement l’inverse. Pour les parents, la communication avec les enseignants et les établissements s’est considérablement dégradée. Ces ENT servent aussi à la “communication” entre les enseignants et leurs élèves, et ils se sont substitués à tous les supports traditionnels. Désormais, les élèves ne notent plus leurs devoirs sur un cahier de textes : ils sont sur l’ENT. S’ils sont absents, ont des soucis de discipline, les élèves n’ont plus à faire signer un mot aux parents : on est informés par un message sur l’ENT. Cela déresponsabilise complètement les élèves. Et surtout, cela crée une dépendance tout à fait insupportable à l’outil numérique : il faut se connecter sans cesse pour ne rien louper ! Ça veut dire aussi des messages pour tout et n’importe quoi, et les infos importantes se noient dans la masse. Vous êtes censé avoir eu l’information, la rater est de votre seule responsabilité.
De même on a entièrement “dématérialisé” les procédures d’orientation : il n’y a plus de fiche contact qui fait des allers-retours entre établissement et famille, il faut se connecter sur Educonnect et entrer ses choix. Les familles se retrouvent seules devant les choix à faire, dans un univers rempli d’acronymes de plus en plus obscurs, à elles de se débrouiller. Pour les familles qu’on dit “éloignées de l’école”, ça devient de plus en plus compliqué. Et on ne parle même pas de la logique de traçage et de surveillance qu’un tel système centralisé induit.
« Nous sommes en réalité face à un scandale sanitaire majeur, d’une ampleur peut-être jamais égalée. »
Et puis surtout, et c’est bien plus inquiétant encore, il y a le numérique qui s’impose au cœur des enseignements et des pratiques pédagogiques. Depuis 2015 (et la signature par Najat Vallaud-Belkacem du partenariat avec Microsoft), le cap fixé par l’Éducation nationale est clair : il faut « équiper » les élèves, les « plonger dans un écosystème numérique » pour reprendre le jargon institutionnel. Concrètement, ça veut dire : distribution de tablettes ou d’ordinateurs portables à tous les élèves, de la maternelle au lycée. Une politique qui avance au rythme des collectivités locales, puisque ce sont elles qui sont en charge de l’équipement, ça se déploie donc de façon très inégale sur l’ensemble du territoire. Comprenez bien que c’est une obligation que l’État impose aux collectivités locales, en leur donnant aussi des dotations à cet effet, et pour celles-ci c’est souvent l’heureuse occasion de “faire des cadeaux à leurs électeurs”. Et avec la diminution des impôts locaux et donc l’augmentation des dotations d’État, forcément plus ou moins fléchées, la liberté de décision des collectivités est de plus en plus restreinte. Il y a donc des régions où tous les lycéens ont reçu un ordinateur portable en seconde, des départements où tous les collégiens ont reçu une tablette, et des communes où tous les élèves de primaire ont aussi eu droit à leur tablette personnelle, même des petits de trois ans. Il paraît que c’est formidable pour « des activités de découverte de l’écriture » ! Nous qui pensions que pour ça, il suffisait de prendre une feuille et un crayon…
À cette date, tous les élèves de France n’y ont pas encore eu droit, mais qu’on se rassure, ce sera le cas bientôt ! Et là pour les familles, c’est vite ingérable. Car lorsque le support numérique devient un “outil scolaire”, il faut l’utiliser à la maison pour “faire ses devoirs”… mais cela sert surtout à bien d’autres choses. Et le temps passé devant les écrans explose. Nous n’avons pas encore le recul nécessaire pour mesurer les conséquences exactes que cela aura sur le cerveau de nos enfants. Mais tous les parents un tant soit peu conscients savent que le danger est réel, ça commence à être suffisamment documenté. Nous observons tous par exemple que les capacités de concentration de nos enfants sont nettement moins bonnes que les nôtres au même âge. Les conséquences à moyen et long terme de la numérisation intégrale de l’école ne sont pas encore mesurables, mais on est en droit de penser qu’elles seront absolument effrayantes. Au prétexte de se montrer “modernes”, “progressistes”, et souvent par ignorance ou par incompétence, nos politiques font le choix de sacrifier toute une génération. Notre conviction, c’est que nous sommes en réalité face à un scandale sanitaire majeur, d’une ampleur peut-être jamais égalée.
Comment en êtes-vous arrivés à vous inquiéter du numérique à l’école ?
Julie Perel : La question de l’exposition aux écrans est devenue centrale dans ma profession d’orthophoniste surtout depuis l’avènement des tablettes numériques et des smartphones. En effet ces ordinateurs nomades sont maintenant dans les poches et d’accès très facile, immédiat. Le lien entre l’exposition précoce et excessive aux écrans et les troubles du développement global, du langage et des apprentissages n’est plus à démontrer. C’est cependant comme maman que la question du numérique à l’école m’est apparue comme problématique.
Nous avons toujours veillé à ne pas exposer nos enfants, choisir les contenus, ne pas autoriser les smartphones avant quatorze/quinze ans etc. cependant le Covid a fait exploser l’utilisation des écrans et les professeurs ont pris l’habitude d’ajouter des devoirs à n’importe quel moment des soirs de semaine, des week-ends, des vacances vie l’espace numérique de travail… Mon fils en venait à se connecter plusieurs fois par soir avec anxiété : tantôt une évaluation annoncée un dimanche à 22 heures pour le lendemain à 8 heures (le papa recevait des notifications de pronote, ce que j’ai toujours refusé), tantôt un travail à rendre sur le “cloud” avant le dimanche 16 heures. Notre droit à la déconnexion n’était pas respecté, notre culpabilité de ne pas “gérer” ni nous organiser était très grande et surtout, à l’âge où mon fils aurait dû être autonome dans la gestion de ses devoirs, nous nous retrouvions à rester près de lui pour nous assurer qu’il ne soit pas sur Youtube au lieu de faire ses devoirs. Et même nous, parents, étions tenus de consulter l’ENT qui vient progressivement remplacer le carnet de liaison. Un enseignant m’a même assuré que la consultation de pronote était obligatoire pour les familles !
Le collège est resté sourd à nos plaintes, les professeurs ont argué qu’il n’était pas possible de revenir en arrière, que l’ENT est très pratique, etc. C’est probablement le cas lorsque les enfants souffrent de troubles des apprentissages mais pourquoi généraliser un dispositif pour enfants en difficultés à des enfants qui ne le sont pas si ce n’est pour augmenter les difficultés ? À trop externaliser nos compétences cognitives de mémorisation, de planification, de repérage… nous perdons ces compétences.
Mon inquiétude s’est d’abord mutée en colère puisque mes préoccupations n’étaient pas entendues par l’établissement et que nous étions véritablement dans un dialogue de sourds alors même que je vis quotidiennement dans mon métier les ravages de l’invasion des écrans dans la vie des familles et que je suis très documentée sur cette question. Mes arguments se heurtaient à un discours de modernité et d’aspect pratique mais modernité et progrès ne sont pas du tout la même chose !
J’ai d’abord pensé que m’opposer à la numérisation de l’école pouvait sembler injuste aux enseignants et établissements puisqu’ils n’ignorent pas qu’en dehors de l’école bon nombre d’enfants sont très exposés aux écrans. Cependant avec CoLINE nous défendons l’idée que l’école doit être un sanctuaire où il est possible pour le jeune de trouver d’autres propositions, et soit sensibilisé à une sorte d’hygiène de vie et éducation sur les dangers d’une trop forte exposition au numérique. L’école devrait être un havre de déconnexion, au moins en dehors des cours qui porteraient sur l’éducation au numérique, malheureusement les cours de technologie sont, aux dernières nouvelles, plutôt en situation de raréfaction. C’est contradictoire !
A. V. : Je crois qu’à la lecture de ce que nous expliquons juste avant, beaucoup de personnes comprennent très bien ce qui pose problème dans cette politique. Et je précise : plus que “le numérique à l’école”, ce qui nous inquiète c’est la numérisation de l’école, le fait de mettre le numérique au centre de l’école. Pour ma part, j’ai trois grands enfants, qui sont ou ont été lycéens. J’habite à Strasbourg, et depuis 2019 la Région Grand Est a généralisé le dispositif “lycée 4.0”. Tous mes enfants ont donc reçu un ordinateur portable au lycée, avec accès à des manuels numériques, les manuels en papier ont été supprimés. Dans mon lycée, ils ont même été interdits sous prétexte d’équité (un livre scolaire est devenu un produit de luxe). Je suis depuis toujours sensible à la question des dangers de la surexposition aux écrans, mais ce que je vois et ce que je vis avec mes enfants a achevé de me convaincre de leur aspect délétère et de la dépendance qu’ils génèrent.
Dans les cours où les profs demandent l’ordinateur, beaucoup d’élèves font autre chose : ils regardent des vidéos, ils jouent, ils sont sur les réseaux sociaux, ils font leur shopping. Mais au moins pendant ce temps, ils se tiennent calmes, alors on laisse faire. Et puis surtout il y a ce réflexe que je constate chez mes ados : pour le moindre travail scolaire, pour faire par exemple un commentaire de texte, le premier réflexe est d’allumer l’ordinateur, pas son cerveau. Et ils font tous comme ça, à quelques exceptions près peut-être. Comme si ces jeunes étaient devenus incapables de se faire même confiance pour penser quelque chose. Leurs points de vue sont de plus en plus formatés. C’est leur capacité même à penser qu’on détruit. À la maison, tous les soirs, je remercie la Région Grand Est : on prétexte un travail à faire et on regarde des séries. Le temps d’usage “pédagogique” de cet ordinateur n’excède pas 10% de son temps d’utilisation. Et oui, seule avec des ados, c’est ingérable. Le temps passé sur ces machins est énorme, et ça impacte réellement les relations intrafamiliales. Même entre eux, mes enfants échangent de moins en moins.
« Plus que “le numérique à l’école”, ce qui nous inquiète c’est la numérisation de l’école. »
Quels échos rencontre votre démarche ? Avez-vous reçu plusieurs demandes d’adhésion ?
A. V. : La première chose que nous avons faite pour lancer ce projet de collectif national, c’est d’écrire un texte et de le faire circuler pour tenter de fédérer d’autres personnes qui, partout en France, font le même constat que nous. Cet appel a d’abord été signé par 1 200 personnes, des parents, des enseignants, des gens de tous horizons, et plusieurs personnalités, nous avions besoin de la légitimité d’intellectuels. Il a été publié par Marianne le 16 février, et depuis il continue de tourner et de recueillir des signatures, nous serons bientôt à 3 000. Nous l’enverrons alors au ministre.
Nous avons reçu énormément de messages de soutien, de témoignages, et tous vont dans le même sens : c’est un désastre en cours, et les gens, parents comme enseignants, sont effrayés, révoltés et se sentent désemparés devant le constat qu’ils font, le même que celui que nous faisons. Tous ces messages étaient très encourageants, beaucoup de gens nous remercient de ce que nous faisons, nous disent : « Enfin ! » Beaucoup en effet nous disent leur satisfaction de ne plus se sentir seuls. Cela nous a permis de constater l’ampleur du problème et nous dit à quel point nous sommes dans le juste. Un certain nombre de personnes ont réagi avec un grand enthousiasme et nous ont fait savoir qu’elles étaient partantes pour agir sur le terrain avec nous. Il y a désormais des gens qui, aux quatre coins de la France, se sentent légitimes à entreprendre des actions là où ils sont pour alerter, dire leur refus, interpeler les politiques, les décideurs de l’Éducation nationale. Et nous le ferons tous sous une même bannière, celle de CoLINE. Désormais nous serons partout pour dire NON. Pour rejoindre CoLINE, il n’y a pas besoin d’adhérer, juste partager un même constat et une même envie d’agir. C’est un collectif, pas une association. Nous ne sommes pas légion, mais suffisamment et surtout suffisamment déterminés pour être de vrais grains de sable dans la machine.
Quelles actions concrètes comptez-vous mener pour sensibiliser à cette question ?
A. V. : Nous n’avons pas de plan d’action déterminé. Il appartient aux membres de CoLINE de décider de ce qu’il sera approprié de faire là où ils sont. CoLINE se conçoit comme un réseau. Nous mettons en place des actions de terrain et nous partageons des outils. Quelles peuvent être ces actions ? Déjà des choses très simples : distribuer des tracts à la sortie des écoles, envoyer des courriers argumentés aux élus des collectivités et aux décideurs par exemple. Leur envoyer les meilleurs morceaux du rapport du très officiel Conseil Supérieur des Programmes de l’Éducation nationale (CSP), dont nous avons compilé la dernière partie qui, pour le coup, ressemble à un manifeste contre la numérisation de l’école. Cela peut être organiser une conférence d’information sur le thème, inviter des spécialistes, comme ceux de CoSE (Collectif contre la Surexposition aux Écrans) qui soutiennent notre action et sont extrêmement convaincants, pour faire comprendre en quoi c’est criminel de numériser l’école pour le développement des enfants et leurs apprentissages, et inviter les politiques à cette conférence. Ça peut aussi être organiser une mobilisation plus visible, une manifestation par exemple devant le siège du département ou de la région qui a voté ou s’apprête à voter l’équipement de ses établissements et la médiatiser.
C’est par exemple ce que nous avons fait à Strasbourg le 26 mai dernier devant l’Hôtel de la région Grand Est. Nous avons en amont envoyé à tous les élus le “best-of” du rapport du CSP, avec un argumentaire sur les dégâts de leur “lycée 4.0”, et nous avons interviewé des lycéens pour les informer de ce que ces jeunes vivent au quotidien à l’ère du 4.0, et cette parole nous la leur enverrons aussi à tous. Il s’agit de multiplier ces actions, toutes simples ou plus ambitieuses, partout en France. Actions dont nous mettons ensuite le mode d’emploi à disposition sur notre site, en partageant les documents utiles, pour que chacun puisse s’en saisir, et qu’ainsi ces actions se multiplient.
C’est ça l’idée de notre réseau : faire là où nous sommes ce que nous pouvons faire. Et la force de notre réseau, ce sont nos signataires, que nous avons répertoriés par département, et qui constituent pour chaque action locale une force mobilisable. Derrière tout cela, il y a évidemment la conviction qu’il est nécessaire de recréer du lien humain, réel, concret, de réunir des gens autour d’une idée, d’un moment, et de faire ensemble. Il s’agit de faire parler la voix de CoLINE aux quatre coins du pays, et de donner ainsi une visibilité à notre action collective. Et puis bien sûr, forts de toutes ces personnes qui s’engagent sur le terrain dans leur commune, leur département, leur région, nous porterons des actions de plaidoyer au niveau national, à l’instar de cette première lettre ouverte au ministre.
« Nous voulons dire pourquoi nous sommes inquiets et tout comme nous questionnons la perte de la dimension humaine à cause du numérique. »
J. P. : Je pense qu’il faut absolument passer par du dialogue et de la pédagogie, communiquer et être clair sur ce que nous défendons : nous ne sommes pas opposés au numérique mais nous sommes conscients des dangers potentiels et de l’addiction qui peut découler de l’utilisation de ces objets.
Il est important de déconstruire les idées reçues sur ces appareils : que ce serait moderne, que les enfants d’aujourd’hui sont capables de les gérer, qu’ils sont “multitâches”, que leur cerveau s’adapte et peut gérer, que cela les aidera à résoudre leurs soucis attentionnels, que cela les prépare au fameux monde de demain… Rien ne le prouve et les études sérieuses et indépendantes démontrent justement l’inverse !
Cela doit se faire dans une atmosphère propice au dialogue : nous ne disons pas simplement “non”, nous voulons dire pourquoi nous sommes inquiets et tout comme nous questionnons la perte de la dimension humaine à cause du numérique, nous voulons échanger, discuter, débattre sur cette question pour de bon et pas seulement recevoir des réponses figées et fermées sur cette question !
Nos Dessert :
- Site du collectif CoLINE
- Camille Dejardin explique les dangers de l’école numérique
- Entretien de Karine Mauvilly sur Le désastre de l’école numérique, sur Le Comptoir
- Entretien de Renaud Garcia sur la numérisation de l’école sur Le Comptoir
- Entretien de François Jarrige sur la question technologique sur Le Comptoir
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Partie 2
Fondé par des parents d’élève, CoLINE est un collectif qui rassemble les personnes qui s’alarment de voir le numérique envahir nos écoles à marche forcée. Dans la première de cette interview les deux fondatrices de CoLINE, Audrey Vinel et Julie Perel nous ont expliqué le but de leur association. Dans cette seconde partie, elles font le bilan du numérique à l’école.
Le Comptoir : Le Conseil supérieur des Programmes a rendu en juin 2022, sur commande du ministère de l’Éducation nationale, un avis « sur la contribution du numérique à la transmission des savoirs ». Il affirme par exemple que rien n’a pu prouver que le numérique améliorait les apprentissages et recommandait le maintien des supports papiers et les relations humaines. Avez-vous constaté depuis une inflexion ?
Audrey Vinel : Rien du tout ! Pour tout dire, ce rapport, comme tout rapport officiel, ménage évidemment la chèvre et le chou. Les deux premières parties s’attardent sur tout ce qu’on peut faire avec le numérique à l’école. On ne comprend pas bien où est l’intérêt de tout ça, mais en gros il s’agit de s’extasier devant les activités “ludiques” qui traduisent la notion “waouh, c’est moderne donc formidable”, mais très sincèrement on ne voit pas bien en quoi tout ça va améliorer l’appropriation des connaissances… Mais il faut bien défendre le fait qu’on numérise et que forcément ça a plein d’applications merveilleuses.
En revanche, la troisième partie de ce rapport, elle, se penche sur « les incidences du numérique sur les apprentissages, les relations interindividuelles et collectives et la santé ». Et là, franchement, le constat qui est dressé est sans appel ! Comme nous l’avons dit, ça ressemble à un manifeste contre la numérisation de l’école. Le CSP nous dit, ce que nous savons déjà mais c’est bien qu’il l’écrive en toutes lettres, que l’utilisation très importante des appareils numériques à l’école provoque une baisse des résultats, diminue la réflexion, l’imagination, la sensibilité, qu’elle ouvre la porte de l’illettrisme, et qu’elle amplifie les inégalités sociales en matière d’éducation (mais rappelons-nous qu’il s’agit de “réduire la fracture numérique” !). Il égrène la longue liste de troubles causés par la surexposition aux écrans sur la santé, le langage, l’attention, le comportement, évoque la possibilité de pathologies graves psychologiques et psychiatriques, l’isolement social et l’appauvrissement des relations intrafamiliales. Le CSP estime que l’irruption du numérique dans la sphère éducative met en péril le projet pédagogique et anthropologique que porte l’école : l’apprentissage et l’assimilation des connaissances ainsi que l’accès aux savoirs et l’indépendance intellectuelle qui en découlent.
Le rapport va même jusqu’à dire, citons-le, qu’il ne faut « pas considérer l’Éducation nationale comme un marché ouvert aux stratégies commerciales des acteurs commerciaux et notamment des géants du numérique ». Bref, le constat dressé dans cette troisième partie remet totalement en question tout le contenu des deux précédentes, et la conclusion devrait s’imposer d’elle-même aux décideurs auxquels il s’adresse : il faut immédiatement arrêter cette folie ! Mais non, force est de constater que ça ne change absolument rien, on continue à faire avancer la machine et à la faire monter en puissance. Il semble que ce rapport dans l’ensemble soit assez méconnu, et pire : ignoré par l’Éducation nationale. Au mieux elle n’en retiendra que les deux premières parties ! En tout cas non, ça n’a pas l’air parti pour infléchir quoi que ce soit. Ce sur quoi alerte le CSP, on le sait depuis bien longtemps de toute façon, et on fait quand même ! L’infléchissement n’est décidément pas à l’ordre du jour.
« Le CSP estime que l’irruption du numérique dans la sphère éducative met en péril le projet pédagogique et anthropologique que porte l’école. »
Donnons un exemple très concret, vécu par des parents de Poitiers qui nous ont rejoints et qui se battent depuis des mois contre la distribution de tablettes dans leur école maternelle. Ces parents sont-ils des arriérés de ne pas vouloir de ça pour leurs gamins de trois ans ? Ou juste des gens responsables ? La mairie de Poitiers (ville où on se sent plus qu’ailleurs encore obligés d’“innover”) a imposé ces tablettes, et les enseignants de l’école en question n’en ont pas été plus enthousiasmés que les parents, les uns comme les autres n’avaient rien demandé.
Les parents ont enjoint la directrice de les laisser au placard, ce qu’elle a volontiers accepté. Et ces mêmes parents ont évidemment demandé un rendez-vous aux élus de la ville et aux responsables du rectorat. Lors de cette réunion, convaincus que c’étaient là des arguments de poids à brandir puisqu’émanant de l’institution elle-même, les parents ont cité de multiples extraits du rapport de CSP. Ceux-ci ont tout bonnement été balayés d’un revers de main. Et ce type d’anecdotes, où les représentants de l’institution s’assoient sur les conclusions du CSP, nous en avons d’autres. On s’en moque des conséquences délétères sur notre jeunesse, c’est un projet qui doit avancer, c’est tout. C’est dire à quel point d’acharnement et de mépris on en est arrivés.
Comment expliquer que les pouvoirs publics ont adopté ces supports sans aucun recul ?
Julie Perel : Parce qu’il y a souvent confusion entre modernité et progrès.
A. V. : On ne va pas y aller par quatre chemins : numériser l’école, c’est un business juteux. “Équiper” des dizaines, des centaines de milliers et au final même des millions d’écoliers, c’est bon pour le marché ! Le Conseil Supérieur des Programmes, certes avec un peu de prudence, affirme lui-même dans son rapport qu’« il a pu s’agir dans certains cas de privilégier des logiques économiques ou clientélistes à défaut d’objectifs pédagogiques définis ». Fournir le matériel, développer des logiciels « éducatifs », assurer la maintenance des systèmes, ça fait tourner toute une économie. Depuis le milieu des années 90, l’industrie numérique l’a bien compris, et elle a développé un lobbying fort efficace à tous les niveaux, de l’Europe aux collectivités locales.
En juin 1998, un article du Monde Diplomatique décrivait ce « rêve fou des technocrates et des industriels : [faire de l’école le] grand marché du XXIe siècle ». Ils ont bien travaillé, c’est aujourd’hui chose faite. Il se passe la même chose qu’avec l’industrie agroalimentaire : peu importe que ce soit mauvais pour la santé et pour la terre, ce que tout le monde sait, ça continue parce que les moyens mis en œuvre sont colossaux. Et n’ayons pas peur de le dire, la corruption est à l’œuvre par le biais de légions d’“experts” qui ont l’oreille des politiques et parviennent à infiltrer tous les cercles où se prennent les décisions et même les instances chargées de réguler ou d’évaluer. Comme en matière d’OGM ou de pesticides, les “experts” qui ont voix au chapitre sont loin d’être indépendants. Ce n’est même pas caché d’ailleurs !
En 2020, à l’initiative de Nous Personne et L’ACUNE, un ensemble de collectifs avait dénoncé dans une lettre ouverte la manière éhontée dont avaient été préparés les États généraux du numérique éducatif. Pour préparer cet événement en effet, qui est devenu un point de référence, la commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale n’a auditionné que « des experts qui, par leurs fonctions respectives ont, et c’est assez remarquable, tous un intérêt direct ou indirect à prôner la numérisation massive de l’Éducation nationale ». Aucun représentant enseignant, de parents d’élèves ou lycéen ne figurait dans la liste des auditionnés, pas plus évidemment que des spécialistes indépendants capables d’aborder les problématiques de santé qu’on aurait dû entendre si vraiment on s’intéressait à l’intérêt des enfants.
« Ceux qui discutent ce “progrès” sont des adeptes de la lampe à huile, c’est bien connu. »
Depuis longtemps, nombreux sont ceux qui alertent sur les dangers du tout-numérique, du neuroscientifique Michel Desmurget à la médecin de PMI Anne-Lise Ducanda en passant par les professionnels du collectif CoSE, et plus de 1500 les études scientifiques indépendantes ont démontré que non, on n’apprend pas mieux sur un écran, bien au contraire. Toute une littérature sérieuse et documentée existe, mais la santé et le bon développement de nos enfants on s’en fout, ce n’est pas la priorité pour nos politiques qui n’ont que le mot “croissance” à la bouche. Les retours d’expérience là où le virage numérique est déjà opéré dans les établissements, ils ne veulent pas les entendre. Partout où l’on distribue des terminaux numériques individuels aux élèves, et quand bien même cela est présenté comme une “expérimentation” (ce qui est généralement le cas), il n’est jamais procédé à aucune évaluation.
Pourtant l’Éducation nationale passe son temps à évaluer tout et n’importe quoi, et c’est bien la moindre des choses d’évaluer une politique publique dans laquelle on investit des dizaines de millions chaque année. Mais non. En dans la région Grand Est par exemple, où le “lycée 4.0” est généralisé depuis quatre ans, il n’y a pas eu d’évaluation et il n’y en aura pas, et encore moins d’évaluation indépendante. La mutation est opérée et elle a vocation à perdurer, quels qu’en soient les impacts sur le terrain, sur les enfants, dans la réalité des salles de classes et des familles. L’“innovation”, ça ne se discute pas, il faut être modernes, comprenez-vous, on n’a pas d’autre choix. Et ceux qui discutent ce “progrès” sont des adeptes de la lampe à huile, c’est bien connu.
On risque de vous répondre que le numérique est maintenant partout, en France comme ailleurs, et que dans le monde d’aujourd’hui, il est essentiel d’apprendre à utiliser ces technologies…
A. V. : Ah oui ! « Il faut vivre avec son temps » ! Bien sûr qu’il serait intéressant que l’école développe une véritable éducation au numérique. On tente bien effectivement de nous convaincre que c’est la volonté qui sous-tend cette conversion de l’école, les annonces de Pap Ndiaye fin janvier en remettaient d’ailleurs une couche dans ce sens. Mais éduquer AU numérique, ce n’est pas éduquer PAR le numérique ! De même que, parallèle un peu choc, éduquer à la sexualité n’est pas éduquer par la sexualité. Ce n’est pas en mettant une tablette ou un ordinateur entre les pattes des gamins qu’ils vont apprendre à en faire bon usage. Si vous voulez apprendre à nager à un enfant, est-ce que vous allez le jeter à l’eau sans bouée ? C’est à peu près ce qu’on fait. Et forcément, eh bien l’enfant a plus de chances de se noyer que d’apprendre à nager.
Si on voulait vraiment apprendre à nos enfants à “utiliser ces technologies” de manière intelligente, on mettrait en place un enseignement dédié, dans des salles équipées, on offrirait un cadre pédagogique digne de ce nom et la possibilité d’un apprentissage en groupe restreint auprès d’un professionnel spécialisé. Or ce n’est pas ce qu’on fait : on distribue des tablettes et on supprime les salles informatiques. On fait de l’outil numérique le vecteur privilégié voire exclusif des apprentissages, et ce faisant, on formate les élèves à y avoir recours pour tout et n’importe quoi.
« Éduquer AU numérique, ce n’est pas éduquer PAR le numérique. »
Tout ce que ça fait, c’est accélérer la dépendance à l’outil numérique, et ajouter des temps d’écran scolaires à des temps d’écran dits “récréatifs” déjà largement excessifs. En réalité, on les encourage insidieusement à passer leur vie devant des écrans et à en consommer toujours plus : l’Éducation nationale normalise la surexposition. Et on n’évoque même pas le fait que les terminaux qu’elle distribue fonctionnent tous avec Microsoft (ce qui n’est d’ailleurs pas un détail) et ne sont pas bridés dans leur utilisation. Résultat des courses, et nous l’avons déjà évoqué : l’institution donne sa bénédiction à la connexion permanente et sous prétexte de “démocratie numérique” ouvre la porte à toutes sortes d’usages inappropriés et délétères.
Un témoignage reçu de parents pour illustrer : leur enfant douze ans a été traumatisé par des images pornographiques que lui a montrées un de ses camarades du même âge sur sa tablette (offerte par le département) pendant une heure de permanence. Réponse du collège : « On peut bloquer le serveur en question mais croyez-nous le lendemain ils en auront trouvé un autre », et c’est effectivement ce qui s’est passé. Et ce type de témoignages est malheureusement loin d’être anecdotique. Clairement, distribuer des tablettes et des ordinateurs aux élèves et les laisser se débrouiller avec parce que, vous comprenez, ce sont des “digital natives”, c’est ce qu’on peut faire de pire pour prétendre en faire des utilisateurs avisés. Tout ce qu’on fait, c’est travailler à les transformer en consommateurs captifs, soumis à la dictature des algorithmes. Dans cette école-là, ils apprennent de moins en moins à allumer leur cerveau.
Mais finalement, c’est peut-être ça l’objectif ultime de cette école numérique : désapprendre à penser à nos enfants. Une jeunesse qui réfléchit par elle-même est une jeunesse dangereuse pour un gouvernement qui nomme “écoterroristes” des gens qui se battent contre la privatisation de l’eau. Nous sommes de ceux qui pensent que le vrai projet politique qui sous-tend la numérisation globale de nos vies, c’est l’abrutissement des masses. Et nous partageons le constat que fait de Michel Desmurget dans La fabrique du crétin digital : « Ce que nous faisons subir à nos enfants est inexcusable. Jamais sans doute, dans l’histoire de l’humanité, une telle expérience de décérébration n’avait été conduite à aussi grande échelle. »
Oui, la numérisation de l’école est un outil majeur d’abrutissement des masses, de fabrication d’une opinion standardisée et d’une société réduite à consommer bien docilement. Une société conditionnée à accepter sans se rebeller le désastre en cours et pire, à participer à son accélération. Car numériser l’école, c’est aussi rajouter une sacrée brique à la catastrophe écologique, c’est complètement irresponsable et totalement anachronique. Comment peut-on parler de “sobriété” et continuer sur ce chemin ? Cette injonction contradictoire que la numérisation de l’école envoie à nos enfants aussi est intolérable ! Alors oui, il est vraiment urgent de s’engager activement contre cette folie dévastatrice. C’est ce que modestement nous essayons de faire avec CoLINE. Mais pour y parvenir, nous devons être nombreux à nous y opposer tangiblement, partout où nous sommes. C’est pourquoi nous invitons tous ceux que cette politique aveugle révolte à faire entendre leur voix avec nous, car là comme ailleurs le silence est complice.
J. P. : Oui, je comprends que l’on puisse raisonner ainsi et c’est le message qu’essaient de nous faire passer les acteurs du numérique. Leur puissance financière est si grande ! C’est le même discours que l’on a sur l’utilisation des « jeux éducatifs » sur tablette, voire des jouets électroniques de type « robot interactif » vendus pour les plus jeunes enfants. Je vois quotidiennement ces jeunes enfants dans mon cabinet d’orthophonie, ils sont stimulés par ces objets dits « interactifs » dont le seul pouvoir est de rendre le jeune enfant répétiteur de noms de couleurs, de chiffres, en anglais parfois… sans mettre aucun sens sur ces notions… sans aucune interaction, sans qu’un interlocuteur s’ajuste, soit en accordage avec l’enfant. Pour apprendre, les enfants ont besoin d’interactions ! Un enfant apprend huit fois mieux un mot appris en contexte avec un interlocuteur que hors contexte lorsqu’on lui ferait répéter ce mot.
« C’est peut-être ça l’objectif ultime de cette école numérique : désapprendre à penser à nos enfants. »
76 % des parents pensent que plus on immerge un enfant tôt dans le numérique et plus il saura se débrouiller, si l’on suit ce raisonnement, tous les enfants qui ont des livres autour d’eux sauront lire avant les autres ? Ils seront au mieux attirés par les livres mais il n’auront pas pour autant acquis la lecture. De nombreux spécialiste de l’informatique et des sciences qui ont répondu à notre appel en témoignent : pour être à l’aise avec le numérique il faut d’abord avoir construit d’autres savoirs élémentaires qui permettent de bâtir de nouveaux savoirs : lecture, maths…. Au mieux, une exposition précoce les rendra très attirés par l’objet écran. Il est important de faire passer ce message.
Un ami enseignant me racontait qu’il avait reçu une formation vantant les mérites du numérique pour répondre aux difficultés attentionnelles et motivationnelles des élèves par le biais du circuit de la récompense. En stimulant le circuit de la récompense par des applications ou logiciels pour les apprentissages, on rendrait les élèves plus motivés. Cependant ce serait comme les récompenser par des bonbons à chaque effort fourni, il est peu probable que cela soit efficace sur le long terme. Si l’on réfléchi “global“ et à long terme il serait plus pertinent de permettre aux élèves d’expérimenter les mérite de l’effort et de travail sur la durée. Par ailleurs en voulant répondre à la problématique des difficultés d’attention, on expose les élèves à des objets qui épuisent leurs ressources attentionnelles, cela est totalement contradictoire et ne fait qu’empirer les choses.
Il est donc essentiel d’apprendre à utiliser ces technologies au moment où c’est opportun. Il me semble essentiel également d’informer les élèves sur les tenants et aboutissants de ces “outils” : que dire de la contradiction entre déploiement du numérique et épuisement des terres rares par exemple ? Que penser du marché des ressources attentionnelles et de la protection des données ? Quand nous n’évoquons pas les problématiques de l’électro-hypersensibilité ?
Nos Dessert :
- Première partie de l’entretien
- Site du collectif CoLINE
- Appel du collectif CoLINE dans Marianne
- Camille Dejardin explique les dangers de l’école numérique
- Entretien de Karine Mauvilly sur Le désastre de l’école numérique, sur Le Comptoir
- Entretien de Renaud Garcia sur la numérisation de l’école sur Le Comptoir
- Entretien de François Jarrige sur la question technologique sur Le Comptoir