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Agnès Van Zanten : "Un véritable marché de l’éducation est en train de se créer"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Face aux difficultés rencontrées par l’éducation publique, le privé a le vent en poupe même si, estime la sociologue Agnès Van Zanten, on est encore loin d’une situation à l’anglo-saxonne. Au-delà des problèmes de mixité scolaire dans le secondaire, elle constate que toute une série d’agents privés parviennent désormais à capter une clientèle informée, soucieuse d’assurer une bonne scolarité à leurs enfants et de plus en plus défiante envers le service public d’éducation.
Sociologue au CNRS, Observatoire sociologique du changement. A notamment dirigé L'Ecole, l'état des savoirs, éd. La Découverte, 2000
En France, la part des effectifs scolarisés dans l’enseignement privé sous contrat est plafonnée à 20 % via la limitation des financements publics accordés à ce secteur. Peut-on pour autant parler de privatisation de l’école ?
La privatisation de l’enseignement ne se mesure pas uniquement à l’aune de la proportion des élèves scolarisés dans le privé. Il faut aussi analyser l’attractivité de ce secteur qui attire de plus en plus d’élèves issus des catégories sociales favorisées et très favorisées. Un rapport de la Cour des comptes publié en juin 2023 révèle ainsi que la part des catégories sociales très favorisées (cadres, chefs d’entreprise, enseignants…) dans l’enseignement privé sous contrat est passée de 26 % en 2000 à 40 % en 2021, contre 20 % dans l’enseignement public.
C’est une tendance très affirmée dans les grandes villes comme Paris, où le chercheur Julien Grenet prévoit que 80 % des classes supérieures y seront scolarisées d’ici dix ans si l’on prolonge les tendances actuelles.
Les familles accueillies par ce secteur ont des enfants qui affichent de bons résultats scolaires. Et les enfants défavorisés, notamment ceux issus de l’immigration, se concentrent de ce fait dans les établissements publics, ce qui pèse lourd sur les enseignements, car les enseignants se retrouvent à gérer un surcroît de difficultés à la fois scolaires et sociales.
Par ailleurs, les acteurs privés occupent une place croissante dans l’enseignement public. Cela notamment via le développement du soutien scolaire, qui connaît une augmentation très nette. En 2013, déjà, une étude du Centre d’analyse stratégique [devenu depuis France Stratégie, NDLR] mentionnait que cela concernait un million d’élèves. Et c’était il y a dix ans !
Bien sûr, cela n’atteint pas les mêmes niveaux que dans les pays d’Asie du Sud-Est où, selon les pays, la moitié des élèves peut être concernée. Mais les difficultés scolaires des élèves ne sont pas bien prises en charge par l’école. Et les parents qui scolarisent leurs enfants dans des établissements favorisés y ont recours pour mieux les armer pour la compétition scolaire.
Est-ce que ce mouvement touche également les politiques locales ?
Oui, car les politiques locales d’éducation développées par les gouvernements successifs, dont celui d’Emmanuel Macron, font une place croissante à des partenaires, notamment associatifs, venant du secteur privé. C’est le cas des contrats éducatifs locaux depuis 1998 et des cités éducatives depuis 2019, qui, dans les quartiers de la politique de la ville, mettent en lien, avec des financements publics, les acteurs de l’éducation et ceux qui gèrent les activités extrascolaires.
C’est certes un objectif louable de vouloir développer les liens entre le secteur éducatif et le secteur associatif, et de chercher à améliorer l’accompagnement des jeunes en dehors du temps scolaire. Mais beaucoup de ces acteurs, dans les faits, reçoivent aussi des financements privés et fonctionnent comme des start-ups pour dispenser des conseils d’orientation vers l’enseignement supérieur en étant très imprégnés des valeurs et des modes de management du secteur privé. Des conseils auxquels les élèves pourraient avoir accès de façon plus équitable dans le cadre même de l’Education nationale.
L’ensemble de ces phénomènes concourt à la création d’un véritable marché de l’éducation, avec ses gagnants et ses perdants. La libéralisation de l’enseignement public en France n’est pas aussi explicite, ni légitimée par les pouvoirs publics, que dans des pays comme le Royaume-Uni, mais elle est en marche. Et on le constate encore plus dans l’enseignement supérieur, où on a, entre autres, vu se multiplier les classes préparatoires privées destinées aux étudiants en santé pour leur permettre de réussir en première année.
Justement, pouvez-vous revenir sur le développement des formations privées dans l’enseignement supérieur en France et ses conséquences ?
La part des formations privées dans l’enseignement supérieur en France est longtemps restée très faible. Elle n’était que de 7 % jusqu’à la fin des années 1990. Elle est maintenant de 22 %.
Les champs qu’elles couvrent se sont nettement élargis. Auparavant, les formations privées étaient surtout des classes préparatoires ou des BTS dans les écoles catholiques, voire des établissements avec un statut mixte dépendant des chambres de commerce. Ce paysage a évolué. Et on a vu, à la fin des années 1990, l’émergence de nouvelles écoles privées post-baccalauréat appartenant à des grands groupes scolaires.
Nous avons peu de données sur celles-ci. Mais nous savons qu’elles proposent une offre rare dans l’enseignement public, dans les domaines de l’art, du paramédical et d’autres domaines très attractifs pour les jeunes, en particulier le numérique. Autre nouveauté, ce sont des formations purement privées au niveau de leur financement, dont le fonctionnement dépend des frais de scolarité, souvent très élevés, payés par leurs étudiants.
Ce sont des formations qui ont un marketing très offensif. Elles achètent des espaces publicitaires sur Google pour occuper les premières places dans les résultats de recherche. Elles sont également très mises en avant par les médias privés comme L’Etudiant ou Studyrama, mais aussi désormais par une organisation publique comme l’Onisep. En Ile-de-France, nous avons noté, en étudiant 25 salons spécialisés dans l’orientation des lycéens, que plus de 80 % de l’offre de formation présentée était privée, alors qu’elle reste minoritaire dans le contexte français.
Quel est le public de ces écoles privées, souvent onéreuses, et que lui promettent-elles ?
Ces écoles se veulent garantes d’une bonne insertion professionnelle, car elles sont en général très liées au monde économique et font intervenir des professionnels. Mais cette insertion n’est pas toujours au rendez-vous. Elles promettent aussi à leurs élèves des conditions d’études très agréables, avec un fort taux d’encadrement. Une partie d’entre elles disposent de campus très luxueux avec des bâtiments récents et spacieux. On peut faire parfois beaucoup de voyages dans le cadre de ces formations et leurs étudiants peuvent participer à une vie associative très riche.
Elles sont destinées à des élèves qui ne sont pas forcément d’un très bon niveau, appartenant aux classes moyennes inférieures. Peu exigeantes du point de vue scolaire, elles sélectionnent leurs élèves sur des critères de motivation et attirent des lycéens qui craignent de ne pas être acceptés par les formations publiques sélectives comme les classes préparatoires et les grandes écoles, mais veulent éviter l’université où ils ont peur d’échouer faute d’encadrement.
L’essor de l’enseignement supérieur en France depuis le début des années 2000 a été largement porté par ces formations privées. Il est dommage que, dans le même temps, les premiers cycles universitaires n’aient pas bénéficié de financements suffisants pour assurer un accueil satisfaisant à tous leurs étudiants, en particulier ceux issus des classes populaires.
Quels ont été les effets de la création des plateformes APB et Parcoursup ?
Les chercheurs n’ont eu accès que très récemment aux données concernant ces plateformes d’orientation en ligne. Mais les premières études montrent que l’un des objectifs remplis par APB puis Parcoursup est d’avoir contribué au désir pour les études supérieures. En France, on avait déjà fortement affiché l’objectif de 80 % d’une classe d’âge atteignant le niveau du bac. Mais le fait d’inviter tous les lycéens à formuler des vœux pour l’enseignement supérieur sur ces plateformes a eu un effet d’encouragement.
Or, dans le même temps, du fait du sous-financement de l’université en France, les aspirations de ces élèves ne trouvent pas toujours de réponses. Autour de 90 000 bacheliers chaque année ne trouvent une formation dans l’enseignement supérieur que grâce à une procédure de rattrapage où on leur propose des cursus dont ils ne veulent pas, par exemple des BTS du tertiaire peu attractifs. Ainsi, beaucoup de jeunes accèdent à l’enseignement supérieur, mais pas dans les formations de leur choix. Cela explique le fait qu’une partie d’entre eux contournent le système des plateformes en s’inscrivant dans des établissements privés aux procédures de sélection spécifiques.
On constate par ailleurs que la puissance publique est persuadée que tous les jeunes se débrouillent très bien sur Internet puisque ce sont des digital natives. C’est vrai sur le plan technique. Mais nos recherches montrent que quand les lycéens se renseignent sur leurs vœux d’orientation, ceux parmi eux qui viennent d’un milieu populaire n’ont souvent recours qu’à un registre de mots-clés très limité. Or, la variété et la pertinence de ceux-ci sont essentielles pour ne pas rester enfermé dans une « boucle informatique » et accéder à un éventail diversifié de données et de points de vue.
De même, nos recherches révèlent les difficultés d’une partie des jeunes à comprendre les informations d’orientation qu’ils trouvent sur Internet et à les utiliser. APB et Parcoursup produisent beaucoup d’informations, mais c’est très difficile pour certains jeunes de s’en saisir. Que veut dire, par exemple, tel taux d’acceptation dans telle filière, tel taux de passage en deuxième année ?
Par ailleurs, que veut dire tel palmarès, que vaut-il, à quoi correspond la réussite dont se targue telle école ? Les lycéens issus des classes populaires et des classes moyennes inférieures ne savent souvent pas interpréter ces messages. Cela les rend très vulnérables au discours promotionnel des écoles privées. En outre, ils ne sont généralement pas accompagnés dans leurs démarches par leurs parents, eux-mêmes très démunis. Ainsi, même si les aspirations aux études supérieures se sont généralisées, tous les jeunes ne s’engagent pas dans des parcours où ils réussissent.
Face à cela, pour éviter l’échec à l’université, il faudrait investir massivement pour y assurer un meilleur taux d’encadrement avec davantage d’enseignants.