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Petits paysans et gros mensonges

agriculture

Lien publiée le 10 septembre 2023

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Petits paysans et gros mensonges - La Vie des idées (laviedesidees.fr)

L’agonie du monde agricole n’est pas une fatalité due à quelque « modernisation ». Elle résulte de phénomènes politiques et économiques, depuis le dogme de l’industrialisation jusqu’à l’intimidation envers les contradicteurs, en passant par le lobbying des firmes agrochimiques.

En 1965, trois jeunes économistes, Gervais, Servolin et Weil, publiaient un petit essai, Une France sans paysans. À l’apogée des Trente Glorieuses et trois ans après les fameuses lois d’orientation agricole qui devaient moderniser l’agriculture, ils décrivaient le processus d’industrialisation qui adviendrait, l’ascension irrésistible du salariat et la disparition inéluctable de la forme artisanale-familiale pourtant alors promue par le syndicalisme : un couple, une ferme.

L’agriculture ne ferait que suivre, avec un siècle de décalage, la révolution qui avait totalement transformé l’activité manufacturière. Forgerons, potiers et tisserands avaient disparu depuis longtemps des campagnes et, avec eux, la société paysanne. Pourquoi les agriculteurs, qui n’en étaient que l’ombre diaphane, leur auraient-ils survécu ? Lamartine avait écrit en son temps :

La civilisation aussi est un champ de bataille où beaucoup succombent pour la conquête et l’avancement de tous. Plaignons-les, plaignons-nous et marchons.

Les fossoyeurs

Depuis 1965, on ne compte plus le nombre d’ouvrages, de documentaires et de films spécialisés ou grand public, ces derniers bien souvent larmoyants d’ailleurs, sur le thème de la disparition des petits paysans. Dans les années 1970, ils avaient 10 hectares ; dans les années 1980, 20 ; dans les années 1990, 30 ; aujourd’hui, ils en ont 200, voire 500, et ils sont toujours des « petits paysans » victimes de la société – réduite en général à la grande distribution et aux consommateurs.

D’analyse souvent sommaire, cette production pléthorique reflète-elle la mauvaise conscience de la société ? Ou vient-elle conforter un récit dont l’effet, voire le but lénifiant, est de masquer les processus et acteurs à l’œuvre au sein même du complexe agroindustriel, les fossoyeurs de ces « petits paysans » ?

Au milieu de cette prolifération, l’ouvrage de Nicolas Legendre constitue une exception et, espérons-le, un tournant dans la perception qu’aura l’opinion de l’agonie du monde agricole. L’auteur, correspondant du journal Le Monde, s’appuyant sur ses enquêtes sur près de sept ans autant que sur la littérature scientifique, procède à une autopsie du complexe agroindustriel breton, qui a transformé en un siècle le petit territoire en une énorme plateforme agroalimentaire, transformant soja et céréales en saucisses, lardons, blancs de poulets, nuggets, yaourts et emmental via l’élevage industriel et les entreprises de transformation, au prix d’une incroyable souffrance des éleveurs de base totalement inféodés et des ouvriers et ouvrières de l’agroalimentaire, ainsi que des destructions écologiques dont on ignore encore le degré de réversibilité.

L’apport décisif de l’ouvrage est de ne pas se concentrer sur les facteurs externes dont la Bretagne serait victime (même s’il ne les ignore pas), mais de décrire et de documenter les facteurs internes à la société bretonne, au premier rang desquels la mentalité des agriculteurs ou, du moins, de leurs meneurs, les « paysans directeurs généraux », pour reprendre le titre dont était affublé le plus emblématique d’entre eux : Alexis Gourvennec, issu d’une famille paysanne du Léon.

Aux racines du modernisme réactionnaire

Le modèle breton trouve en grande partie son origine dans le mouvement néofasciste des « chemises vertes », avec comme figure tutélaire le comte Hervé de Budes de Guébriant qui, sous le régime de Vichy, sera chargé de mettre en place la Corporation paysanne.

Le mouvement est en terre bretonne passablement ultramontain, voire franchement réactionnaire, mais délibérément moderniste dans l’adoption des techniques, et corporatiste dans son mode d’organisation (d’encadrement, devrait-on dire) des paysans. Il s’agit donc de moderniser les campagnes, mais sans bouleverser les hiérarchies sociales.

Ce mouvement partage avec l’extrême droite du milieu du XXe siècle deux caractéristiques : une prédilection pour l’action violente ligueuse et une conception darwinienne de la société, particulièrement en matière économique. L’affichage sera plus discret après la Seconde Guerre mondiale, mais le fonds idéologique se maintient et se coule assez bien dans le moule de la modernité industrielle. Ainsi, en 1976, Alexis Gourvennec déclare :

Nous devons abandonner à leur sort les « minables » qui ne nous intéressent pas. C’est à ce prix, et à ce prix seulement, que nous gagnerons la bataille de la production. Je ne dis pas que cela va sans poser des cas sociaux difficiles et dignes d’intérêt. Mais il appartient à l’État de leur venir en aide, et non à la profession qui ne peut se permettre de traîner des boulets dans la bataille internationale en cours et qui n’est jamais gagnée.

Contrôle social et intimidation

La disparition des « minables » est un processus d’absorption des « petits » par les « gros », c’est-à-dire ceux qui disposent déjà d’un patrimoine et d’un réseau substantiels, notamment pour l’accession aux prêts bancaires. En considérant la disparition des petits minables comme une nécessité inéluctable, il désinhibe l’instinct de prédation latente de leurs voisins. La faillite des uns fait le bonheur des autres. Une ex-cadre bancaire confie :

Ils ont habitué les paysans à être cannibales, à bouffer le voisin. Le système a validé cette violence. Il a mis des prolétaires à se battre entre eux. Celui qui s’agrandissait, qui rachetait des fermes, était un gagneur.

Ainsi chaque agriculteur actuel est-il un survivant de la lutte pour la vie, qui a participé à dévorer les plus petits que lui et vit désormais dans la crainte d’être dévoré par plus gros que lui. Le processus peut n’avoir comme fin que la formation d’un oligopole, c’est-à-dire la disparition de tous les agriculteurs.

La lutte pour la vie des producteurs bénéficient à toute une industrie de services : banques, firmes agrochimiques, coopératives, fabricants d’équipements, etc. Ce complexe agroindustriel, souvent issu du mouvement coopératif agricole et dirigé par des agriculteurs, exerce sur la masse des producteurs (et plus généralement la société bretonne) un étroit contrôle social. La menace ouverte ou voilée, voire les actes d’intimidation envers les contradicteurs, et même des représentants de l’autorité publique, font partie des pratiques usuelles. Ce qui conduit les personnes interrogées par Nicolas Legendre à utiliser les termes de mafia ou d’omerta pour décrire le système social qui enserre les acteurs. Le silence dans les champs est imposé.

Au sein de l’agroalimentaire, où une grande partie des ouvriers sont issus des anciennes familles paysannes, on retrouve une même violence dans les rapports sociaux, en lien direct avec la souffrance liée aux conditions de travail.

« Deux mille agriculteurs qui cassent tout »

La coercition ne suffit pas à elle seule à expliquer cette servitude. Et Nicolas Legendre, lui-même fils de petit agriculteur ayant, enfant, fréquenté émerveillé le SPACE, la grande exposition bretonne de matériel agricole, analyse les facteurs intimes et intériorisés de la servitude : la valorisation de la souffrance, dans le fait d’être dur à la tâche, la fascination pour le matériel agricole qui engendre suréquipement et surendettement, l’accroissement des terres venant consolider l’achat du tracteur plutôt que l’inverse.

C’est une construction idéologique qui confine au religieux, le dogme de l’industrialisation, lequel assure le consentement des cannibales au cannibalisme autant comme proies que comme prédateurs. Le plus étonnant est l’érection à Canoët, dans la vallée des Saints, d’une statue dédiée à saint Alexis ! Le silence dans les champs est intériorisé et a longtemps été consenti.

Mais l’État ? Sa compromission est sans appel. Il a laissé prospérer les méthodes d’intimidation, donnant raison à Alexis Gourvennec quand il théorisait : « Deux mille agriculteurs qui cassent tout, c’est plus payant que dix mille manifestants qui défilent dans le calme. » Pire, il est financièrement venu au secours des entreprises hasardeuses, comme Brittany Ferries, acceptant de mutualiser les pertes et de privatiser les bénéfices.

Il a aussi renoncé à appliquer les normes environnementales, désavouant au besoin ses agents, voire il a mis la force publique au service d’un projet destructeur à moyen terme pour le territoire, ses hommes et ses ressources. Il a mis à l’honneur les barons les plus féroces et parfois corrompus de l’empire armoricain. En bref, il a été le bras séculier de la religion agroindustrielle.

Et après ?

Le système ayant dévoré sa base, il atteint ses limites. Des voix se font entendre désormais, au cœur de l’establishment, pour reconnaître l’impasse, même si elles sont rapidement rappelées à l’ordre. Ce sont ces voix innombrables de vétérinaires, de cadres bancaires ou de coopératives de fonctionnaires locaux, d’agriculteurs parfois haut placés dans la hiérarchie, que Nicolas Legendre nous fait entendre. Un murmure encore léger, mais persistant, se fait entendre dans les champs.

D’autre voie sont envisageables, comme celles des frères Glinec, combinant désinvestissement dans le matériel et diminution des volumes, mais accroissement des marges ; car, contrairement à l’idée reçue, il n’est pas économiquement vertueux de produire et de vendre, si pour cela on a dû beaucoup importer et beaucoup acheter. Ce qui fait la richesse d’un homme comme d’un territoire, c’est la valeur ajoutée.

La Bretagne, et au-delà l’agriculture française et même européenne, est à la croisée des chemins entre deux possibles. D’un côté, un projet industriel entretenant un rapport purement extractiviste aux ressources humaines et biologiques du territoire, avec à terme une unique société de capitaux, comme cela s’est vu dans d’autres domaines, par exemple la sidérurgie. Avec le risque qu’elle soit un jour contrôlée par des capitaux extérieurs. Ou alors, d’un autre côté, la reconnexion territoriale.

L’essai de Nicolas Legendre, qui fait suite à cinq articles publiés dans Le Monde, permet de renouveler le débat public sur les devenirs divergents des territoires et du complexe agroindustriel. Sans affranchir les diverses responsabilités, l’auteur rééquilibre l’analyse en mettant le projecteur sur les mécanismes en jeu dans le monde agricole, les structures qu’il a créées – banques, coopératives – ainsi que sur l’amont : le machinisme et l’agrochimie.

Le drame prévisible du monde agricole – comme celui du climat – n’est pas réductible à des consommateurs qui « ne voudraient pas payer le prix ». Il est le produit d’une organisation de filière qui, dès l’origine, avait pour objectif la fin des paysans. Les grands gagnants, souvent inconnus du grand public, se situent en amont : DuPont, Pioneer, le Crédit agricole, Chemchina, Bayer, Deutz, New Holland, Claas, etc.

Pour les agriculteurs, le salut exige un sursaut : tendre la main aux territoires et aux consommateurs et apostasier la religion industrielle et ses idoles. Adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré !

Nicolas Legendre, Silence dans les champs, Paris, Arthaud, 2023. 352 p., 20 €.

par Matthieu Calame, le 7 septembre