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L’explosion des inégalités d’espérance de vie entre très diplômés et peu diplômés aux Etats-Unis
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
En 1980, l’espérance de vie aux Etats-Unis correspondait à celle observée en moyenne dans les autres pays riches (cf. graphique 1). Dès le début des années 1980, la hausse de l’espérance de vie ralentit aux Etats-Unis et décroche par rapport à celles des autres pays riches. Depuis le début des années 2000, l’espérance de vie des Américains devient l’une des plus faibles parmi les pays riches. L’écart entre celle-ci vis-à-vis de celle des autres pays riches ne cesse ensuite de se creuser et il augmente très fortement en 2020 : lors de la pandémie de Covid-19, l’espérance de vie a baissé bien plus fortement aux Etats-Unis que dans les autres pays développés. Et pourtant, tout au long de ces quatre décennies, la croissance s’est maintenue aux Etats-Unis et ces derniers continuent de présenter l’un des PIB par tête les plus élevés au monde. Si la croissance contribue à l’amélioration des conditions de vie, elle ne semble manifestement pas constituer une condition suffisante à leur amélioration.
GRAPHIQUE 1 Espérance de vie à la naissance aux Etats-Unis et dans 22 autres pays riches (en nombre d’années)
Dans l’analyse qu’ils viennent de présenter à la conférence automnale de la Brookings, Anne Case et Angus Deaton (2023) relient cette singularité américaine à l’explosion des inégalités d’espérance de vie entre très diplômés et peu diplômés, elle-même tout à fait singulière, que connaissent les Etats-Unis.
Les deux économistes de l’Université de Princeton ont distingué les Américains selon qu’ils possèdent ou non le « bachelor », un diplôme obtenu au terme de quatre années d’études universitaires, puis ils ont observé comment l’espérance de vie de chacune de ces catégories a évolué (cf. graphique 2). De 1992 à 2010, il apparaît que la mortalité a eu tendance à baisser pour ces deux catégories, mais elle a diminué davantage pour les détenteurs d’un bachelor. Entre 2010 et 2019, la mortalité a continué de baisser pour ces derniers, mais elle a augmenté pour ceux qui ne détenaient pas un bachelor. Enfin, durant la pandémie de Covid-19, la mortalité a augmenté pour les deux catégories, mais de façon plus limitée pour les détenteurs d’un bachelor. Ainsi, l’écart de mortalité moyen entre les deux catégories n’a cessé de se creuser au fil de ces trois sous-périodes : au terme de l’année 2021, elle a atteint 8,5 ans à l’âge adulte. En 2021, l’espérance de vie des détenteurs d’un bachelor restait supérieure à ce qu’elle était en 1992 ; celle de ceux qui ne détiennent pas de bachelor était par contre plus faible.
GRAPHIQUE 2 Espérance de vie à 25 ans des titulaires d'un bachelor et des non-détenteurs d'un bachelor aux Etats-Unis (en nombre d’années)
Les Etats-Unis semblent être le seul pays occidental où les espérances de vie respectives des plus diplômés et des moins diplômés évoluent dans le sens opposé l’une de l’autre. Et ce phénomène contribue à expliquer pourquoi l’espérance de vie globale des Etats-Unis décroche par rapport à celle des autres pays. En effet, Case et Deaton notent que l’espérance de vie des Américains les plus diplômés est restée relativement plus élevée que les espérances de vie globales enregistrées dans les autres pays riches ; elle a progressé peu ou prou au même rythme que ces dernières. C’est l’espérance de vie des Américains les moins diplômés, relativement plus faible que les espérances de vie globales observées dans les autres pays riches, qui a décroché par rapport à celles-ci (cf. graphique 3).
GRAPHIQUE 3 Espérance de vie à 25 ans aux Etats-Unis et dans 22 autres pays riches (en nombre d’années)
Case et Deaton se sont penchés sur les causes des décès. La dynamique qu’ils observent s’explique notamment par la hausse des « morts de désespoir » (deaths of despair), ces décès par suicide, overdose de drogue ou alcoolisme qui a particulièrement touché les hommes blancs des franges populaires de la population américaine [Case et Deaton, 2017 ; Case et Deaton, 2021]. Cela dit, sur la période allant de 2000 à 2019, ce sont bien toutes les causes de décès qui ont contribué au creusement de l’écart de mortalité entre les titulaires d’un bachelor et ceux qui n’ont pas obtenu ce diplôme. Dans certains cas, comme dans celui du cancer, la mortalité a chuté dans les deux catégories ; dans d’autres, comme dans celui des morts de désespoir ou de la maladie de Parkinson, elle a augmenté dans les deux catégories ; dans d’autres encore, comme dans celui des maladies cardiovasculaires, elle a pu baisser puis augmenter. Mais systématiquement, qu’importe la cause de la mort, les inégalités entre très diplômés et peu diplômés face à celle-ci se sont accrues.
GRAPHIQUE 4 Rapport entre le salaire des titulaires d’un bachelor et le salaire des non-titulaires d’un bachelor
La hausse des inégalités entre très diplômés et peu diplômés ne s’observent pas seulement en termes d’espérance de vie. Elle s’observe également au prisme d’autres indicateurs corrélés au bien-être, notamment la morbidité, l’isolement social, le mariage, le revenu familial et le patrimoine. Pour Case et Deaton, la hausse des inégalités entre très diplômés et peu diplômés est avant tout liée à celle des inégalités salariales. En 1979, ceux qui détenaient un bachelor gagnaient en moyenne un salaire 41 % plus élevé que ceux qui n’en détenaient pas ; en 2019, cette « prime salariale » s’élevait à 83 % (cf. graphique 4). Les revenus et les richesses ont été de plus inégalement réparties aux Etats-Unis [Piketty et alii, 2018 ; Saez et Zucman, 2020] et c'est cette hausse des inégalités de revenu et de richesse qui fracture la société américaine. Dans le cas particulier de l'épisode pandémique, le creusement des inégalités d'espérance de vie tient certainement aux inégalités d'accès aux soins et aux inégalités en termes de conditions de travail : ce sont les plus diplômés qui ont pu le plus facilement travailler à distance, tandis que les moins diplômés ont davantage été contraints de continuer de travailler en présentiel, c'est-à-dire à s'exposer aux contaminations.
Références
CASE, Anne, & Angus DEATON (2020), Deaths of Despair and the Future of Capitalism, Princeton University Press. Traduction française, Morts de désespoir. L’avenir du capitalisme américain, PUF.