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Gaza, l’Ouest et le reste

Palestine

Lien publiée le 5 novembre 2023

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Gaza, l’Ouest et le reste - CONTRETEMPS

Un grand quotidien libéral américain a demandé au chercheur Gilbert Achcar, spécialiste du Moyen Orient, une tribune sur la guerre en cours contre la population de Gaza, mais a fini par rejeter son article car il ne leur « convenait » pas. On mesure ce faisant l’hypocrisie de cette presse, et plus largement de cette frange des élites politiques et médiatiques, qui prétendent donner des leçons de morale à la terre entière mais se tiennent silencieux-ses lorsqu’un crime de masse, de nature potentiellement génocidaire, se passe sous leurs yeux – quand elles ne l’encouragent pas sous le prétexte hautement fallacieux qu’Israël – avec son armée, l’une des plus puissantes au monde – aurait « le droit de se défendre ».

Alors que Gilad Erdan, ambassadeur d’Israël, s’est présenté avec une étoile jaune lors d’une assemblée à l’ONU, le texte de Gilbert Achcar offre en outre une critique importante de l’instrumentalisation par l’État d’Israël de la mémoire du génocide des Juifs d’Europe ; une instrumentalisation d’autant plus choquante dans un moment historique où le gouvernement israélien massacre des populations désarmées, ne cesse de justifier cette entreprise criminelle en mobilisant une rhétorique déshumanisante, profondément raciste, et compte dans ses rangs des ministres que l’historien de l’Holocauste Daniel Blatman a qualifié de« néo-nazis » (dans le journal israélien Haaretz).

Depuis l’assaut du Hamas le 7 octobre par-delà l’enceinte qui entoure la bande de Gaza, cette prison à ciel ouvert qui abrite 2,3 millions de détenu.e.s, un déluge d’horreur a envahi les écrans de télévision du monde entier. Les scènes de massacre au-delà de la clôture furent bientôt dépassées par des scènes de massacre en-deçà. Les meurtres d’Israélien-nes (près de 1400) ont cessé avec la fin de l’incursion du Hamas au bout de la même journée, hormis le petit nombre de victimes des tirs de roquettes ultérieurs depuis Gaza et le sort inconnu des otages israéliens. Les massacres de Palestinien-nes provoqués par les bombardements intensifs de concentrations urbaines civiles à Gaza se sont multipliés à grande vitesse depuis le 7 octobre, les corps s’entassant par milliers à un rythme effrayant.

Le Hamas est connu pour soutenir que tou-tes les citoyen-nes israélien-nes en âge de voter sont responsables de l’oppression du peuple palestinien par leur État, invoquant ainsi une notion de « responsabilité collective » hautement répréhensible. Le meurtre de non-combattant-tes est un crime, en effet – non seulement le meurtre de civil-es, mais aussi le meurtre de soldats en reddition et de prisonniers de guerre.

De toute évidence, c’est la même notion de « culpabilité collective » qui sert à justifier les séquences successives de bombardement de la bande de Gaza par l’armée israélienne depuis qu’elle l’a évacuée en 2005. Au cours des quinze dernières années jusqu’à la veille du 7 octobre, le ratio du nombre de victimes israélien-nes par rapport à celui des victimes palestinien-nes était de 1/20,8 selon les chiffres de l’ONU. Appliqué à la situation actuelle, ce ratio entraînerait la mort de plus de 29 000 Palestinien-nes. On peut légitimement craindre que le bilan final ne soit encore pire.

Les proclamations faites par les responsables israéliens dépassent toutes les bornes. La sinistre déclaration du ministre de la défense Yoav Gallant a fait grand bruit :

« J’ai ordonné un siège complet de la bande de Gaza. Il n’y aura pas d’électricité, pas de nourriture, pas de carburant, tout est fermé […] Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence. »

Une violation flagrante du droit international, constitutive d’un crime de guerre, était ainsi justifiée par la déshumanisation d’une population entière. Le président israélien Isaac Herzog, pour sa part, a ouvertement invoqué la responsabilité collective :

« C’est toute une nation qui est responsable. Ce n’est pas vrai cette rhétorique selon laquelle les civils ne sont pas au courant, ne sont pas impliqués. Ce n’est absolument pas vrai. Ils auraient pu se soulever, ils auraient pu lutter contre ce régime maléfique… »

Par une tragique ironie, cette déclaration, que Herzog a ensuite tenté d’atténuer, est similaire à l’argumentation du Hamas, mais avec encore moins de validité puisque les Israélien.ne.s élisent leur gouvernement contrairement aux Gazaoui.e.s.  

Peut-on imaginer des dirigeants occidentaux faire de telles déclarations après un attentat terroriste sur leur territoire ? George W. Bush aurait-il pu dire à propos des Afghans, au lendemain du 11 septembre, que leur nation entière était responsable parce qu’ils auraient pu expulser Oussama ben Laden et ses hommes ou se soulever contre les Talibans qui les ont hébergés ? Le président américain aurait-il pu décréter un blocus total de l’Afghanistan tout en décrivant son peuple comme des animaux ? Pourquoi donc de telles déclarations sont-elles tolérées, quand elles ne sont pas carrément cautionnées, par les dirigeants occidentaux dans leurs expressions innombrables de solidarité inconditionnelle avec Israël au lendemain du 7 octobre ?

La seule explication plausible est également liée à la culpabilité collective, cette fois sous forme d’auto-accusation. La participation à la destruction des Juifs européens ou l’absence d’action pour l’empêcher sont devenues le péché originel de l’Occident euro-atlantique, né en tant qu’entité géopolitique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Cette culpabilité originelle a été instrumentalisée par l’État israélien depuis le prélude à sa fondation en 1948 jusqu’à ce jour. Elle a été largement utilisée immédiatement après le 7 octobre, notamment dans l’affirmation qu’il s’agissait du jour le plus sanglant pour les Juifs depuis la Shoah, affirmation rapidement devenue omniprésente dans les médias occidentaux. La fonction évidente de cette caractérisation est d’établir une continuité entre le nazisme et le Hamas – ces « nazis des temps modernes » selon les termes de l’ambassadeur d’Israël à l’ONU – et, par là même, entre l’Allemagne nazie et Gaza.

C’est effectivement la perception qui domine en Occident. Elle repose sur une distorsion de la réalité : la plupart des victimes israéliennes du 7 octobre étaient juives. Cela est vrai. Mais il ne s’agissait pas d’une minorité persécutée et systématiquement exterminée par un État puissant occupant la majeure partie de l’Europe, mais de membres d’une majorité privilégiée dans un État d’apartheid qui occupe la Cisjordanie et Gaza depuis 56 ans, infligeant à leur population une oppression continue. Ajoutez à cela que cet État est dirigé par un gouvernement d’extrême droite qui comprend des ministres néo-nazis et vous vous rendrez compte à quel point l’analogie du 7 octobre avec la Shoah est incongrue.

Il y a l’Ouest (l’Occident) et il y a le reste. La majeure partie du monde – en particulier dans les pays du Sud mondial, comme l’a montré la session d’urgence de l’Assemblée générale de l’ONU – voit la question israélo-palestinienne sous un angle très différent : non pas comme une continuation de la Seconde Guerre mondiale, mais comme une continuation de la longue histoire du colonialisme.

Ils voient Israël comme un État colonial, résultat d’un processus de colonisation qui est toujours en cours en Cisjordanie. Ils voient les Palestinien-nes comme des victimes du colonialisme, luttant désespérément contre un colonisateur beaucoup plus puissant, dans une disproportion de forces plus proche de celle des invasions européennes de l’Amérique du Nord ou de l’Australasie que de celles des autres territoires coloniaux. Et ils voient l’acte du Hamas, par conséquent, comme un cas de plus de ces excès de violence sans discernement dont l’histoire de la lutte anticoloniale est parsemée et qui ne pèsent pas lourd en comparaison du bilan bien plus considérable de la violence coloniale.

L’écart entre l’Ouest et le reste du monde est aggravé par le fait que non seulement les gouvernements occidentaux ont exprimé leur compassion pour les victimes juives du 7 octobre tout en rejetant, voire en condamnant, toute allusion au contexte – le fait que les attaques du Hamas « ne se sont pas produites dans le vide », comme l’a dit le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, ce qui lui a valu un appel à démissionner de la part de l’ambassadeur israélien.

Ils ont également semblé cautionner les crimes de guerre commis par le gouvernement israélien, à commencer par le blocus imposé à la population de Gaza, son déplacement forcé et le bombardement de vastes zones d’agglomération civile urbaine. Comme l’a dit Jeffrey Feltman, ancien haut responsable états-unien et onusien : « Quelle meilleure manière de renforcer les perceptions dans ce que l’on appelle le Sud mondial d’un deux poids, deux mesures américain que de comparer la condamnation par Washington de la destruction russe de l’architecture civile ukrainienne avec le silence relatif de Washington sur la destruction par Israël de l’infrastructure civile de Gaza ? »

C’est ainsi que Gaza en est venue à incarner, plus que tout autre conflit de l’histoire moderne, la dichotomie entre le Nord et le Sud de la planète, ainsi qu’un « choc des civilisations » qui s’avère être un choc des barbaries. C’est extrêmement grave, car cela exacerbe les tensions qui se traduisent par le débordement des conflits du Sud vers le Nord – un retour de flamme dont les attentats du 11 septembre restent à ce jour la manifestation la plus spectaculaire.

Et comme tout le monde sait, les attentats du 11 septembre ont déclenché en retour un cycle de guerres menées par les États-Unis dans les pays du Sud, avec des conséquences dévastatrices pour l’Afghanistan, l’Irak et bien au-delà. La seule façon d’empêcher cette spirale sanglante de s’amplifier et de s’intensifier est de respecter et d’appliquer intégralement le droit international et de faire preuve d’une considération qualitativement égale et quantitativement proportionnelle à l’égard de toutes les victimes – qu’elles soient juives, ukrainiennes ou palestiniennes.

*

Gilbert Achcar est professeur à l’École des études orientales et africaines (SOAS) de l’Université de Londres. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Le Choc des barbaries et Les Arabes et la Shoah. Son dernier ouvrage, La Nouvelle Guerre froide. Les États-Unis, la Russie et la Chine, du Kosovo à l’Ukraine, paraîtra bientôt en français.

Ce texte a été publié en anglais le 29 octobre 2023 par New Politics.