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Pierre Merle: Les stratifications sociales selon Weber

Lien publiée le 5 novembre 2023

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

En haut, en bas - La Vie des idées (laviedesidees.fr)

Au début du XXe siècle, Max Weber a élaboré une analyse de la stratification sociale riche et complexe. En reprenant la différenciation wébérienne des ordres sociaux, Pierre Merle montre l’actualité de cette conceptualisation pour comprendre la société française contemporaine.

L’analyse wébérienne des stratifications sociales est peu connue pour maintes raisons. Elle est quasi absente des manuels universitaires (e.g. Aron, 1967 ; Simon, 1991 ; Valade, 1996) et des ouvrages de synthèse sur son œuvre (e.g. Fleury, 2001 ; Colliot-Thélène, 2014). Outre une analyse dispersée dans différents chapitres, elle est souvent déconcertante tant elle est conceptuelle. Enfin, la traduction d’Économie et société (Weber, Agora, 1995) est souvent défaillante (Grossein, 2005), et la nouvelle traduction (Weber, 2016), faute d’être exhaustive, ne supprime pas cette difficulté.

La compréhension de l’analyse wébérienne des stratifications sociales nécessite de revenir aux textes et de relier entre elles ses différentes dimensions. Cette analyse donne la priorité aux notions de classes et classes sociales, sensiblement plus développées, avant de présenter les deux autres formes de stratification wébérienne, tout aussi pertinentes, relatives aux « groupes de statut » et aux « partis ». Outre une présentation de l’analyse wébérienne des stratifications sociales, l’objet de l’article est de montrer que cette conceptualisation, en concurrence et en complémentarité avec celle de Marx, est particulièrement adaptée à l’analyse des stratifications sociales de la société française.

Les « classes de possession »

Max Weber distingue les notions de « classes » et de « classes sociales ». La première renvoie à deux types de classes : les « classes de possession » et les « classes de production ». Les classes de possession sont au nombre de trois : les classes de possession « positivement privilégiées », « négativement privilégiées » et « moyennes ». Weber précise que les classes de possession privilégiées se caractérisent par « l’accaparement des biens de consommation d’un prix élevé », « les chances d’édifier une fortune à partir de surplus inemployés », « une situation de monopole ». Les « rentiers » et « prêteurs d’argent » sont des exemples d’individus appartenant aux classes de possession.

Aux classes de possession privilégiées, Weber oppose les « classes de possession non privilégiées ». Les membres de ces classes sont « des objets de possession », des « non libres », ils comprennent tous ceux qui sont dans l’obligation de vendre leur force de travail à des conditions de rémunération qui font d’eux des « déclassés », des « débiteurs », des « pauvres ». Enfin, entre ces deux types de classes existent des « classes moyennes », ni positivement ni négativement privilégiées. Weber donne l’exemple des paysans, artisans et fonctionnaires et, plus généralement, des « couches sociales nanties de biens ou d’instruction et qui en tirent profit » sans pouvoir en dégager des surplus suffisants pour faire fortune.

En France, en 2015, le magazine Challenges indique une augmentation du nombre de milliardaires (55 en 2013, 67 en 2014), membres typiques des classes de possession. Parmi eux, 60 % sont des héritiers. Liliane de Bettencourt constitue une figure emblématique des membres des classes de possession wébériennes non productives. Établir une connaissance des membres des classes de possession par le nombre de milliardaires est discutable. Pour la France, il serait possible aussi d’y inclure le nombre de millionnaires si celui-ci ne faisait pas l’objet d’évaluations trop divergentes (IRDEME, 2014). Quel que soit l’indicateur retenu, les classes de possession privilégiées rassemblent un nombre réduit d’individus, largement inférieur à 10 % des ménages puisque le patrimoine minimum d’un individu appartenant au décile des plus riches (D9), 596 000 € en 2015 (Insee), est bien inférieur à la définition d’une fortune.

Les « classes de possession non privilégiées » comprennent les travailleurs pauvres et ceux qui ne peuvent plus être « des objets de possession » puisqu’ils ne remplissent pas les conditions minimum d’employabilité. En France, relève de cette dernière catégorie la population des chômeurs de longue durée, population importante et stable, qui perçoit le revenu de solidarité active (RSA) (1,9 million de bénéficiaires). À celle-ci, il faut ajouter les bénéficiaires de diverses autres allocations : allocations adultes handicapés (1,04 million), allocation de solidarité aux personnes âgées (554 000), etc. Le total des bénéficiaires s’élève à 4,1 millions en 2014. Depuis 1999, le nombre des bénéficiaires des minima sociaux a augmenté de 19,5 %. Certaines catégories de bénéficiaires connaissent une augmentation encore plus soutenue, notamment le nombre de titulaires du RSA (+44,5 % de sa création en 2009 jusqu’en 2014) (Insee, 2016).

Cette évaluation numérique des « classes de possession non privilégiées » constitue un minima. Les titulaires du « RSA activité », travailleurs pauvres qui perçoivent un RSA complémentaire parallèlement à leur activité salariée, peuvent être considérés comme appartenant à cette classe de possession non privilégiée qui constitue la population des pauvres dont les estimations varient, en 2014, de 5,03 millions (seuil de pauvreté à 50 % du revenu médian) à 8,76 millions (seuil à 60 %), soit 14,1 % des individus. Ces populations ont connu une forte augmentation depuis 2000, respectivement +20,8 % et +11,7 %, avec une légère baisse du nombre des plus pauvres de 2012 à 2014 (-4 %) (Insee, 2014). La thèse de la moyennisation de la société française, caractérisée dans l’analyse de Mendras (1994) par une vaste « constellation centrale », est invalidée par l’importance numérique et la croissance soutenue du nombre de pauvres sur les quinze dernières années.

Les classes de possession « moyennes », ni positivement ni négativement privilégiées, constituent un ensemble dispersé, une partie étant proche des classes de possessions privilégiés, l’autre des classes non privilégiés. À cette aune, le syntagme « classes moyennes », si fréquent dans les discours politiques, occulte des situations contrastées (Chauvel, 2006). Cette dispersion considérable des classes moyennes en termes de possession amène Weber à considérer – contrairement à Marx – que les relations entre les différentes classes de possession ne sont pas à elles seules sources de conflits. La « classe possédante » peut côtoyer des individus des classes de possession moyennement privilégiées et non privilégiées sans que leurs relations soient conflictuelles. Cependant, pour Weber, il existe parfois des situations conflictuelles entre les différentes classes de possession lorsque leurs intérêts sont divergents, notamment entre les locataires des logements et leurs propriétaires. Outre des litiges classiques, des mouvements de contestation opposent les associations telles que Le Droit au Logement aux propriétaires immobiliers.

Les « classes de production »

Les classes de production, tout comme les classes de possession, sont divisées en trois classes : « positivement privilégiées », « négativement privilégiées » et « moyennes ». Les classes de production privilégiées sont caractérisées par « l’accaparement de la direction des moyens de production des biens au profit des membres de la classe », et la « capacité à influencer les politiques économiques et groupements politiques de façon à maintenir les chances de profit ». Max Weber présente une liste des membres de ces classes de production privilégiées : industriels, banquiers, membres de professions libérales possédant une compétence remarquable (médecins, artistes…), etc. Les classes de production non privilégiées sont, quant à elles, constituées des « travailleurs (...) qualifiés » et « non qualifiés » (Weber, 1995, p. 394). De nouveau, comme pour les classes de possession, entre les deux classes de production privilégiées et non privilégiées existe des « classes moyennes » composées des paysans, artisans et fonctionnaires.

L’originalité de l’analyse wébérienne est de distinguer, contrairement à celle de Marx, la possession des moyens de production de leur direction. Dans leur analyse de la direction des grandes entreprises, Bauer et Cohen (1983) distinguent les dirigeants possédants (e.g. Bolloré) et le pouvoir dirigeant affranchi (Carlos Ghosn en constitue un exemple typique). Ces auteurs montrent la pertinence de l’analyse wébérienne : la possession du capital d’une grande entreprise, qui définit l’appartenance aux classes de possession privilégiées, doit être conceptuellement dissociée des dirigeants de l’entreprise peu ou non actionnaires, qui maîtrisent cependant les orientations stratégiques et la politique de recrutement des élites dirigeantes lorsque le pouvoir des actionnaires est dispersé.

S’il n’est pas difficile de connaître le poids numérique des classes de production non privilégiées et moyennes, il en est autrement des classes de production privilégiées. La nomenclature des Professions et Catégories Sociales (PCS) en 42 postes définit les chefs d’entreprise (PCS 23) de façon trop large pour être opérante (le chef d’entreprise est distingué de l’artisan par l’emploi d’au moins 10 salariés). Quant à la nomenclature des professions en 497 postes, beaucoup plus précise, elle peine également à saisir les individus doublement caractérisés par Weber par « l’accaparement de la direction des moyens de production » et la « capacité à influencer les politiques économiques (…) de façon à maintenir les chances de profit ». Les études empiriques telles que celle réalisée par Birnbaum (1978) à partir d’une sélection des membres du Who’s Who, ou celle des Pinçon et Pinçon-Charlot (2016), s’avèrent plus pertinentes.

Cette bourgeoisie dirigeante est numériquement réduite, dotée d’une forte conscience de classe et concentrée dans des territoires spécifiques (arrondissements parisiens cotés et communes avoisinantes telles que Neuilly). Leur formation supérieure, caractérisée par la surreprésentation des anciens élèves des grandes écoles – « écoles de pouvoir » au recrutement de plus en plus fermé socialement (Albouy et Wanecq, 2003) – participe à une culture commune, source d’autorecrutement. Ainsi, parmi les dirigeants du CAC 40 (présidents, PDG et DG), 42,9 % sont diplômés d’une école d’ingénieurs (dont 19,6 % de l’X), 22,5 % de l’ENA (spécifiquement des « grands corps »), 26,7 % d’une université, 21,4 % d’une école de commerce (dont 10,7 % d’HEC) (France Board Index 2015).

En France, cette classe dominante est parvenue à réaliser une forte concentration des médias (presse écrite payante et gratuite, télévisions, radios, site internet), détenus par des membres emblématiques des classes de production privilégiées (Bolloré, Dassault, Lagardère, Arnault, Drahi, Niel, Bouygues…) (Cagé, 2015) susceptibles « d’influencer les politiques économiques (…) de façon à maintenir les chances de profit ». En raison de la forte concentration de la presse, des activités de lobbying auprès de diverses commissions et d’élus nationaux et européens (Haute autorité, 2016), du financement de diverses agences, associations et comités d’expertises, le pouvoir d’influence des classes de production privilégiées concurrence le pouvoir des élus et altère le fonctionnement ordinaire de la démocratie. À partir d’une liste de 65 indicateurs relatifs à l’encadrement du lobbying et portant sur le processus d’élaboration des lois et règlements au Parlement et dans toutes les autres instances de prise de décision (cabinets ministériels, autorités administratives, collectivités locales), l’association Transparency International montre que la France ne satisfait que 27 % des 65 indicateurs évalués, un pourcentage inférieure à la moyenne européenne.

Les classes sociales dans l’analyse wébérienne

Après avoir défini les classes de production et les classes de possession, Max Weber définit quatre « classes sociales » : « la classe ouvrière », « la petite bourgeoisie », « les intellectuels et les spécialistes sans biens (techniciens) », « les classes des possédants ». Même si Weber n’établit pas de lien explicite entre sa définition de quatre classes sociales et les classes de production et de possession, ce lien est construit par la logique interne de son analyse. La classe ouvrière est massivement constituée d’individus appartenant aux classes de possession dénuées de biens matériels et aux classes de production sans pouvoir dans l’organisation de la production. De façon complémentaire, « les classes des possédants » sont globalement constituées par l’appartenance aux classes de possession et de production privilégiées.

Pour Weber, les relations entre les classes sociales sont conflictuelles sous certaines conditions : l’identification d’un « adversaire direct » (les ouvriers contre les entrepreneurs, et non contre les actionnaires, qui ne sont pas visibles), l’existence d’un grand nombre d’individus partageant la même situation de classe, la possibilité technique de se réunir facilement, liée notamment à une « communauté de travail ». Ces deux dernières conditions concernent plus souvent les membres des classes de production non privilégiées. En ce sens, l’analyse wébérienne des classes sociales est proche de celle de Marx (Durand, 1995) dans la façon dont elle explique la genèse structurelle et le maintien des conflits sociaux. L’action de classe étant conditionnée par l’existence d’une « communauté d’atelier », l’analyse wébérienne des classes sociales entretient une proximité avec la distinction marxiste entre « classe en soi » et « classe pour soi » (Bosc, 2011).

La notion wébérienne de « classes des possédants » converge avec les analyses historiques de Marx, tout particulièrement celles menées dans Les Luttes de classes en France (Marx, 1994), ouvrage dans lequel Marx distingue les bourgeoisies financière, industrielle et commerçante qui constituent trois fractions de la classe des possédants. La convergence entre Marx et Weber tient aussi à l’utilisation du syntagme « petite bourgeoisie » pour désigner des couches sociales qui n’appartiennent ni aux classes des possédants, ni à la classe ouvrière. Ce que Marx appelle le lumpenprolétariat ou sous-prolétariat trouve aussi son équivalent, dans les analyses de Weber, dans les « objets de possession », les « non libres » et « déclassés ». Une différence essentielle entre Marx et Weber tient toutefois au fait que, si dans La lutte de classes en France, Marx distingue sept classes, il en distingue trois dans Le capital, son œuvre théorique, et seulement deux dans Le manifeste, texte au fondement de sa théorie binaire de la structure sociale et de la lutte des classes. Par contraste, l’analyse wébérienne des classes sociales présente une forte cohérence entre la construction théorique et les données empiriques.

Si Max Weber définit littéralement quatre classes, il semble toutefois adhérer à une conception ternaire de la structure sociale dans la mesure où les membres de « la petite bourgeoisie indépendante » ainsi que « les intellectuels et spécialistes sans biens », occupent les uns comme les autres une position intermédiaire et constituent des « classes moyennes », expression utilisée par Max Weber pour définir les individus qui n’appartiennent pas aux classes de possession et de production privilégiées ou non. Pour Weber, « la petite bourgeoisie indépendante », pôle privé des classes moyennes, constitue le but que « tout ouvrier s’efforcerait d’atteindre » même si « la possibilité de le réaliser est de plus en plus mince ». Le pôle public des classes moyennes est constitué par « les intellectuels et spécialistes sans biens », essentiellement les « fonctionnaires des échelons supérieurs » susceptibles, d’après Weber, d’accéder à la classe des possédants.

Au XXIe siècle, la forte porosité existant en France entre la haute fonction publique et la direction des grandes entreprises par le biais du pantouflage (Rouban, 2010 ; Dudouet et Joly, 2010) est une illustration de la thèse wébérienne de la mobilité sociale existant entre les « fonctionnaires des échelons supérieurs » et les classes de possédants. Le même phénomène de pantouflage se constate au niveau des institutions européennes comme l’illustre l’affaire Barroso, président de la Commission européenne de 2004 à 2014, et désormais employé par la banque Goldman Sachs en tant que « conseiller pour le Brexit ».

L’analyse des classes sociales de Max Weber est souvent présentée comme nominaliste et, pour cette raison, opposée à l’approche réaliste de Marx. Une telle opposition est discutable. Dans l’analyse wébérienne des classes de production, la distinction entre la direction d’une grande entreprise, propre aux classes de production privilégiées, et le travail d’exécution d’un ouvrier non qualifié, propre aux classes de production non privilégiées, est sans conteste de type réaliste, et renvoie à l’analyse marxiste de la place des individus dans les rapports de production. De même, dans l’analyse des classes de possession, la distinction entre les débiteurs et ceux qui disposent de surplus inemployés n’est pas nominaliste mais également réaliste, tant la distinction du créditeur et de débiteur ne relève pas de la subjectivité du sociologue ou du statisticien. Mendras et Étienne parviennent à la même conclusion :

Quels que soient les critères retenus, les classes [conceptualisées par Weber] sont définies avant tout par des caractéristiques objectives, indépendantes du sentiment subjectif d’appartenance des individus. (Mendras et Étienne, 1995, p. 163)

De même, les exemples de mobilité sociale présentés par Max Weber – les ouvriers vers la petite bourgeoisie indépendante, les hauts fonctionnaires vers la classe des possédants – confortent une analyse réaliste : la mobilité sociale est limitée et courte (Vallet, 1999) et ne remet pas en cause la stabilité globale de l’appartenance des individus à chaque classe (Chauvel, 2001) et la prédominance des classes possédantes (Dupays, 2006 ; Pinçon et Pinçon-Charlot, 2016).

L’analyse wébérienne des classes sociales, ainsi que des classes de possession et de production, est d’une grande pertinence. Elle montre que les oppositions entre les différentes classes ne sont conflictuelles que si certaines conditions socio-économiques sont réunies. Elle distingue de façon utile la place d’un individu dans le processus de production (dirigeants vs. ouvriers) et dans la hiérarchie des biens (riches héritiers vs. pauvres). Enfin, sa conception ternaire de la structure sociale est validée par les dynamiques contemporaines de la structure sociale, spécifiquement la croissance historique des professions intermédiaires et des CPIS (cadres, professions intellectuelles et supérieures) (Insee, 1996 ; Centre d’observation de la société, 2016). L’intérêt de l’analyse wébérienne de la structure sociale tient aussi à son imbrication avec deux autres formes de stratification, les « groupes de statut » et les « partis ».

Les « groupes de statut »

Max Weber complexifie son analyse de la stratification sociale en y ajoutant une analyse des « groupes de statut » ou « groupes statutaires » (Économie et Société, chapitre 4). Ces groupes de statut sont constitués à partir d’un « privilège positif ou négatif de considération sociale (…) fondé sur le mode de vie, le type d’instruction (…), le prestige de la naissance ou le prestige de la profession » (Weber, 1995, p.395-396). Contrairement à ce qu’il avait fait dans ses analyses sur les classes de possession et de production, Max Weber ne donne pas d’exemples de ces groupes statutaires.

Par quels individus ces groupes de statut sont-ils constitués ? Les professions susceptibles d’appartenir aux classes de production privilégiées (« marchands, armateurs, entrepreneurs industriels, banquiers, membres des professions libérales ») sont également susceptibles d’être membres des groupes de statut privilégiés, en raison du « prestige de leur profession ». De façon complémentaire, les membres des classes de production non privilégiées, « typiquement constituées de travailleurs (…), qualifiés, non qualifiés », ont de grandes chances d’être membres de groupes de statut non privilégiés. Les deux catégories se distinguent aussi par des modes de vie sensiblement différenciés en termes de prestige (logement, vacances, possessions, loisirs, réseaux de relations, visibilité sociale, honneurs, etc.). La forte différenciation des pratiques culturelles selon le statut social valide l’analyse wébérienne (Coulangeon, 2016), tout comme la distinction entre la « culture de sortie », plus fréquente dans les catégories aisées, s’oppose à la « culture domestique », majoritaire dans les milieux populaires (Donnat, 2009). De façon archétypique, au prestige de la fréquentation de l’opéra s’oppose la banalité de l’usage de la télé, tout comme le propriétaire d’un hôtel particulier parisien se distingue du locataire d’une HLM de banlieue ouvrière.

Quelle que soit l’époque, le lien entre l’appartenance à une classe (de possession, de production ou sociale) et le niveau de prestige professionnel n’est pas direct mais relève d’une construction sociale où se détermine « la grandeur relative des êtres » (Boltanski et Thévenot, 1991). À ce titre, déclarer sa profession ou celle de ses parents est susceptible de constituer une épreuve (Kramarz, 1991 ; Merle, 2012, 2013). Pour cette raison, les modalités d’élaboration de la nomenclature des PCS de 1983 par le Conseil National de la Statistique ont fait l’objet de débats parfois polémiques avec et entre les diverses associations représentatives des professions tant la position dans une hiérarchie sociale est corrélée à un niveau variable de prestige et de reconnaissance statutaire (Desrosières et Thévenot, 2002).

Une telle analyse des groupes de statut peut conduire à s’interroger sur la pertinence de la distinction posée par Max Weber entre une hiérarchie économique et une hiérarchie sociale des statuts si la seconde n’est, dans l’ordre du prestige et des honneurs, que l’expression de la première. En fait, l’intérêt de l’analyse de Weber est de montrer que s’il existe des liens « certains » entre les hiérarchies économiques et statutaires, ces liens sont aussi « équivoques ». Le noble proche de la faillite (c’est-à-dire « négativement privilégié » dans la classe de possession) conserve le prestige de l’aristocratie par son logement – un château source de prestige – et/ou son nom, si bien que l’alliance avec des familles nobles désargentées a été, est parfois encore, une façon d’accroître son prestige social pour la classe possédante (Arrondel et Grange, 1993). Dans les sociétés développées du XXIe siècle, un chanteur de variétés, un champion olympique, un dirigeant d’une grande organisation syndicale, un artiste moyennement connu (comédien, peintre, musicien, etc.), ou encore un jeune joueur de football de première division peut jouir des honneurs, du prestige social, voire d’un mode de vie propre aux groupes de statut privilégiés, sans pour autant appartenir, ou seulement de façon éphémère, aux classes de possession ou de production privilégiées.

Les « partis »

Les analyses wébériennes de la stratification sociale en termes de classes sociales et groupes statutaires sont associées à une troisième stratification, la plus originale, relative aux « partis ».

Dans Économie et société, Max Weber consacre un chapitre aux types de domination (chapitre 3) et, dans celui-ci, un paragraphe concerne les partis. Pour Weber, ce sont des associations « reposant sur un engagement formellement libre ayant pour but de procurer à leurs chefs le pouvoir au sein d’un groupement et à leurs militants actifs des chances de poursuivre des buts objectifs », spécifiquement d’obtenir « des avantages personnels ». Tels que Weber les définit, les partis ne sont pas seulement des partis politiques mais comprennent toutes les associations (e.g. syndicats de salariés, associations religieuses, etc.), inspirées par « une représentation du monde » et « orientées consciemment par des intérêts de classes (…), vers des buts matériels concrets ou vers des principes abstraits ».

Un élément essentiel de l’analyse de Weber tient à la finalité des partis politiques. Ceux-ci « peuvent employer tous les moyens pour obtenir le pouvoir (…). Ce sont avant tout des organisations constituées pour la recherche des suffrages. » Cette définition des partis politiques amène Weber à construire une stratification des individus dans l’ordre politique en distinguant : « les dirigeants », qui disposent des appareils des partis ; « les membres actifs », principalement des « acclamateurs », susceptibles aussi d’être présents « dans les instances de contrôle, de discussions, de remontrances, de résolution » ; enfin « les membres non actifs et les masses associées (électeurs et votants) ». Ces derniers « ne sont qu’un objet de recrutement au moment des élections ou des votes (…). Leurs voix n’entrent en ligne de compte qu’en tant que moyen d’orientation pour le travail de recrutement de l’appareil du parti » (Weber, 1995, p. 372). Dans l’ordre politique, Max Weber distingue ainsi trois situations hiérarchiques, pleinement contemporaines : celle des dirigeants, celle des membres actifs, celle des membres non actifs et des masses associées.

Weber montre l’existence de liens entre la stratification propre à l’ordre politique et les stratifications économiques et statutaires précédemment présentées. Un premier type de lien est mis au jour par l’analyse du financement des partis politiques. Weber précise que, compte tenu du « coût des campagnes électorales » et « de la puissance des moyens publicitaires », les candidats sont susceptibles d’appartenir à la ploutocratie, notamment dans les pays anglo-américains (en 2016, Donald Trump est un exemple typique, mais Mitt Romney, candidat du parti républicain en 2012, appartenait également au monde des affaires). Une telle indication montre l’existence d’un lien entre « la chance » d’être un dirigeant d’un parti politique et l’appartenance aux classes de possession ou production privilégiées. Dans l’analyse de Max Weber, ce lien est toutefois relativisé par le fait que l’appareil du parti a notamment pour objectif la recherche des moyens de financement nécessaires aux campagnes électorales afin de promouvoir un candidat non fortuné.

Une deuxième façon d’établir une relation entre la stratification wébérienne de l’ordre politique et son analyse des stratifications économiques et statutaires est de revenir aux spécificités des classes de production privilégiées, caractérisées notamment par leur capacité de « sauvegarde de leurs chances de profit en influant la politique économique des groupements politiques » (Weber, 1995, p. 394). Une telle influence nécessite des liens étroits, fonctionnels, entre les membres des classes possédantes et les dirigeants des partis politiques, notamment par le biais de mécènes, le plus souvent « cachés » (Weber, 1995, p. 373). Ce lien financier contribue à créer une proximité élective entre les classes de possession et production privilégiées d’une part, et les dirigeants des partis d’autre part. Toute la législation française sur le financement des partis politiques, notamment les lois de 1988 et 1990, montre la pertinence de cette analyse, ainsi que les actions judiciaires intentées contre des partis aux modes de financement à la légalité incertaine.

La porosité entre les classes dominantes wébériennes et les élites politiques peut être aisément illustrée par des biographies d’hommes politiques. Une partie d’entre eux ont été d’anciens cadres dirigeants, tel Georges Pompidou, initialement directeur général de la banque Rothschild. D’autres, à la fin de leur carrière politique, rejoignent les classes dirigeantes en tant que salariés de grands groupes ou deviennent consultant ou avocat d’affaires (Blair, Schroeder, Villepin, etc.).

Une troisième forme de relation entre la stratification dans l’ordre politique et les stratifications économiques et statutaires est mise en évidence par les recherches contemporaines de sociologie politique. Le recrutement du personnel politique (maires, conseillers territoriaux, députés, sénateurs, cabinets ministériels, ministres) est différencié selon une logique sociale relativement constante dans le temps. Plus la fonction politique est élevée, plus la proportion de professions prestigieuses, fortement dotées culturellement et financièrement, est importante. Inversement, les ouvriers et employés sont fortement sous-représentés au parlement (Rouban, 2011 ; Assemblée Nationale, 2016) et dans les gouvernements. L’existence de ces élus d’origine populaire montre que la stratification dans l’ordre politique ne peut nullement être réduite aux stratifications économiques et statutaires, mais leur sous-représentation chronique démontre la dépendance de la stratification politique aux deux autres stratifications wébériennes.

Dans l’analyse de Weber, les ouvriers sont des « objets de possession » en tant que membres des classes de possession non privilégiées ; ils sont dénués de pouvoir dans les classes de production, appartiennent le plus souvent aux groupes de statut non privilégiés et, dans l’ordre politique, ils constituent aussi, le plus souvent, « les membres non actifs et les masses associées (électeurs et votants) (…), objet de recrutement au moment des élections ». De façon complémentaire, les données empiriques montrent l’existence de liens fonctionnels entre l’appartenance à la catégorie des dirigeants dans l’ordre politique, l’appartenance aux groupes de statut privilégiés et l’appartenance aux classes des possédants sans que ces différents types de stratifications ne soient identiques. Elles sont conceptuellement et empiriquement différentes.

Conclusion

L’analyse de la stratification de Max Weber est tridimensionnelle, relative aux ordres économique (les classes de possession et de production), social (les groupes statutaires) et politique (les partis). Cette multi-dimensionnalité ne doit pas être pensée en autonomisant les trois dimensions de l’analyse wébérienne de la stratification. Au contraire, la logique de cette analyse, même si elle n’est pas présentée ainsi par Weber, est de montrer l’interrelation fonctionnelle entre ces trois formes de stratification, et la primauté des classes de possession et de production dans la constitution des stratifications de type statutaire et politique, quoique ces dernières ne puissent être réduites aux stratifications économiques.

Les analyses de la stratification sociale de Weber sont souvent présentées de façon incomplète pour des raisons déjà précisées (une conceptualisation difficile d’accès, une traduction défaillante). À ces raisons, il faut en ajouter une dernière. Weber a souvent été opposé à Marx : l’un aurait une approche nominaliste, l’autre réaliste ; le premier accorderait une importance forte aux valeurs, notamment religieuses (Weber, 1964), alors que le second incarne le matérialisme historique ; Weber aurait une vision minorée des conflits de classes alors que ceux-ci sont centraux dans l’analyse marxiste. Max Weber et Karl Marx sont souvent pensés en opposition, de façon antinomique.

Une telle interprétation de Max Weber est en partie liée aux analyses de Raymond Aron, qui a tenté de faire de Weber « un adversaire de Marx » aussi bien sur le plan scientifique que politique (Colliot-Thélène, 2014). De même, Valade (1996), présentant à tort Weber comme un défenseur du seul individualisme méthodologique, l’enrôle de façon non justifiée dans « la guerre des deux B. » (Bourdieu et Boudon), au bénéfice de l’individualisme méthodologique de Boudon (1984) afin de contrecarrer le poststructuralisme de Bourdieu et sa critique de l’illusion biographique de l’acteur rationnel boudonien.

Les instrumentalisations de Max Weber montrent une nouvelle fois que l’interprétation des auteurs classiques, à forte valeur symbolique dans le champ scientifique, nécessite de partir de l’exégèse de leurs écrits. Bien que datant du début du XXe siècle, la conceptualisation wébérienne des stratifications sociales permet une analyse éclairante et stimulante des stratifications sociales des sociétés contemporaines.

par Pierre Merle, le 22 novembre 2016


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Aller plus loin

 Albouy V., Wanecq T., « Les inégalités sociales d’accès aux grandes écoles », Économie et statistiques, n° 361, 2003, p. 27-52.
 Aron R., Les étapes de la pensée sociologique, 1967, Gallimard.
 Arrondel L., Grange C., « Logiques et pratiques de l’homogamie dans les familles du Bottin Mondain », Revue française de sociologie, 34, 4, 1993, p. 597-626.
 Assemblée Nationale, Liste des députés par catégorie socioprofessionnelle, 2016.
 Birnbaum P., La classe dirigeante française, 1978, PUF.
 Bauer M., Cohen E., Qui gouverne les groupes industriels : Essai sur l’exercice du pouvoir du et dans le groupe industriel, 1983, Seuil.
 Boltanski L., Thévenot L., De la justification. Les économies de la grandeur, 1991, Gallimard.
 Bosc S., Stratification et classes sociales, 2011, Colin.
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