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Entre Israël et l’Occident, le déni potentiellement génocidaire de la Palestine
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Entre Israël et l’Occident, le déni potentiellement génocidaire de la Palestine - CONTRETEMPS
Dans ce texte, Ussama Makdisi montre qu’entre Israël et l’Occident, il existe une communauté de langage et un système de vision du monde commun dans lequel l’Arabe, le Palestinien, n’a pas la même valeur ontologique que les peuples du Nord global. Ce racisme est ancré dans l’histoire du colonialisme européen dont le sionisme est une manifestation, et persiste aujourd’hui encore dans les structures sociales des sociétés européennes, américaines du nord et israélienne. Il contient en outre un potentiel génocidaire que l’auteur met ici en exergue et qui se révèle aujourd’hui à Gaza – sous les yeux du monde entier.
Ussama Makdisi est un universitaire palestinien et américain, professeur d’histoire à l’Université de Berkeley en Californie et auteur de plusieurs ouvrages parmi lesquels Age of Coexistence. The Ecumenical Frame and the Making of the Arab world (University of California Press, 2019 ).
***
L’amour du sionisme en Occident a toujours eu une relation trouble avec le génocide. Le sionisme en tant qu’idéologie politique trouve ses racines dans une époque où les empires européens justifiaient régulièrement l’extermination de ceux qu’ils considéraient comme des peuples inférieurs et des barbares non civilisés. Sa promesse fondatrice repose sur une sorte de génocide métaphorique.
Aux racines du sionisme et du philosionisme, un racisme colonial
L’idée sioniste européenne du XIXe siècle d’implanter et de maintenir un État nationaliste exclusivement juif dans une Palestine multiconfessionnelle est dès le départ fondée sur l’effacement de l’histoire et de l’humanité des Palestiniens autochtones. À la suite de l’Holocauste allemand des Juifs d’Europe, le philosionisme occidental est puissamment renforcé par un sentiment de culpabilité et une sympathie pour l’idée d’un État juif. Aujourd’hui, le philosionisme est arrivé à un point de son cheminement où il endosse l’idée d’un génocide à Gaza au nom de la défense de cet État juif. Depuis que les « diaboliques » guérilleros palestiniens ont quitté le ghetto de Gaza et ont attaqué et tué des soldats, policiers, colons armés et civils israéliens le 7 octobre 2023, le soutien des libéraux et des États occidentaux au « droit d’Israël à se défendre » est écrasant. Ce soutien strident ne faiblit guère alors qu’Israël mène méthodiquement une campagne de terre brûlée depuis près d’un mois, détruisant des dizaines de milliers de maisons, d’hôpitaux, d’écoles, de mosquées, d’églises et de boulangeries et soumettant la population réfugiée palestinienne de Gaza à une punition collective d’une cruauté inouïe. Ce dernier épisode du philosionisme révèle plus clairement que jamais l’impitoyable double standard qui le sous-tend : l’histoire et les vies des juifs Israéliens sont respectées ; l’histoire et les vies des Palestiniens musulmans et chrétiens sont fondamentalement dévalorisées.
Ce double standard a une longue histoire qui remonte à l’époque où d’enthousiastes théologiens protestants d’Europe et d’Amérique du Nord adhèrent à l’idée du « retour » des Juifs dans la Palestine biblique, sans s’intéresser ni à la population qui existe alors en Palestine ni à sa diversité. Le mouvement nationaliste sioniste qui émerge en Europe centrale et orientale parmi les Juifs ashkénazes européens ignore lui aussi la population palestinienne autochtone. Cela s’explique en partie par la géographie : le sionisme est né non pas au sein des anciennes communautés juives d’Orient, mais dans la lointaine Europe. Ses dirigeants ne sont pas des Juifs arabes ou orientaux, mais des Juifs ashkénazes européens. Quant à son idéologie nationaliste ethnoreligieuse, elle est forgée non pas par le pluralisme du Moyen-Orient de l’époque, mais par les nationalismes raciaux, ethniques et linguistiques concurrents de l’Europe. L’antisémitisme racial qui se manifeste en Europe est étranger aux rythmes des différences religieuses, de la discrimination et de la coexistence si familiers aux divers habitants de l’Orient islamique ottoman.
En partie au moins, la condescendance du sionisme européen vis-à-vis de l’autochtone est fondée sur le racisme. Car le projet sioniste se développe comme un projet colonial. Alors que les principaux sionistes sont aux prises avec l’antisémitisme racial de l’Europe, ils expriment, partagent, contribuent et font circuler de nombreux tropes racistes fondamentaux de la culture occidentale du XIXe siècle : les terres des peuples autochtones seraient largement « vides » et donc ouvertes à la colonisation, le colonialisme serait le salut et l’expulsion des peuples autochtones serait inévitable ou nécessaire parce que ces peuples seraient racialement et mentalement inférieurs, non civilisés et donc sans valeur historique ou éthique. En ce sens, l’un des slogans du mouvement sioniste est « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre ».
L’orientalisme inhérent à ce sionisme colonial se manifeste à la fois dans la déclaration Balfour de 1917 et dans la charte officielle du mandat britannique de la Palestine en 1922. Aucun de ces documents coloniaux ne fait directement référence aux Palestiniens. Ces derniers sont décrits comme des « communautés non juives » dont l’importance historique, religieuse et civilisationnelle est moindre comparée à celle du « peuple juif », identifié explicitement comme plus important. Arthur Balfour lui-même explique la signification de cette occultation dans un mémorandum confidentiel en 1919. Il admet qu’il est inutile de prétendre que la notion d’autodétermination développée dans l’après-guerre puisse être conciliable avec le sionisme en Palestine, où des Juifs essentiellement européens sont encouragés à s’installer et à coloniser la Palestine ainsi qu’à racheter ce qui était communément considéré comme une terre abandonnée. Balfour écrit en 1919 :
« En Palestine, nous ne nous proposons même pas de consulter les souhaits des habitants actuels du pays. (…) Les quatre grandes puissances s’engagent en faveur du sionisme. Et le sionisme, qu’il soit juste ou faux, bon ou mauvais, est enraciné dans des traditions séculaires, dans des besoins présents, dans des espoirs futurs, d’une importance bien plus grande que les désirs et les préjugés des 700 000 Arabes qui habitent aujourd’hui cette ancienne terre. »
Le sionisme et l’effacement de la présence palestinienne-arabe
Ces corps autochtones sont pourtant une présence bien réelle et – pour les nationalistes sionistes qui veulent bâtir un État juif en Palestine – une présence tangiblement indésirable. Contrairement aux ecclésiastiques protestants distants et quelques universitaires obsédés par les prophéties bibliques, les sionistes coloniaux sont de plus en plus préoccupés par leur question « arabe » : comment, en bref, transformer une terre effectivement habitée par une majorité écrasante d’Arabes en un État exclusivement juif ? En d’autres termes, les Palestiniens musulmans et chrétiens sont considérés comme un véritable obstacle au bon déroulement du sionisme colonial. Ils sont envisagés comme des corps physiques qu’il faut contourner, éviter, réprimer, soustraire à la vue et, en fin de compte, expulser physiquement de la terre.
Aussi, le mouvement sioniste n’engage-t-il aucune révision de son fantasme de transformer une terre pluriconfessionnelle qui, depuis des siècles, entretient des liens culturels, linguistiques, religieux, commerciaux et historiques profondément organiques avec les terres qui entouraient la Palestine, en un État juif souverain séparé de l’environnement social de la Palestine. Soutenu par ses protecteurs impériaux britanniques, le mouvement sioniste redouble son projet de colonisation systématique de la Palestine. En 1923, le colon d’origine russe Vladimir Jabotinsky décrit le sionisme colonial comme un « mur de fer » qui écraserait l’esprit des autochtones de Palestine. Derrière ce « mur de fer », protégé par les baïonnettes de l’empire britannique, Jabotinsky insiste sur le fait que le sionisme colonial peut se développer sans entrave et finir par déposséder les autochtones, quelles que soient leurs protestations. Selon lui, ce n’est que lorsque les autochtones auront abandonné tout espoir de résistance que les sionistes pourront espérer faire la paix avec les « primitifs » palestiniens. Cette attitude insensible à l’égard des Palestiniens conduit certains sionistes juifs européens de premier plan, tels que Hans Kohn, à rompre résolument avec le mouvement en 1929. Kohn est en effet choqué par le mépris des sionistes à l’égard des aspirations nationales des Palestiniens. Il est également consterné par la manière dont le mouvement sioniste nie leur juste mouvement pour la liberté politique et nationale. « Le sionisme, insiste Kohn à l’époque, n’est pas le judaïsme ».
Kohn est cependant une voix isolée dans le désert. Après l’ascension des nazis antisémites et racistes en Allemagne, de nombreux autres Juifs européens, empêchés d’émigrer aux États-Unis en raison des lois racistes de ce pays en matière d’immigration, cherchent refuge en Palestine. Ces réfugiés d’Europe sont rapidement enrôlés dans la cause nationaliste sioniste, de plus en plus militante, au même titre que de nombreux Juifs orientaux et arabes originaires de Palestine et de la région. À la suite d’un soulèvement anticolonial massif des Palestiniens à partir de 1936, les autorités coloniales britanniques élaborent en 1937 un plan de partage très préjudiciable. Ce plan préfigurait le funeste plan de partage de la Palestine établi par les Nations unies en 1947. Dans les deux cas, il s’agit de déposséder la majorité palestinienne autochtone d’une grande partie de ses terres et de ses maisons pour faire place à un État juif. Par exemple, le plan de partage britannique Peel de 1937 reconnait l’injustice de tout partage pour les autochtones arabes qui possèdent la majorité des terres. Avec une remarquable hypocrisie, ce plan loue la « générosité » proverbiale des Arabes pour justifier leur contrainte, « au prix d’un certain sacrifice », dans la résolution du « problème juif » de l’Occident.
La création d’Israël et son envers : vider la Palestine
L’Holocauste des Juifs d’Europe par l’Allemagne nazie et le développement concomitant du mouvement sioniste en Palestine occupée, grâce à l’appui de la Grande-Bretagne, renforcent l’impératif occidental de créer un État juif aux dépens des Palestiniens. Tandis qu’ils refusent d’accorder l’asile aux survivants de l’Holocauste aux États-Unis, les hommes politiques américains soutiennent l’envoi des personnes juives déplacées en Palestine au nom de la décence et de l’humanisme. Les dirigeants et propagandistes sionistes juifs occupent alors une place beaucoup plus importante dans la pensée d’après-guerre et, surtout, dans les couloirs du pouvoir politique et de la prise de décision en Occident que leurs homologues arabes. Les Palestiniens autochtones sont totalement exclus du processus décisionnel qui les concerne directement. En novembre 1947, l’ONU, dominée par l’Occident, vote la partition de la Palestine et la création d’un État juif, alors que l’écrasante majorité de la population est palestinienne et que la majeure partie [94%] de la Palestine historique appartient aux Palestiniens.
La Nakba, ou catastrophe, de 1948 résout rapidement le problème des corps palestiniens dans un État juif. Avant, pendant et après la guerre de 1948, les forces sionistes expulsent plus de 800 000 Palestiniens vers les terres voisines et les exproprient de leurs maisons et de leurs terres. Les États et les dirigeants occidentaux libéraux saluent cette transformation prétendument miraculeuse. Eleanor Roosevelt, l’une des célèbres signataires de la Déclaration universelle des droits de l’homme, impute par exemple la responsabilité de la dépossession des Palestiniens aux Arabes eux-mêmes. Elle admire l’esprit prétendument jeune d’Israël, fustige les Arabes pour leur « inflexibilité » à l’égard d’Israël et les rend en fin de compte responsables de leur propre dépossession. Les Palestiniens sont constamment dépeints comme arriérés, primitifs, irrationnels et fanatiques. Les sionistes, en revanche, sont représentés – et se représentent eux-mêmes en grande partie – comme des pionniers modernes qui rachètent une terre « vide ». Edward Said a décrit cette forme d’orientalisme comme suit : « Le passage d’une animosité antisémite populaire d’une cible juive à une cible arabe s’est fait en douceur, puisque la figure était essentiellement la même ».
Philosémitisme, philosionisme et « humanisme » occidental
L’identification post-Holocauste aux Juifs et au judaïsme, ou le philosémitisme, s’est complètement enchevêtrée avec le philosionisme. Dans son livre à paraître Good Jews : Philosemitism in Europe since the Holocaust, l’historien Daniel Cohen explique que pour les intellectuels et les hommes politiques européens, le philosionisme est une fonction du philosémitisme. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la réhabilitation philosophique, religieuse et morale de « l’homme » – blanc et occidental bien sûr – reposait sur la reconnaissance de l’histoire de l’antisémitisme qui avait culminé avec la montée du nazisme. Selon Cohen, les Juifs n’étaient pas considérés comme des victimes archétypales de la vision raciste du monde qui a longtemps prévalu en Occident et qui divisait l’humanité en races supérieures et inférieures. Ils étaient plutôt envisagés comme des victimes d’un mal distinct, l’antisémitisme, lequel se distinguait conceptuellement et moralement des autres formes de racisme. Israël représentait dès lors, pour l’Occident, une expiation implicite pour son propre passé ; en tant qu’État juif, celui-ci reçoit ainsi des réparations de la part de l’Allemagne. Dans ce tournant philo-sioniste, aimer les Juifs et le judaïsme, c’est donc aimer le nouvel État d’Israël qui a été créé en leur nom. Les Palestiniens ne figurent pas dans ce calcul moral.
Le déni libéral occidental d’un ancrage palestinien ancien, durable et significatif en Palestine a des effets profonds. Il conduit à une série de « commandements » philosionistes qui façonnent les contours de l’humanisme eurocentrique d’après-guerre. Le premier de ces commandements consiste à ne pas remettre en question Israël en tant qu’État juif, quel que soit le sort réservé par cet État aux survivants palestiniens musulmans et chrétiens de la Nakba. Remettre en question la nature de l’État juif d’Israël revient à remettre en question le refoulement de l’Occident de son propre passé antisémite. Dans les années 1950, les libéraux occidentaux aussi bien que la gauche ont soutenu avec vigueur Israël contre ses ennemis arabes : syndicats, radicaux, socialistes et libéraux furent tous enthousiasmés par le nouvel État.
Le deuxième commandement est de considérer Israël, contrairement aux Arabes, comme une extension de l’Occident idéalisé : Israël a de la musique classique, des institutions européennes, une armée moderne, des pionniers combattant les sauvages, des kibboutz socialistes et, surtout, il est une jeune nation qui contraste avec les images, en arrière-plan, de réfugiés « arabes » sordides et anonymes. Israël est ce que l’Occident voulait et ce dont il avait besoin après la Seconde Guerre mondiale : une partie émancipée de lui-même, prétendument purgée de son antisémitisme historique. Le troisième commandement consiste à effacer tout rapport possible entre les Palestiniens réels et l’humanisme occidental : le corollaire de ce commandement est de concentrer l’attention sur les États arabes qui se sont empressés d’intervenir en 1948 pour aider leurs frères de Palestine. Les Arabes sont dénoncés comme des « envahisseurs » qui veulent détruire l’État juif naissant et tout ce qu’il représente en termes de valeurs occidentales rachetées.
La réalité sur le terrain pour les Palestiniens est bien différente. Car à la base de cet édifice d’humanisme et de valeurs occidentales d’après-guerre se trouve un peuple dépossédé par une injustice colossale, dont les efforts pour contrefaire cette injustice sont calomniés et rejetés par l’Occident. Mais surtout, les Palestiniens sont un peuple dévoré par l’imaginaire orientaliste et raciste occidental qui imagine une querelle séculaire opposant des Juifs désormais pionniers et les vilains ennemis arabes. En 1955, le grand poète et écrivain noir anticolonialiste Aimé Césaire fustige la conception occidentale des droits de l’homme en la qualifiant de « pseudo-humanisme » parce qu’elle repose sur une conception « étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste » des « droits de l’homme[1]». Césaire est révolté par la manière dont les États et sociétés de l’Europe d’après-guerre sont prêts à enfin condamner Hitler et l’antisémitisme, sans renoncer pour autant à la plupart de leurs possessions coloniales sans une lutte acharnée et soutenue.
De même, Césaire note que les États-Unis continuent de maintenir leur système national de ségrégation raciale. Alors que les Européens et les Américains sont résolus à reléguer l’antisémitisme au passé, ils sont incapables de reconnaître à quel point la pensée raciale du nazisme n’est qu’une expression morbide et extrême d’un discours occidental et d’une pratique séculaire de suprématie raciale. Au lieu de cela, en rendant exceptionnelle l’Allemagne nazie, en l’isolant de la culture et de l’histoire occidentales modernes, et en séparant la lutte contre l’antisémitisme de celles, plus vastes, qui militent contre le racisme et le colonialisme, on parvient à aimer Israël et les Juifs tout en continuant à haïr les Arabes et les Noirs ; on peut même aimer les Juifs d’Europe, désormais largement absents en Europe, et les aimer plutôt dans leur « propre » nouveau foyer, aux yeux des antisémites occidentaux, en Israël… Et que les Arabes aillent au diable.
Déni durable des Palestiniens et soutien à Israël
La communauté internationale a rapidement oublié les Palestiniens en tant que peuple. Pour reprendre les mots poétiques de Ghassan Kanafani, ceux-ci sont devenus des « hommes dans le soleil», des réfugiés apatrides et sans protection qui cherchent à reconstruire leur vie brisée dans des conditions désespérées, partout où ils peuvent le faire. Ils sont placés sous le tutelage d’un régime d’aide sociale supervisé par les Nations unies, l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), lequel évacue les droits politiques des Palestiniens de l’ordre du jour international. En Occident, les communautés arabes et musulmanes sont soit minuscules, soit très marginalisées. Elles n’ont pratiquement pas pénétré les institutions occidentales de l’État, de la culture ou de l’enseignement supérieur. Le mouvement sioniste, en revanche, s’est regroupé autour du nouvel État d’Israël et s’est constamment investi dans la mobilisation des communautés juives et milité pour l’hégémonie de l’idéologie sioniste parmi elles : son axiome est qu’être juif, c’est être sioniste, c’est sentir, penser et croire que l’État d’Israël représente l’intégralité du peuple juif. Le mouvement sioniste a également mis en place une énorme machine de lobbying avec une forte présence dans tous les grands États occidentaux, en particulier les États-Unis. La relation affective, positive et émotionnelle avec Israël a été renforcée par une campagne de commémoration de l’Holocauste dans tout l’Occident libéral, qui a pris de l’ampleur après 1967.
Le revers de la médaille de la commémoration du génocide nazi est l’élision constante d’un fait extrêmement important, à savoir que les Palestiniens ont dû payer collectivement le prix le plus élevé pour la création d’un État juif sur leurs terres, en dépit du fait qu’ils n’avaient pas d’antécédents d’antisémitisme racial de type occidental. Les véritables antisémites d’Europe ont conclu un accord sordide avec Israël. Ce dernier a fermé les yeux, et même pardonné, les Allemands pénitents qui ont payé les réparations. Il a aussi cultivé les relations avec les zélotes chrétiens évangéliques antijuifs, tout en refusant catégoriquement toute justice vis-à-vis des Palestiniens autochtones qu’il a constamment, et de manière mensongère, dépeints comme des antisémites au moment même où il colonisait leurs terres.
Bien que l’État israélien, ouvertement expansionniste, ait commencé à perdre certains de ses alliés de gauche après 1967, lorsqu’il a envahi et occupé la partie Est de Jérusalem, la bande de Gaza, la Cisjordanie, le Sinaï et le plateau du Golan, il a aisément conservé ses alliés libéraux et en a vu d’autres se rapprocher de lui, à savoir les conservateurs et sionistes chrétiens. Le soutien financier, politique, militaire et politique des États-Unis à Israël a ainsi massivement augmenté dans les années 1970.
L’entrée en scène des Palestiniens par le biais de la résistance
Les Palestiniens ont longtemps été loin des yeux et de l’esprit jusqu’à ce qu’ils ne le soient plus. L’émergence de la résistance palestinienne et des mouvements de libération nationale dans les années 1960 est la première tentative marquante des Palestiniens pour rompre le silence qui entourait leur histoire et leur humanité depuis l’expulsion à la fois de leurs terres en 1948 et de la conscience occidentale. Mais plus les Palestiniens abandonnés s’inséraient avec stridence et même avec violence dans l’arène internationale par des proclamations révolutionnaires, par une lutte armée anticoloniale ou même par des actes spectaculaires de détournement d’avion, plus ils étaient ressentis, pressentis et perçus comme de scandaleux « terroristes » par des citoyens occidentaux généralement ignorants des réalités de l’histoire moderne de la Palestine et peu habitués à voir et à entendre des Palestiniens.
Si les Palestiniens sont galvanisés et soutenus par la solidarité anticoloniale du Tiers monde, qui atteint son apogée avec le célèbre discours de Yasser Arafat aux Nations unies en 1974, et l’adoption de la résolution des Nations unies condamnant le sionisme comme « une forme de racisme et de discrimination raciale » en 1975, l’empathie de l’Occident leur est catégoriquement refusée. Le monde occidental, puissant, riche et militairement dominant continue de soutenir résolument Israël, d’ignorer son racisme flagrant à l’égard de ses propres citoyens palestiniens et de considérer comme acquis le maintien de son autorité militaire sur les millions de Palestiniens de Cisjordanie, de Jérusalem-Est et de la bande de Gaza. Le paradoxe pour les Palestiniens est soit d’être perçus comme des « terroristes » s’ils dérangent l’État qui les opprime, soit être terrorisés s’ils ne le font pas.
La diabolisation de la résistance palestinienne considérée comme terrorisme démoniaque est venue s’ajouter à une généalogie séculaire de représentations coloniales et racistes des révoltes d’indigènes et d’esclaves en Asie, en Afrique et dans les Amériques. Chacun des grands mouvements de l’humanité réprimée a fait l’objet d’une répression extrême et impitoyable de la part des colonisateurs, à commencer par la révolution des esclaves d’Haïti dans les années 1790, en passant par la révolte de Nat Turner en Virginie et l’écrasement des Sioux à la fin du XIXe siècle. Au XXe siècle, les soulèvements anticoloniaux syriens et palestiniens de l’entre-deux-guerres, dans les années 1930, et toute une série d’autres révolutions anticoloniales ultérieures, de l’Algérie au Viêt Nam, ont été dépeints de la même manière comme maléfiques, irrationnels, démoniaques et d’une brutalité effarante.
Les Palestiniens, cependant, doivent faire face à un fardeau supplémentaire, car ils sont opprimés par l’archétype de la victime dans la conscience occidentale eurocentrique moderne. Le fait d’être les « victimes des victimes », comme l’a dit Edward Said, rend la lutte anticoloniale des Palestiniens presque sisyphéenne. Décontextualisée et déshistoricisée, leur résistance contre l’État juif est également perçue et ressentie comme une terrible réincarnation d’un passé antisémite démoniaque.
Une telle vision déplace l’action des Palestiniens, inscrite dans leur propre histoire et leur réalité vécue, dans le domaine de la trame narrative eurocentrique familière aux publics occidentaux dans laquelle les seuls acteurs significatifs sont les nazis, les victimes juives innocentes et leurs sauveurs américains et alliés. Cela permet aux juifs sionistes privilégiés de se prétendre les vraies victimes, alors même que les Palestiniens sont massacrés aujourd’hui devant le monde entier. L’historien israélien Benny Morris a saisi cette forme effrayante de narcissisme dans une interview tristement célèbre publiée en 2004 dans le journal israélien Haaretz. « Nous sommes les plus grandes victimes de l’histoire », insistait alors Benny Morris, « et nous sommes aussi la plus grande victime potentielle. Même si nous opprimons les Palestiniens, c’est nous qui sommes les plus faibles ».
Les partisans d’Israël en Occident ne considèrent pas que les Palestiniens résistent à un État colonisateur qui a été construit de manière coercitive sur leur terre, qui a dévasté leur vie, les a brutalisés, eux et leurs familles, et les a assiégés, exilés, harcelés, intimidés, humiliés, incarcérés et assassinés pendant des décennies, en toute impunité. Ils pensent plutôt que les Palestiniens tuent des Israéliens simplement parce qu’ils haïssent les Juifs. Selon le philosionisme, « soutenir » l’État colonisateur d’Israël n’est pas haïr les Palestiniens mais aimer les Juifs ; mais soutenir la résistance et la libération palestiniennes, c’est ipso facto ne pas aimer les Palestiniens, l’humanité, la justice et la liberté, mais aussi haïr les Juifs et, pire encore, vouloir les anéantir à nouveau.
*
Alors qu’Israël poursuit son œuvre sanglante et génocidaire contre le peuple de Palestine, le soutien total des gouvernements occidentaux à Israël est stupéfiant par sa passion superficielle pour un État juif et son insensibilité à la qualité de l’existence palestinienne. La rage désordonnée contre tout le travail de solidarité avec les Palestiniens à travers l’Occident constitue une chasse aux sorcières des temps modernes, une frénésie de fausses accusations d’antisémitisme qui continue à nier l’histoire, l’expérience vécue et l’humanité des Palestiniens. L’épreuve de Gaza, cependant, expose des preuves accablantes de l’échec moral et politique du sionisme colonial sur le terrain en Palestine. Il met également en lumière la dépravation de nombre de ses partisans en Occident. Contrairement aux premières conséquences de l’amour du sionisme en Occident, qui éludent les Palestiniens et font semblant de ne pas voir leurs malheurs, les corps mutilés, brisés, terrorisés et traumatisés des Palestiniens existent aujourd’hui au vu et au su du monde entier.
***
Ce texte est une version augmentée écrite par l’auteur pour Contretemps. Une version abrégée a été publiée dans Middle East Eye il y a quelques jours. Traduction, intertitres et note de Contretemps.
Illustration : dessin de Naji al-Ali (1937-1987), caricaturiste palestinien.
Note
[1] Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence Africaine, Paris, p.14.