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Doit-on se débarrasser du PIB ? - David Cayla

économie

Lien publiée le 10 novembre 2023

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Doit-on se débarrasser du PIB ? - David Cayla - Élucid (elucid.media)

La domination du produit intérieur brut (PIB) en tant qu’indicateur de richesses est régulièrement contestée, notamment par les défenseurs de la décroissance. Ces derniers l’accusent de fausser le jugement des décideurs et de pousser les économies sur la voie d’une croissance mortifère et insoutenable écologiquement. Dans cette deuxième analyse écrite pour Élucid, l'économiste David Cayla explique ce qui se cache derrière le PIB, en montrant la manière dont il est construit et en détaillant son intérêt et ses limites.

La critique du PIB est devenue un lieu commun à gauche et dans des ouvrages consacrés à la décroissance. Certains n’hésitent pas à parler de « dictature du PIB » (Gadrey 2002, p. 16) ou estiment que « la boussole du PIB obscurcit plus qu’elle n’éclaire » (Parrique 2022, chap. 1). D’autres en contestent la pertinence en tant qu’indicateur de richesse, faisant remarquer que « les accidents d’auto augmentent le PIB » (Latouche, 2006, p. 71), ou en citant Robert Kennedy qui notait déjà, il y a plus de cinquante ans, que le PIB « compte […] même les ambulances qui nettoient le carnage sur nos autoroutes » (Jackson 2017, p. 88). De manière générale, les théoriciens de la décroissance entendent montrer que le PIB n’est pas un bon indicateur de bien-être, et que l’objectif de sa croissance ne peut gouverner les politiques publiques.

Disons-le dès à présent, ces critiques sont partiellement vraies. La croissance du PIB ne signifie pas nécessairement l’amélioration des conditions de vie, la baisse des inégalités et le développement social. Les études montrent d’ailleurs qu’il existe un profond décalage entre l’évolution des indicateurs qui mesurent le bien-être et celle du PIB. Ainsi, il a été démontré que l’Indice de santé sociale (ISS), qui agrège une multitude d’indicateurs sociaux (tels que la mortalité infantile, l’abandon des études supérieures, le chômage, le taux de suicide, la pauvreté, l’accès au logement, les inégalités, le taux de criminalité…), n’a pas progressé aux États-Unis entre 1970 et 2011, alors que le PIB réel par tête a lui été pratiquement multiplié par deux sur cette même période (Gadrey et Jany-Catrice 2016, p. 44).

On peut donc convenir, à l’instar des théoriciens de la décroissance, que le PIB n’est pas un bon indicateur de bien-être ou de progrès social. Mais est-ce une raison pour le rejeter totalement ? Après tout, si l’on veut connaître le temps qu’il fait, la température n’est pas un indicateur suffisant. Mais cela ne signifie pas qu’il faille de débarrasser des thermomètres. Aussi, il est nécessaire de préciser clairement ce que le PIB mesure et en quoi il constitue, ou non, une mauvaise boussole.

Quelle forme de richesse mesure le PIB ?

La première chose qu’il faut dire à propos du PIB, c’est qu’il ne s’agit pas d’un indicateur de bien-être, mais de richesse. Il est donc normal qu’il ne mesure pas correctement la santé sociale d’un pays ou le niveau de satisfaction ressentie par une population. L’argent ne fait pas le bonheur… même s’il peut y contribuer. L’adage se vérifie socialement comme individuellement. Ainsi, l’Insee a calculé qu’au-delà de 20 000 – 40 000 € de revenus annuels, le niveau de satisfaction dans la vie n’augmente pratiquement plus. Pour autant, cela ne signifie pas qu’il n’y ait aucun lien entre revenus et bien-être. En deçà de 20 000 €, le niveau de satisfaction augmente fortement avec les revenus ; après, s’il augmente plus faiblement, il augmente tout de même.

À l’échelle d’une société, les effets de l’enrichissement sont encore plus difficiles à mesurer. Certes, les pays les plus riches disposent en moyenne d’une espérance de vie et d’un taux d’éducation plus élevés ; la criminalité y est souvent plus faible, le respect des droits individuels mieux garanti. On trouve néanmoins des exceptions, l’une des plus symboliques étant l’espérance de vie qui est plus faible aux États-Unis qu’en Thaïlande ou au Costa Rica, pays pourtant bien moins avancés sur le plan économique. Davantage de PIB ne signifie donc pas mécaniquement une meilleure santé, même si, dans l’ensemble, les deux indicateurs évoluent dans le même sens.

Si le PIB ne permet pas de mesurer correctement le bien-être, est-il pour autant un bon indicateur de richesse ? C’est sans doute cette question qui est la plus fondamentale. Pour y répondre, encore faut-il définir la richesse, ce qui n’est pas simple. Pour la plupart des gens, la richesse se mesure par les revenus ou le patrimoine. Pourtant, ces deux indicateurs sont très différents, puisqu’on peut avoir beaucoup de patrimoine et peu de revenus et inversement. Comme la valeur d’un patrimoine est difficile à estimer tout en étant moins corrélée au niveau de vie, on privilégie la mesure de la richesse par les revenus. Mais cela entraine des biais. Par exemple, deux smicards dont l’un est propriétaire d’un logement qu’il a fini de rembourser et l’autre locataire, n’ont pas le même niveau de vie, même s’ils ont les mêmes revenus [1]. Même chose pour deux ménages aux revenus identiques, mais dont l’un dispose d’une épargne alors que l’autre est endetté.

Admettons que nous estimions la richesse par le revenu. Nous nous heurtons alors à une autre difficulté : une partie de la richesse n’est ni monétaire ni marchande. Par exemple, en France, nous disposons d’infrastructures et de services publics qui participent à notre richesse, mais dont nous bénéficions indépendamment de nos revenus. Et le temps libre, n’est-ce pas une forme de richesse ? Si oui, comment la quantifier ?

Il ne faut pas croire que les économistes ne se soient pas posé ces questions depuis fort longtemps. Dès la première phrase de l’introduction de La Richesse des Nations, ouvrage majeur d’Adam Smith publié en 1776, la richesse y est définie comme « toutes les choses nécessaires et commodes à la vie », ce qui suppose une conception très large de la richesse au sein de laquelle on peut retrouver la production de biens marchands, mais aussi le temps libre ou le bien-être social en passant par la qualité de vie, la beauté d’un paysage ou même le climat. En se basant sur cette définition, on pourrait ainsi affirmer d’une plage sauvage où l’on peut se baigner qu'elle est « commode à la vie » et qu'elle participe donc de la richesse. Mais comment en quantifier la valeur ? Peut-on la mesurer à l’aune des revenus ? La réponse est bien évidemment négative ; et il faut admettre qu’il existe sans doute un nombre incalculable de choses qui sont « commodes à la vie », mais dont on ne peut pas estimer la valeur monétairement. En d’autres termes, tout indicateur de richesse est nécessairement incomplet, et donc imparfait.

Comment se calcule le PIB

Le PIB est un indicateur de richesse fondé sur les revenus. Il exclut donc les patrimoines (nous y reviendrons). Concrètement, il mesure la valeur des flux annuels de production et de consommation par le biais des opérations monétaires qu’ils suscitent. Cela signifie qu’une plage sauvage n’est pas comptabilisée dans le PIB… sauf si elle génère des flux monétaires, par exemple parce qu’elle serait accessible via un péage. Dans ce cas, sa contribution au PIB sera égale à son chiffre d’affaires. Ce petit exemple permet de comprendre les limites, mais aussi l’intérêt du PIB en tant qu’indicateur. Sa principale limite est que, comme on vient de le voir, seules les richesses faisant l’objet d’une opération monétaire peuvent être comptabilisées. Mais cette limite est aussi une force, car cela permet une certaine objectivisation de la quantité de richesse générée. Si des personnes sont prêtes à payer pour accéder à une plage, on peut raisonnablement affirmer qu’elles y trouvent un intérêt et que la plage produit réellement une utilité. Au lieu de mesurer la richesse à partir d’un ressenti subjectif, on lui associe une grandeur qu’on peut quantifier.

On ne peut en effet pas échapper à la dimension quantitative de la richesse pour au moins deux raisons. La première est qu’un indicateur est par nature un instrument de quantification. Il doit permettre des comparaisons dans le temps et dans l’espace (savoir si un pays s’est enrichi ou s’il est plus ou moins prospère qu’un autre). On quantifie la température, la distance, le temps… afin de comparer ces grandeurs entre elles et suivre leur évolution. On peut certes considérer que la quantification de la richesse est une opération réductrice et arbitraire. Il est clair qu’il y a quelque chose d’absurde dans l’idée que dès qu’un péage est instauré, une plage se met soudainement à générer de la richesse. Pour les personnes qui en profitaient librement, l’instauration d’un péage représente plutôt une désutilité, à moins qu’ils ne cherchent la tranquillité et qu’ils soient prêts à payer pour cela. On est confronté par cet exemple à une forme de paradoxe, puisque la croissance du PIB semble engendrer une croissance de l’insatisfaction.

La seconde raison pour laquelle la quantification est nécessaire est qu’un bon indicateur doit être fiable, c’est-à-dire s’appuyer sur des grandeurs vérifiables et difficiles à manipuler. De ce point de vue, le PIB est un très bon indicateur. En effet, un revenu a toujours une origine et une destination. L’acheteur paie, le vendeur reçoit. Cela signifie qu’un même flux se retrouve à la fois dans les comptes de l’acheteur, en tant que dépense, et dans ceux du vendeur, en tant que revenu. Il se retrouve également dans les comptes de ceux qui ont participé à produire la marchandise. On a donc trois manières de calculer le PIB. Par la production, par les dépenses, et par les revenus. Comme à chaque fois, les sommes sont les mêmes, cela permet de vérifier que les calculs tombent juste. L’impératif de la quantification explique pourquoi une richesse ne générant pas de revenus ne peut être intégrée au PIB. Si c’était le cas, cela ferait du PIB un indicateur subjectif et peu fiable, impossible à calculer précisément. Si chacun procédait à des quantifications arbitraires, cela empêcherait toute comparaison.

Il n’en reste pas moins que, tout fiable qu’il puisse être en tant qu’indicateur, il ne faut jamais perdre de vue qu’une grande partie de la richesse disponible échappe nécessairement au PIB. D’une part, il ne mesure pas les patrimoines, c’est-à-dire la richesse des années antérieures qui a été accumulée ; d’autre part, il est incapable de mesurer la richesse produite gratuitement qui n’a donné lieu à aucun flux monétaire.

En dépit de ces limites, le PIB permet une certaine souplesse. Ainsi, contrairement à ce qui est parfois avancé, il ne se contente pas de mesurer la richesse marchande. La production de services publics, gratuits ou quasi-gratuits, est bien intégrée au PIB. Comme cette richesse n’est pas vendue, elle n’est pas évaluée à partir de son prix de vente, mais à partir de son coût de production. Cela en minore la valeur par rapport à la richesse marchande, puisque les prix de vente sont en général supérieurs aux coûts de production (sinon les vendeurs ne pourraient pas dégager de bénéfices). De plus, la richesse marchande inclut des coûts de promotion et de commercialisation qui sont souvent supérieurs à ceux d’un service public. Les biais de quantification de la richesse non marchande sont nombreux et sont au détriment de la richesse non-marchande. Ainsi, une année d’étude supérieure dans le système universitaire public français représente une dépense de 10 000 euros environ, soit cinq fois moins que les frais de scolarité d’une université américaine. Doit-on en déduire que la création de valeur y est cinq fois plus faible ?

La richesse non marchande concerne aussi la production des associations caritatives. Là aussi, contrairement aux idées reçues, leur activité est bien prise en compte dans le PIB. Les dons aux associations, leurs achats de produits de première nécessité, le paiement des salaires des permanents… tout cela constitue bien des flux monétaires qui peuvent être quantifiés et sont donc intégrés au PIB.

Le PIB face à ses critiques

En fin de compte, le PIB mesure une forme de richesse, la richesse monétaire, de manière fiable et vérifiable, et en ce sens il s’agit d’un indicateur utile.

Voici quelques chiffres qui permettent de comprendre la manière dont le PIB français se décompose.

En 2022, d’après l’Insee, l’économie française a généré plus de 2 600 milliards d’euros de PIB. Sur cette somme, environ 1 350 milliards, soit 51 %, ont été consacrés à la consommation marchande ; environ 630 milliards, soit 24 %, ont été distribués sous forme de consommation non marchande par le secteur public ; quant aux associations caritatives, elles ont contribué pour près de 57 milliards de consommation non marchande (2,1 % du PIB). Au total, environ 77 % du PIB a été dépensé sous la forme de consommation marchande et non marchande. Le reste correspond aux dépenses d’investissement (665 milliards, soit 25 %).

Le lecteur attentif notera que la somme de cette décomposition est supérieure au montant du PIB. La différence provient de l’extérieur et du déficit commercial qui représentait 102 milliards d’euros en 2022. Il faut également tenir compte des 32 milliards d’euros de richesse monétaire qui n’ont pas trouvé d’usage et qui ont donc été stockés. On retrouve finalement l’équation fondamentale du PIB :

PIB = Consommation marchande + Consommation non marchande + Investissement + Variation des stocks + Balance commerciale

Répétons que tous ces chiffres ne concernent que la richesse qui a donné lieu à des transactions monétaires. Toute la richesse produite et distribuée gratuitement et dont il n’est pas possible de quantifier la valeur a été écartée. Cela tend à minorer la part de la consommation non marchande dans le PIB, en particulier celle des associations caritatives qui s’appuie sur le travail gratuit des bénévoles (donc non pris en compte dans le PIB).

Arrêtons-nous à présent sur les principales critiques adressées au PIB. Peut-on dire que le calcul du PIB obscurcit davantage qu’il n’éclaire ? Non, à partir du moment où l’on comprend ce qu’il représente et comment il est construit. Il faut reconnaître que le PIB mesure mal la richesse, car une partie de celle-ci échappe aux flux monétaires. En revanche, il mesure très bien les revenus, et en ce sens il est extrêmement fiable. Est-ce qu’un calcul fiable des flux de revenus agrégés indique quelque chose d’éclairant permettant de comprendre la dynamique économique d’une société capitaliste ? Sauf à affirmer qu’un décideur politique ne devrait pas s’intéresser aux revenus, il faut évidemment répondre par l’affirmative.

Le PIB serait un mauvais indicateur, car il prendrait en compte les accidents et les maladies ? Cet argument ressemble beaucoup au sophisme de la vitre cassée. Il serait temps que les partisans de la décroissance cessent de l’employer à tout bout de champ. Non, un accident de voiture n’augmente pas le PIB. C’est la réparation des conséquences de l’accident qui contribue au PIB. Et à moins de penser qu’il ne faut pas réparer la voirie, ni soigner les victimes, ni remplacer les véhicules après un accident, il n’y a aucune raison de critiquer le PIB parce qu’il augmenterait à la suite d’un accident. PIB ou pas, il n’est guère concevable qu’une société civilisée ne mette pas tout en œuvre pour réparer les conséquences sociales et matérielles d’un dommage lorsqu’il se produit.

Certaines critiques adressées au PIB sont pertinentes, d’autres sont fallacieuses. Pour autant, le PIB pose tout de même quelques problèmes qui ne sont pas toujours évoqués dans la littérature consacrée à la décroissance, bien qu’il s’agisse d’une question écologique fondamentale. Je veux parler de la durée de vie des biens produits. Lorsqu’on calcule le PIB, on agrège des flux en comptabilisant leur valeur monétaire. On ne tient pas compte de la qualité intrinsèque des produits échangés. Un smartphone qui dure trois ans et qui vaut 500 € sera considéré comme engendrant une richesse identique à un autre smartphone qui vaut également 500 €, mais qui lui durera deux fois plus longtemps. Or, objectivement, le smartphone durable produira davantage d’utilité que celui qui deviendra obsolète en quelques années.

La question vaut aussi pour les bâtiments. Certains bâtiments traversent les siècles, alors que d’autres menacent de s’effondrer au bout de quelques décennies. N’y aurait-il pas moyen d’intégrer la durée de vie des biens dans l’évaluation de la richesse ? De plus, ne devrait-on pas comptabiliser les effets négatifs sur le patrimoine de l’exploitation d’une mine ou d’un champ de pétrole dont les ressources non renouvelables diminuent avec le temps ? De manière générale, l’un des problèmes du PIB est qu’il se concentre sur les flux en se désintéressant totalement de l’évolution du patrimoine collectif, dont font partie le climat, la qualité des sols et la quantité de biens et d’infrastructures accumulés par le passé.

Cette question, à vrai dire, n’est pas nouvelle. Adam Smith notait déjà à son époque que le travail engagé pour la production de biens durables, qui sont donc accumulables dans le temps, était plus « productif » que celui qui s’incarnait dans des services ou des choses peu durables. Il y a là, je crois, un aspect de la richesse que le PIB laisse de côté et qui mériterait grandement d’être estimé. De même, il faudrait pouvoir prendre en compte la dégradation des milieux naturels et l’appauvrissement des ressources naturelles exploitées. Un nouvel indicateur de richesse faisant cela serait tout à fait pertinent pour accompagner la transition écologique de notre système économique. Il pourrait utilement compléter le PIB – sans s’y substituer, car on aura toujours besoin d’un indicateur de revenus [2]. Il n’y a plus qu’à le construire.

*

[1] Pour corriger ce biais, l’Insee calcule les loyers imputés qui correspondent aux loyers que se verseraient les propriétaires de leurs propres logements. Ainsi, avec un loyer imputé de 500 euros par mois, on pourra estimer que le ménage qui est propriétaire de son logement dispose d’un revenu mensuel supplémentaire de 500 euros.

[2] Notons que le Produit intérieur net (PIN) intègre déjà l’usure du capital. Il est calculé par l’Insee au même titre que le PIB et mériterait d’être davantage mis en avant. Néanmoins, il ne va pas jusqu’à calculer la part d’utilité restante des biens de consommation issus du passé. Il est vrai que le calcul est techniquement délicat à faire, d’autant qu’on ne connaît que de manière très imparfaite la durée de vie moyenne des biens consommés.