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Le capitalisme contre la démocratie

Lien publiée le 26 décembre 2023

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Le capitalisme contre la démocratie - La Vie des idées (laviedesidees.fr)

Q. Slobodian retrace la généalogie du néolibéralisme, scientifique d’abord, économique ensuite, et politique enfin. Il est au moins autant l’œuvre intellectuelle des juristes qu’il se matérialise dans les thérapies de choc des institutions financières internationales.

Aucun ordre concurrentiel n’est possible sans intervention publique. Dans le cas contraire, laissez-faire signifie bientôt laissez-mourir. Karl Polanyi l’avait compris dès les années 1940 : le postulat d’un marché auto-régulé sur lequel s’est fondé le libéralisme classique est non seulement une ineptie intellectuelle, mais une aberration macroéconomique qui n’a rien de moins que précipité le monde dans les bras du fascisme. Foudroyé lors du Jeudi noir d’octobre 1929, ce libéralisme « veille école » est rené de ses cendres, sous une forme plus débridée encore, un demi-siècle plus tard. Communément, on estime que le développement de ce néolibéralisme a été conditionné par le démantèlement préalable des institutions publiques. Or, au cours des quarante dernières années, on a davantage assisté à un redéploiement de l’État qu’à un simple retrait. La nouvelle mission confiée à nos appareils institutionnels a précisément été de bâtir, au niveau planétaire, un nouvel ordre économique basé sur le fondamentalisme de marché : « l’ordoglobalisme ». Néologisme formé en référence à la pensée ordolibérale allemande, il désigne l’application d’un interventionnisme pro-marché à l’échelle non plus seulement nationale, mais mondiale.

Paru dans sa version originale en 2018 aux presses d’Harvard, cet ouvrage relate l’essor inéluctable de cette idéologie, depuis sa gestation académique au sortir de la Première Guerre mondiale, à son triomphe matérialisé par la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) au milieu des années 1990. En somme, l’imposition du modèle ultralibéral est le fruit d’une victoire idéologique, conquise patiemment et de haute lutte, par tout un aréopage d’universitaires, dont ce livre dresse les combats par l’entremise d’une approche prosopographique. Dans le sillage des réflexions de Michel Foucault, Serge Audier, Pierre Dardot et Christian Laval, ou encore Jean Solchany – qu’il cite expressément, le chercheur canadien Quinn Slobodian apporte ainsi une nouvelle contribution éclairante à l’histoire du néolibéralisme.

À l’appui d’une très solide bibliographie trilingue rassemblant aussi bien des réflexions originales de théoriciens dits « globalistes » que des travaux critiques publiés en anglais, français ou allemand – parmi lesquels figurent ceux d’Angus Burgin, Dieter Plehwe ou encore Wolfgang Streeck, l’historien s’emploie à retracer le parcours et l’ascension de cette communauté grandissante d’économistes, intellectuels et autres juristes, qui ont théorisé les fondements du néolibéralisme, en ont justifié les préceptes et défendu l’instauration tout au long du XXe siècle. Malgré leurs contradictions internes, ces ordoglobalistes ont partagé un objectif cardinal commun : protéger le système économique des contingences électorales et des aléas politiques.

Une stratégie d’« engainement » antidémocratique

Redouté par Polanyi, le « désencastrement » de l’économie par rapport à la sphère politique et sociale est un concept éclairant, mais qui masque une réalité plus insidieuse encore. Pour Q. Slobodian, le dogme du libre marché n’a jamais autant été « engainé » ; c’est-à-dire encadré sur le plan juridique, de telle façon à prémunir le nouvel ordre global dont il constitue le substrat, contre toute attaque sociale ou politique susceptible de le déstabiliser. Car, faut-il le rappeler, prédateur pour l’homme et la nature, le modèle ultralibéral soulève fatalement des crispations sociales, attise la colère légitime de celles et ceux qu’il exclut ou spolie, et exige des réponses politiques aux inégalités socioéconomiques qu’il exacerbe. Sachant leur paradigme décrié voire honni, le génie méphistophélique des globalistes est d’avoir fait en sorte d’« inoculer le capitalisme contre la menace de la démocratie » (p. 12) ; telle est, en somme, la thèse centrale de l’ouvrage.

Aux droits de l’homme, les néolibéraux opposent les droits du capital, à être investi sans crainte, préservé de l’avarice fiscale des gouvernements et garanti contre toute velléité de taxation ou de nationalisation. À l’image des institutions de Bretton Woods et en particulier de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT, ancêtre de l’OMC), tout un appareillage institutionnel et juridique – dont les derniers avatars contemporains sont incarnés par les tribunaux d’arbitrage internationaux – charpente et protège cet ordre concurrentiel planétaire qu’un « imaginaire économique mondial néolibéral » a forgé (p. 281). La circulation sans entrave du capital passe par des mesures de dérégulation financière, que complètent des dispositifs de déréglementation sociale ou environnementale. Dans le même temps, des protections juridiques sont accordées afin de garantir la propriété privée ou préserver le secret des affaires, quand ne sont pas facilités les montages financiers opaques pour engranger un maximum de dividendes, ou se soustraire, en toute légalité, à l’impôt.

Bref, pour s’enrichir dans un monde globalisé, sans avoir à rendre de comptes à quiconque, il faut avoir le droit pour soi et avec soi. Lancé il y a plus d’un siècle, le combat acharné des néolibéraux pour faire du droit international des investissements une nouvelle lex mercatoria a débuté au cœur de la vieille Europe, à Vienne d’abord, puis en Suisse.

De l’école autrichienne à l’école de Genève

Il n’est pas anodin que la Vienne de l’entre-deux guerres (dite « la Rouge ») ait été le berceau des théories néolibérales. À l’image de Ludvig von Mises (1881-1973), aujourd’hui considéré comme l’un des mentors des libertariens (dont se réclame l’iconoclaste nouveau président argentin, Javier Milei), la plupart des économistes liés à l’école autrichienne ont grandi dans la nostalgie d’un empire austro-hongrois autoritaire sur le plan politique et prétendument intégré au niveau économique. S’ils ont largement fantasmé son unité douanière (éphémère), l’empire constitue à leurs yeux une source d’inspiration dans le sens où les identités nationales s’y diluent, la bureaucratie ne s’y veut guère envahissante et le marché y fédère les territoires. De surcroît, l’armée y est réputée forte.

Or, pour Mises, qui salue la répression sanglante des émeutes ouvrières de 1927, l’État est un « producteur de sécurité […] qui tire sa légitimité uniquement [nous soulignons] de son action dans la défense du caractère sacré de la propriété privée et des forces de la concurrence » (p. 45). Avec son élève, Gottfried Haberler (1900-1995) , il considère l’Europe de l’entre-deux guerres comme un espace littéralement entravés de barrières douanières, à l’abri desquelles les gouvernements jouent les apprentis sorciers de la macroéconomie et, accessoirement, avec les nerfs des créanciers internationaux. En vue d’abattre les murs du protectionnisme qui permettent les dévaluations monétaires et offrent un soutien injustifié aux industries nationales (et, pire encore, aux syndicats des travailleurs), ils ambitionnent de s’associer au travail de refondation mené par les diplomates de la Société des nations (SDN), mais aussi et surtout, de rallier à leurs causes les milieux d’affaires coalisés au sein de la Chambre de commerce internationale (CCI), créée à Paris en 1920.

À la suite du krach de 1929, les fonts baptismaux du néolibéralisme se déplacent vers l’ouest. Après l’organisation à Paris du colloque Lippman en août 1938, c’est en Suisse que les économistes et juristes acquis aux préceptes libre-échangistes de l’école autrichienne élisent domicile. En 1947 est ainsi fondée la Société du Mont Pèlerin, dont la présidence revient à un certain Friedrich Hayek, disciple de Mises. Sous sa tutelle, la philosophie néolibérale s’entiche de « l’utilité de l’ignorance » (p. 97), en vertu de laquelle il est vain de chercher à comprendre les mécanismes de marché puisque celui-ci fonctionne selon les principes de l’ordre spontané, ne répond qu’à des « signaux » (prix) et ne peut être, en aucun cas, planifié par une quelconque entité institutionnelle. Vouée à l’échec, toute tentative de l’expliquer et, a fortiori de le réguler, relève d’une présomption fatale, selon le titre éponyme de son dernier ouvrage (1988). Le néolibéralisme de l’école de Genève s’apparente ainsi à une « théologie négative » (p. 101), dans le sens où les lois du marché s’avérant aussi impénétrables que les voies du Seigneur, il suffit d’en suivre le dogme. Cette nouvelle doxa consiste paradoxalement à « concevoir [donc à penser] les bonnes institutions pour engainer l’économie mondiale sans pour autant la décrire » (loc. cit). Le néolibéralisme passe alors de la science économique au pouvoir juridique.

La main visible du droit

D’après la célèbre formule d’Adam Smith, les mécanismes du marché opèrent selon une main invisible. Répétant à l’envi cette image éculée, les néolibéraux n’admettent en aucune façon qu’ils puissent y avoir un marionnettiste en chef, et encore moins que celui-ci relève de la puissance publique. Or, pour filer de manière détournée la métaphore smithienne, il faudrait malgré tout admettre l’existence de fils permettant d’actionner ou de donner corps à cette mécanique universelle spontanée. Le cas échéant, les artifices de cette « catallaxie » (pour reprendre la terminologie hayékienne) seraient d’ordre juridique et même coercitif. Préserver la main invisible du marché nécessite que le pouvoir régalien la gante de fer.

Comme l’ont montré Pierre Dardot et ses collègues, la défense du néolibéralisme est de nature si proactive qu’il répondrait à une logique martiale. Concrètement, les accords bilatéraux, les traités supranationaux – à l’image de ceux ayant donné son existence juridique et institutionnelle à l’Union européenne – constituent des jalons parmi d’autres d’une forme de « protection constitutionnelle » accordée aux « droits du capital » (p. 162), et plus largement, au capitalisme en tant que système économique à prémunir contre toute velléité de régulation politique. Aussi s’agit-il de s’assurer que les gouvernements n’interfèrent pas dans les activités économiques, mais fassent néanmoins respecter le principe de la libre concurrence ainsi que l’ordre juridique nécessaire à l’épanouissement du marché. En bref, résume l’auteur, « le monde normatif néolibéral n’est pas un marché sans frontière et sans États, mais un modèle double, protégé par les gardiens de la constitution économique des demandes des masses en faveur de la justice sociale et de l’égalité redistributive » (p. 27).

La généalogie d’une idéologie

Bien qu’il s’ajoute à une longue liste de travaux portant sur le néolibéralisme, cet ouvrage n’en est pas moins très éclairant et, somme toute, essentiel. S’il n’adhère pas à cette idéologie, l’auteur n’en dénonce pas pour autant les méfaits et laisse à son lecteur la responsabilité de se positionner sur la question. En revanche, il nous aide à en comprendre la généalogie, en nous rappelant notamment l’importance qu’a eue l’école autrichienne, et plus encore l’école de Genève dans la structuration de ce vaste mouvement, scientifique d’abord, économique ensuite, et politique enfin. Or, on a trop facilement tendance à associer le foyer du néolibéralisme au département d’économie de l’école de Chicago. Ce faisant, on en oublie que cette doxa ne se réduit pas aux théories monétaristes de Milton Friedman et de ses disciples. À l’image d’un Hayek qui se voyait avant tout comme un philosophe, le néolibéralisme est au moins autant l’œuvre intellectuelle des juristes qu’il se matérialise dans les recettes macroéconomiques du « Consensus de Washington » et les thérapies de choc des institutions financières internationales.

Quinn Slobodian, Les Globalistes : une histoire intellectuelle du néolibéralisme, traduit par Cyril Le Roy, Paris, Seuil, 2022, 398 p., 24 €.

par Damien Larrouqué, le 20 décembre